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Dossier : Une nouvelle Afrique du Sud

Depuis 1990, une reconstruction ambiguë


En quinze ans, beaucoup a été accompli : réconciliation, Etat de droit, promotion économique des noirs. Pourtant, les inégalités se creusent et l’insécurité grandit. Mais le sentiment d’appartenir à une nouvelle Afrique du Sud reste le plus fort.

Le nouveau visage de l’Afrique du Sud pourrait bien être celui de Lazarus Zim. Né en 1960 à Bethlehem (État libre d’Orange), alors que la chape de l’apartheid s’appesantissait sur le pays, il grandit dans une famille pauvre, travailla dur pour décrocher son bac, bénéficia d’une bourse de la multinationale à base sud-africaine Anglo-American, devint manager dans diverses entreprises avant d’être recruté par la même Anglo-American et de se voir confier, en février 2005, la responsabilité de ses opérations en Afrique du Sud, premier Africain à occuper ce poste. Cette histoire en forme de conte de fées libéral est symbolique des transformations qu’a connues l’Afrique du Sud ces quinze dernières années : démantèlement de l’apartheid, banalisation démocratique, passage d’une politique volontariste s’appuyant sur l’État à un laissez-faire orienté par des mesures monétaristes, efforts pour la promotion économique des noirs (Black Economic Empowerment, BEE), mais creusement des inégalités, persistance d’une grande insécurité et multiplication des mécontentements…

Une croissance inégale

Ils sont quelques-uns, outre Lazarus Zim, a avoir tiré le meilleur avantage de la nouvelle Afrique du Sud : Patrick Motsepe, Cyril Ramaphosa, Tokyo Sexwale, Saki Macozoma, tous liés au parti dominant, le Congrès national africain (ANC), naguère militants syndicalistes ou politiques, aujourd’hui milliardaires en rands. Ces ascensions météoriques ne sont pas sans susciter de débats. On critique le fait que le BEE profite surtout à un faible nombre d’hommes d’affaires et n’a guère d’effets d’entraînement pour les petits entrepreneurs ; qu’il n’a pas suscité une accélération de la croissance mais a provoqué une aggravation de l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. En termes imagés, le BEE revient à « changer les meubles de place dans les entreprises, plutôt qu’à les agrandir »1 et, selon le propre frère du président Thabo Mbeki, Moeletsi, il favorise une culture du privilège plus qu’une culture de l’entreprenariat ou de l’apprentissage2. Fin 2004 encore, seulement 1% du capital coté à la bourse de Johannesburg appartenait à des noirs et ceux-ci ne représentaient que 6% des cadres supérieurs dans le secteur privé. Il ne fait aucun doute que les années 1990 ont vu l’ascension d’une classe privilégiée noire, affichant sans vergogne des goûts de luxe, s’installant dans les quartiers huppés autrefois réservés aux blancs, chevauchant les univers politiques et économiques. Pendant ce temps, le nombre de Sud-africains vivant au dessous du seuil de pauvreté s’est accru pour représenter 28% de la population en 2001 (plus de 50% chez les Africains), la situation des plus démunis, surtout des femmes rurales, demeurant dramatique. Quant aux positions sociales des blancs et noirs, dans l’ensemble, elles n’ont guère changé puisque le revenu par tête moyen des Africains équivalait à 6,9% de celui des blancs3 et qu’il est toujours plus facile de trouver du travail après le bac si l’on est blanc que si l’on est africain, métis ou indien. Enfin, la réforme foncière a bien permis le transfert de 1,4 millions d’hectares à des agriculteurs africains, il n’en reste pas moins que presque 87% des terres appartiennent toujours à des propriétaires blancs. Le gouvernement se félicite de la politique menée depuis 1996 à l’enseigne de la croissance, de l’emploi et de la redistribution (GEAR). En réalité, le Pib a crû lentement mais régulièrement, le nombre d’emplois a augmenté légèrement, moins cependant que le nombre de demandeurs4, et si la monnaie s’est affermie, elle demeure fragile. Au total, la stabilité macroéconomique n’est qu’apparente et l’anémie de la croissance5 ne permet ni de restructurer en profondeur une économie reposant encore trop sur l’exportation de produits non ou peu transformés, ni de relever l’immense défi du rattrapage social.

