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Au début du XVIIIe siècle, Bernard de Mandeville avait fait scandale en publiant la Fable des abeilles : il y expliquait que la dépense ostentatoire des uns permettait de faire travailler les autres, donc contribuait à faire fonctionner la société correctement. Il en est de même aujourd’hui de l’endettement. Sans lui, l’économie contemporaine ne s’effondrerait peut-être pas. A coup sûr, elle végéterait. La morale réprouve habituellement l’endettement, car, en poussant à la dépense, il peut contribuer à broyer les plus faibles, les mettant à la merci du prêteur. Mais l’économie le glorifie, parce qu’il stimule l’activité. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, l’économie prend le sens commun à rebrousse-poil, puisqu’elle fait naître la richesse (marchande) des uns de l’emprunt des autres.
Il n’est sans doute pas exagéré de soutenir que l’économie contemporaine repose sur le crédit. Quelques chiffres peuvent permettre, sinon de s’en convaincre, du moins de prendre la mesure d’un phénomène essentiel : alors que l’activité économique annuelle de l’ensemble de la France (le fameux Produit intérieur brut) est de l’ordre de 1500 milliards d’euros, l’ensemble des emprunts que les acteurs économiques nationaux restaient devoir à rembourser représentaient environ 3700 milliards d’euros. Autant dire que s’ils devaient solder leurs comptes, il faudrait que l’ensemble des agents économiques cessent d’être payés et travaillent deux ans et demi. Pour les seuls ménages, l’endettement en France est de l’ordre de moitié de leur revenu disponible (après impôts) annuel. Aux États-Unis, les ménages ont un niveau d’endettement égal à un an de revenu. Comme si, plus un pays était riche, plus la soif d’emprunt était forte. Peut-être parce que la capacité à étancher cette soif est également plus élevée. Mais aussi parce que, pour les plus pauvres, le spectacle de la société de consommation qui s’étale autour d’eux les pousse à s’endetter. Bref, nos sociétés riches vivent largement à crédit. Nouvelle illustration du vieux dicton (« on ne prête qu’aux riches ») ? Pas vraiment. Certes, le recours à l’emprunt dépend largement des garanties que l’emprunteur est en mesure d’offrir au prêteur. Mais, plus fondamentalement, l’emprunt, depuis deux siècles, a changé de nature.
Dans les sociétés traditionnelles d’autrefois, l’essentiel du crédit était destiné à assurer la consommation. Pour les plus pauvres, c’était la récolte insuffisante pour assurer la soudure qui était en cause : l’usurier prêtait à des taux très élevés, car le risque de non-remboursement était grand, le besoin d’emprunt élevé et la capacité de négociation des emprunteurs nulle. Quant aux plus riches, ils empruntaient pour tenir leur rang, quitte à gager telle ou telle partie du patrimoine : le banquier était toujours présent, car les garanties offertes étaient bonnes et les hommes d’argent désireux d’acquérir du pouvoir, à défaut de prestige. Le prêt pour financer l’activité économique était exceptionnel, le plus souvent sous la forme d’une participation à une opération risquée, comme l’armement d’un bateau destiné à rapporter des épices, de l’or ou du rhum : si le bateau coulait ou tombait aux mains de pirates, les banquiers armateurs faisaient une croix sur leur investissement, si le bateau revenait chargé, leur fortune s’arrondissait sensiblement.
Ce schéma subsiste partiellement dans certaines sociétés du Sud, où l’usurier règne en maître. Mais les riches ne s’y endettent plus : l’État, dont ils sont devenus en quelque sorte les rentiers, le fait à leur place, en devises étrangères, avec comme gage le pays tout entier. L’endettement extérieur est alors le signe de la déliquescence de ces sociétés, où l’État a été privatisé au bénéfice de cliques qui en tirent profit, selon le vieux schéma : socialisation des pertes et privatisation des bénéfices. Voilà pourquoi, si la dette extérieure des pays les plus pauvres fait peser sur leurs habitants une charge insupportable, son annulation pure et simple reviendrait à absoudre, voire à encourager, les groupes dominants qui ont chargé la barque de l’État à leur bénéfice.
Au Nord de la planète, et dans les économies que l’on dit « émergentes », le schéma est différent. Le crédit est une pièce essentielle de la croissance économique. Il s’agit, pour l’essentiel, d’un crédit que l’on peut qualifier de « productif », c’est-à-dire destiné à produire davantage, le remboursement du prêt et le paiement des intérêts étant financés par l’augmentation de production. Bien entendu, cette dernière n’est pas forcément au rendez-vous : certains projets se terminent mal, et le risque existe que les emprunts qui les ont financés ne puissent être remboursés. Mais, globalement, ce risque est mineur, et les organismes de financement s’attachent à le réduire en refusant les prêts pour lesquels les garanties ne sont pas suffisantes. On leur reproche beaucoup ce comportement frileux, qui revient à freiner la croissance potentielle, quand des projets susceptibles d’augmenter la production ne peuvent voir le jour. Toujours est-il que, sur les 160 milliards d’euros d’augmentation des prêts enregistrés en 2001 en France, 103 milliards ont été le fait des entreprises. Pour l’essentiel, des entreprises les plus importantes, cotées en Bourse le plus souvent, qui utilisent cette source de financement d’autant plus intensivement qu’elle est moins coûteuse. Car elles peuvent ainsi plus facilement jouer d’un « effet de levier », c’est-à-dire financer des acquisitions ou des investissements qui leur rapportent plus qu’ils ne leur coûtent.
