Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Si les blancs ne représentent que 9,5 % de la population, leur contribution à la vie de la société sud-africaine demeure prépondérante.
Dix ans après la « naissance » de la nouvelle Afrique du Sud, et l’instauration de la démocratie, quelle est place de la population blanche dans le pays et quelle est sa contribution à l’avenir de la nation ? Pour comprendre les sentiments de certains, il faut mesurer comment cette question se trouve traversée par les réactions face au programme « d’émancipation économique » (BEE), par les inquiétudes face à la hausse de la criminalité, par les difficultés d’accès à plusieurs secteurs des Universités. Le nombre des émigrés, qui était de 10 890 en 2002, est passé à 16 165 en 2003, soit une augmentation de 48 %. Mais ce chiffre concerne l’ensemble de la population, blancs et noirs confondus.
Pour affiner la réponse, d’autant plus délicate que de nombreuses statistiques ne font désormais plus de distinction selon l’origine, j’ai analysé l’enquête sud-africaine réalisée en 2004 sur les relations interraciales, en me concentrant sur quelques champs significatifs : l’éducation, le nombre d’inscrits et de diplômés des universités et des technikons1, la gestion d’entreprise, mais aussi la criminalité et le domaine de la santé.
L’Afrique du Sud compte actuellement 46 millions d’habitants, dont 37 millions de noirs (79 %) et 5 millions de blancs (9,5 %). Parmi les 11,5 % restants, on trouve essentiellement une population d’origine indienne.
La fragilité, sinon la crise, de la situation actuelle tient à un manque de qualification dans des secteurs essentiels : scientifique, technologique, médical, ceux de l’ingénierie et de l’information. Deux facteurs se combinent pour majorer ce handicap. La nécessité, d’abord, de se situer dans une économie globale, et donc d’y être concurrentiel, se traduit par une augmentation de la mécanisation et du nombre de chômeurs. Mais, en même temps, l’Afrique du Sud possède un véritable code du travail – parmi les plus élaborés. La protection des salariés est aux yeux des entreprises plus contraignante que dans d’autres pays, d’où leur hésitation à signer des contrats. « Le contrat de travail est plus sûr que celui de mariage », dit-on en plaisantant. Le système n’incite pas non plus à développer l’emploi à temps plein. Aussi bien le chômage frappe 42,4 % de la population noire, et 5,9 % parmi les blancs.
A l’université, on compte 4,6 fois plus d’étudiants blancs que de noirs. Parmi eux, la proportion de ceux qui en sortent avec un diplôme est de 20 % pour les premiers, de 15 % pour les seconds. La différence est encore plus forte dans les technikons : 18 % des étudiants blancs sortent diplômés, contre 10 % seulement des étudiants noirs. Parmi les enseignants, 68 % des professeurs d’université sont blancs, 23 % sont noirs. Dans les technikons, le rapport est de 64 % contre 23 %.
Certes, le nombre d’inscriptions à l’université a augmenté de 15 % en 2004, mais en raison d’un manque de professeurs en sciences et en mathématiques, les étudiants s’orientent davantage vers les sciences humaines et sociales. Les qualifications obtenues dans ces domaines ont malheureusement peu de valeur marchande et les diplômés se retrouvent vite sans emploi. Les sciences, l’ingénierie, mais aussi la santé connaissent de sévères carences : le pays souffre d’un déficit d’environ 4 000 ingénieurs. Or parmi les étudiants noirs, 22 % seulement s’inscrivent aujourd’hui dans les filières technologiques, 28 % choisissent les technologies de l’information et 25 % s’inscrivent dans des écoles de commerce. La majorité des étudiants dans ces différents secteurs est toujours blanche et indienne.
Dans les entreprises, parmi les cadres supérieurs, on trouve 8 % de noirs pour 75 % de blancs. Dans le personnel de direction cependant, 10 % sont des noirs (80 % des blancs). Et pour la main-d’œuvre qualifiée, les chiffres sont de 38 % contre 41 %. L’évolution de la main-d'œuvre traduit une tendance à l’égalisation, même si fait encore défaut une réelle expérience des aînés noirs. Ces disproportions expliquent les difficultés à faire respecter le système de quotas exigé dans le programme du BEE.
En une dizaine d’années, le taux de chômage sud-africain a doublé : 23 % en 1991, 47,8 % aujourd’hui. La mondialisation et la modernisation de la production peuvent expliquer cet accroissement. Beaucoup d’entreprises ont réduit leur taille et emploient moins de personnel à long terme en raison de la sévérité des lois du travail.
L’épidémie de sida est responsable de 51 % des décès en Afrique du Sud. Mais l’écart est considérable entre la population noire et la population blanche : le taux de HIV y est respectivement de 17 % et de 4 %. Cette disparité contribue à aggraver les insuffisances dans la main-d'œuvre qualifiée noire. Plusieurs rapports indiquent que jusque dans le secteur médical, 20 % des employés et des professeurs noirs sont séropositifs. Dès lors, les donneurs de sang recherchés sont presque exclusivement blancs. Même si le sang des donneurs noirs était analysé, le taux de contamination HIV par transfusion sanguine augmenterait, dit-on, de 17 fois. Un tel décalage a récemment alimenté de fortes tensions au sein de la société sud-africaine. Mais les débats politiques et les accusations de racisme peuvent-ils remettre en question les données médicales ?
La majorité des médecins, libéraux ou dans le service public, est blanche. Mais le nombre des professionnels enregistrés a chuté de 1 169 entre 2001 et 2003, en dépit de l’arrivée de 2 800 nouveaux médecins formés dans cette période. Actuellement, 38 461 postes de médecins et d’infirmières demeurent vacants dans le secteur public. A l’hôpital Chris Hani Baragwanath où je travaille, 3 000 postes d’infirmières ne sont pas pourvus, seuls 2 000 ont pu être assurés.
L’Afrique du Sud connaît un taux d’homicides (47,5/100 000) 9 fois plus élevé que celui des Etats-Unis, 26 fois celui de la France (1,8/100 000). Si ce taux a récemment diminué (-17 %), on relève une augmentation des tentatives d’homicide (+33 %) et des vols avec circonstances aggravantes (+50%). 11% cependant des affaires de meurtres sont jugées, 5 % des viols, 3 % des vols et 6 % des crimes violents. Au-delà des chiffres, il faut entendre la demande croissante de sécurité de la part des blancs, proportionnellement plus exposés aux agressions et aux vols. Ces derniers ont vu leur espérance de vie passer de 70,4 ans, en 1980, à 65,5 ans, en 1996. Une telle chute s’explique certes par la montée du taux de criminalité, mais aussi parce qu’au temps de l’apartheid, les personnes blanches profitaient presque seules des ressources en santé publique et doivent partager aujourd’hui l’accès aux soins avec le reste de la population. Pour la population noire, de son côté, l’espérance de vie qui était de 56,2 ans en 1980 s’élevait à 55,5 en 1996. En dépit de 16 ans de progrès médical et d’un meilleur accès aux services, cette évolution porte aussi la marque des ravages de l’épidémie de sida.
Si les blancs ne représentent que 9,5 % de la population, leur contribution à la vie de la société sud-africaine demeure ainsi prépondérante. La lutte contre le crime et contre la corruption, l’élévation de la formation scientifique, en particulier celle des mathématiques à l’école, tels sont les défis pour que l’Afrique du sud prenne enfin la voie d’une société plus équilibrée.
1 Les technikons sont l’équivalent des Instituts universitaires de technologie français et préparent en trois ans (National Diploma) à une insertion rapide dans la vie active.