Un Etat reconstruit

Ce tableau un peu sombre ne doit pourtant pas masquer tout ce qui a été accompli depuis 1990, et surtout 1994. Si les conséquences de l’apartheid (inégalités de revenus et d’instruction, ségrégation spatiale, notamment) n’ont pas été totalement supprimées, l’État a été reconstruit. Après une transition pacifiquement négociée, les élections de 1994 ont manifesté l’égalité des citoyens et conduit à la constitution adoptée en 1996, l’une de celles qui protègent le mieux les droits de la personne humaine. Des élections, nationales et locales, ont été organisées régulièrement par une commission indépendante, dans une grande transparence. L’appareil administratif, un labyrinthe destiné à perpétuer la domination de la majorité par une minorité, a été réorganisé, ce qui impliquait de fusionner en un seul organe onze (jusqu’à seize dans l’éducation) systèmes différents ; ce réaménagement peu spectaculaire constitue une des plus grandes réussites des gouvernements ANC. Des politiques sociales ont eu des effets concrets sur les conditions de vie matérielles des plus défavorisés, même si beaucoup pensent qu’elles sont insuffisantes : construction de logements, amélioration de la distribution d’eau potable, extension du réseau électrique, mise en place d’un système de soins primaires, consolidation des droits sociaux et protection accrue des salariés. La réforme de l’enseignement, en revanche, ne donne guère satisfaction, et la situation des universités, réduites à la portion congrue, est franchement préoccupante.

Apprivoiser la coexistence

La victoire décisive de ceux qui ont présidé aux destinées de l’Afrique du Sud depuis 1994 a probablement été la réconciliation. Certes, il ne faut pas idéaliser les rapports sociaux dans l’Afrique du Sud des années 2000 : des réflexes racistes survivent, de tous bords, qui avivent la plaie des inégalités sociales ; des antagonismes subsistent ; des pratiques se perpétuent dans la vie quotidienne qui contredisent les fondations éthiques sur lesquelles la nouvelle Afrique du Sud est en principe installée. Il n’en reste pas moins que l’Afrique du Sud a su affronter son histoire pour garantir son avenir. Ce fut le grand œuvre de Nelson Mandela, exceptionnel magicien du symbolique : il a montré que le pays appartenait à tous ses habitants, sans distinctions, il a séduit le plus grand nombre et apaisé les craintes de ceux que le changement effrayait. Le drapeau, l’hymne national, la nature multiraciale du pays ne sont plus mis en cause, sauf par une infime minorité qui rêve toujours à la reconstitution d’un État pâle… La réconciliation ne pouvait toutefois faire du passé table rase. Au contraire, il est apparu très vite que ce passé devait être crûment dévoilé. Ce fut la tâche de la Commission vérité et réconciliation (TRC). Présidée par l’archevêque anglican Desmond Tutu, elle avait le pouvoir d’amnistier toute personne ayant commis un crime ou un délit politique entre le 1er mars 1960 et le 10 mai 1994, à condition que celle-ci révélât les violations des droits humains auxquelles elle avait été associée et que ces actes aient été politiquement motivés. Au total, 21 000 victimes furent entendues, beaucoup au cours d’auditions publiques qui, de 1996 à 1998, provoquèrent une prise de conscience de ce qu’avait véritablement été l’apartheid. Désormais, plus personne ne peut dire « je ne savais pas ». Beaucoup de blancs durent découvrir une réalité qu’ils ne voulaient pas voir et qu’une presse censurée leur masquait. Les autres réalisèrent que l’oppression qu’ils avaient vécue au jour le jour avait été endurée dans tout le pays. Les auditions de la TRC, transmises à la télévision, furent une forme d’exorcisme qui devait déboucher sur une purification collective, et y parvint en partie6.

Pour certains, cependant, elle laissa le goût amer d’une incapacité à faire justice, d’une pacification acquise à un prix trop élevé : la liberté et le confort préservés de quelques-uns des criminels les plus responsables. Le pardon, sans doute n’est pas justice mais permet à la mémoire de prendre forme dans les esprits et dans les lieux qui lui sont maintenant consacrés. Sur cette base, consciemment ou non, les Sud-africains apprivoisent la coexistence ; les plus aisés surtout, car les pauvres demeurent reclus dans leurs quartiers d’antan ou des bidonvilles récents, avec de médiocres infrastructures. Se forme ainsi une génération de jeunes ayant peu ou pas connu l’apartheid mais fréquentant les mêmes écoles, les mêmes clubs, les mêmes restaurants, lisant les mêmes magazines branchés et travaillant ensemble ; ces « jeunes cadres dynamiques », yuppies et buppies, seront la classe dirigeante du proche avenir.

Riches et pauvres, cependant, partagent la peur devant l’insécurité. La fin du contrôle totalitaire de la vie sociale, la difficile réorganisation de la police, l’incapacité à maîtriser la circulation des armes, la misère, le chômage, l’insuffisance de beaucoup d’écoles sont, tout ensemble, cause d’une criminalité effrayante. Dans leur froideur absurde, les statistiques font frémir : 5,7 meurtres ou tentatives de meurtre et 6 viols par heure en 2003-20047 ; encore, ces chiffres récents témoignent-ils d’une légère amélioration de la situation. Comme toujours ces comptes nationaux sont trompeurs : les démunis sont aussi les plus touchés par la violence, qui est très souvent domestique. Les riches, eux, se protègent derrière les clôtures électriques de leurs maisons, parfois incluses dans des gated communities, quartiers de sécurité aux issues contrôlées, ils bénéficient des services de compagnies de sécurité privées florissantes. On s’habitue mais on voudrait que le gouvernement s’emploie sérieusement à résorber cette inhumanité ordinaire.

Les paradoxes de l’Afrique du Sud

En 2004, Thabo Mbeki a été réélu triomphalement après s’être engagé à être Mr. Delivery, celui qui apporte une vie meilleure. L’ANC a recueilli près de 70% des suffrages ; il dirige tous les gouvernements provinciaux et toutes les métropoles8. Sa popularité électorale n’a jamais été si grande. Ni si fréquentes les expressions de mécontentement. Les partenaires de l’ANC dans l’Alliance tripartite qui est supposée définir les grandes orientations du gouvernement, le parti Communiste et les syndicats Cosatu, contestent sans cesse l’inspiration néo-libérale de la politique économique et sociale ; fonctionnaires, enseignants font grève et de toutes parts s’entendent des critiques contre les dirigeants. Le paradoxe de la démocratie sud-africaine est en effet que près de la moitié des électeurs de l’ANC sont insatisfaits de son action9. C’est qu’en réalité les citoyens n’ont pas grand choix. L’ANC jouit d’une légitimité historique, il est le parti qui représente le mieux, dans son idéologie et sa composition, la diversité des composantes de la population sud-africaine, il tient toujours un discours de progrès social, même s’il a oublié ses idéaux socialistes. Il a réussi à absorber les vestiges du parti National, inventeur et perpétrateur de l’apartheid, et à neutraliser la violence de l’Inkhata10. Face à l’ANC, la principale force d’opposition est l’Alliance démocratique de Tony Leon (12,37% des voix en 2004), parti conservateur qui, en dépit de ses efforts pour inclure des noirs dans ses cercles dirigeants, demeure perçu comme essentiellement blanc. Les autres font désormais de la figuration. Un citoyen noir et/ou progressiste, donc la grande majorité de l’électorat, ne peut que voter ANC ou « perdre » sa voix en choisissant un petit parti, voire l’abstention. Il manque une gauche en Afrique du Sud, qu’on ne parvient à organiser ni dans l’ANC, ni en dehors.

Onze ans après la fête électorale de 1994, l’Afrique du Sud souffre d’un certain désenchantement du politique. L’absence de véritable choix, la corruption11, la persistance des inégalités et du chômage, les atermoiements du président Mbeki sur les questions de la démocratie au Zimbabwe et du sida, tout cela contribue à ce que l’enthousiasme ne soit plus au rendez-vous. L’impact de la pandémie du sida est considérable. Les chiffres font l’objet de débats mais il semble que 5,3 millions de Sud-africains (environ 15%) soient infectés, et que les conséquences en seront lourdes pour l’espérance de vie moyenne et la croissance économique12. Ce qui a le plus choqué, toutefois, fut l’aveuglement des plus hauts responsables face à ce drame, retardant la délivrance d’anti-rétroviraux, notamment pour prévenir la transmission mère-enfant. Sous la pression de plusieurs organisations non gouvernementales, en particulier de la Treatment Action Campaign de Zackie Achmat, la politique a commencé à évoluer mais un temps précieux a été perdu13.

Le dernier paradoxe de l’Afrique du Sud est que ses habitants restent, en dépit de tout, optimistes. Le sentiment d’appartenance à la nouvelle Afrique du Sud est fort, dans tous les groupes de la population, il se voit dans les attitudes face aux étrangers : fierté d’être Sud-africains, porteurs d’une certaine histoire, vivant dans un pays aux beautés et aux ressources immenses, doté d’une culture riche et diverse, communion dans l’admiration pour Nelson Mandela, et aussi xénophobie, surtout à l’encontre des autres Africains. Des sondages le confirment, selon lesquels 89% des enfants nés après 1990 envisagent leur avenir avec sérénité, même si un bon quart d’entre eux juge qu’il faudrait faire davantage pour créer des emplois et lutter contre la criminalité, sentiments que semblent partager les adultes14. Optimisme et désenchantement, vote massif pour l’ANC et critiques énergiques de son action, parti hégémonique et liberté de presse, d’association, de manifestation, égalité juridique et inégalités sociales, croissance économique et création insuffisante d’emplois, paix politique et violence sociale, quinze années après l’abolition des lois de l’apartheid, l’Afrique du Sud se reconstruit dans l’ambivalence et les contradictions, avec une énergie et un sens du défi inentamables. Aujourd’hui, on ne peut ignorer les problèmes qu’elle rencontre ; mais il y a vingt ans, nul n’aurait rêvé qu’elle puisse être aujourd’hui ce qu’elle est, cela il ne faut surtout pas l’oublier.



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1 Susan Brown, Alta Fölscher eds., Taking Power in the Economy, Gains and Directions, Cape Town, Institute for Justice and Reconciliation, 2004, p.XIV. Voir aussi: www.transformationaudit.co.za)

2 Sunday Independent, October 10, 2004, p. 6.

3 Brown, Fölscher, op. cit., p. 74.

4 42,1% de chômeurs ; taux encore plus important chez les Africains, notamment les jeunes et les femmes.

5 2,77% par an en moyenne de 1994 à 2003, pour une croissance démographique de 2% par an.

6 Lire le poignant témoignage de Antjie Krog, La douleur des mots, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Georges Lory, Arles, Actes Sud, 2004.

7 The Star, September 21, 2004; Sunday Times, September 26, 2004.

8 Voir Sunday Times, April 18, 2004 et le site de la Commission électorale indépendante (IEC) : www.elections.org.za

9 Lawrence Schlemmer, Can South Africa’s Democracy Survive its History and Political Culture ?, Helen Suzman foundation, April 2002, www.hsf.org.za.

10 Parti dirigé par Mangosothu Buthelezi qui s’efforçait se rassembler les Zoulous et dirigeait le KwaZulu-Natal jusqu’aux dernières élections.

11 Pas vraiment pire qu’aux États-Unis ou en France, mais choquante comme dans l’affaire des achats d’armes (où se trouve compromis le français Thalès) qui obère l’avenir du vice-président Jacob Zuma, successeur possible de Thabo Mbeki, ou dans celle dite du Travelgate, trafic de bons de voyages dont bénéficient les parlementaires.

12 Sunday Independant, April 25, 2004 ; Business Report, September 21, 2004 ; Sunday Times, January 30, 2005.

13 Sur les débats soulevés par la politique sud-africaine sur le Sida, voir : Didier Fassin, "Anatomie d’une controverse, la démocratie sud-africaine à l’épreuve du sida", Critique internationale 20, juillet 2003, pp.93-112.

14 Sowetan, September 23, 2004 ; Sunday Independant, January 30, 2005.


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