L’État, lui aussi, recourt au crédit. Et d’ailleurs, l’opinion publique est persuadée que l’essentiel de l’endettement est, au moins en France, le fait de l’État ou, plus largement, des administrations publiques (qui comprennent les organismes de sécurité sociale et les collectivités territoriales). Or, en 2001, ces dernières n’ont accru leur endettement que de 30 milliards d’euros : trois fois moins que les entreprises. Ce sentiment d’une sorte de laxisme public est lié sans doute à l’insistance avec laquelle la Commission européenne, chargée de faire respecter le traité de Maastricht et le pacte de stabilité passé entre pays de la zone euro (l’un et l’autre limitent l’endettement public), agite la sonnette d’alarme à destination des pays, comme la France, qui sont proches du plafond prévu, ou l’ont dépassé. S’y ajoute la conviction que le déficit public est un gaspillage que les contribuables, dispensés de le financer aujourd’hui, devront combler demain, sous forme d’impôts supplémentaires. Or ce n’est pas forcément vrai.
On oublie d’abord que, finançant des « biens publics », qui bénéficient à tous, comme la santé, l’éducation, certaines infrastructures (routes, aménagement des zones urbaines, logements sociaux, …), l’État contribue aussi à la croissance économique, en investissant dans l’homme et la cohésion sociale. Cela dépend évidemment de la nature des dépenses et de l’efficacité des organismes chargés de produire ces biens publics. Ensuite ces déficits, de façon plus conjoncturelle, contribuent à maintenir, voire à gonfler la demande, donc l’activité : sans déficits publics, des entreprises vendraient moins, des emplois disparaîtraient, des revenus seraient réduits. A la façon d’un ballast, les déficits publics peuvent assurer la stabilité de l’économie nationale lorsque l’activité tend à décliner. Ce qui est contestable, bien entendu, c’est que le déficit devienne progressivement une source normale, donc pérenne, de financement de la dépense publique : au bout du compte, on sait bien que l’endettement, lorsqu’il gonfle, finit par contraindre à l’inflation, seul moyen infaillible connu – depuis Louis XI au moins – pour alléger les dettes, qui sont alors remboursées en monnaie dépréciée.
Quant aux ménages, en 2001, leurs dettes se sont également accrues, d’environ 26 milliards d’euros. Des emprunts immobiliers, pour l’essentiel (22 milliards), du crédit à la consommation pour le reste. Ce dernier représente donc une goutte d’eau dans l’océan du crédit. Certes, ce chiffre sous-estime la réalité : il se borne à enregistrer l’accroissement d’endettement, d’une année sur l’autre, diminué des remboursements effectués. Or bon nombre de crédits à la consommation sont remboursables sur moins d’un an, et n’apparaissent pas dans ces statistiques.
Toutefois, c’est à leur propos le plus souvent qu’éclatent les drames humains du surendettement, qui concernent officiellement un million de ménages environ qui, incapables de payer leurs dettes (en moyenne 60 000 euros en 2003), doivent demander un étalement ou une réduction amiable de leurs dettes devant une commission spécialisée, placée sous l’égide de la Banque de France. Or le surendettement est presque toujours lié à une accumulation de crédits à la consommation, notamment de crédits « revolving », c’est-à-dire ceux pour lesquels l’emprunteur a la possibilité de réemprunter l’équivalent de ce qu’il rembourse, ce qui pousse à l’emprunt perpétuel. L’accumulation d’arriérés de charges courantes (loyer, téléphone, électricité…) ne représente que 6% des dossiers, et les crédits immobiliers moins de 15%. Ce ne sont donc pas les plus pauvres, ceux dont les revenus ne parviennent pas à couvrir les dépenses de base, mais plutôt ceux qui ont la possibilité de recourir au crédit à la consommation et dont un « accident de la vie » – divorce, chômage, maladie – réduit brutalement les revenus. Il est clair que la responsabilité des banques ou des organismes financiers qui accordent ces crédits est largement engagée : ils les encouragent souvent plus qu’ils ne les freinent, car leur montant unitaire – donc le risque qui leur est associé – est faible et le taux d’intérêt élevé (8 à 12% actuellement, pour des niveaux d’inflation de l’ordre de 2%), donc la rentabilité également.
C’est pourquoi, comme au Canada, un système de « faillite civile » devrait être prochainement mis en œuvre au bénéfice des ménages surendettés. Certes, il contraindra les ménages concernés à mettre en vente l’ensemble de leurs biens, exceptés ceux dont la justice estime que leur possession est impérativement nécessaire. Mais, en contrepartie, les dettes seront éteintes même si la liquidation des biens personnels ne permet pas de tout rembourser.
L’endettement pose en fait trois questions fondamentales. Est-ce économiquement souhaitable ? Est-ce moralement souhaitable ? Quel en est le coût pour la société ?
Économiquement, le crédit est un des ressorts essentiels de la croissance. Ce n’est pas seulement vrai pour le monde de l’entreprise, premier utilisateur du crédit, qui finance ainsi sa croissance : plus il s’endette, plus il contribue à gonfler la demande (le crédit est dépensé) et l’offre (le crédit permet d’augmenter les capacités de production et de lancer de nouveaux produits). D’où le pouvoir de la banque centrale : en réduisant ou augmentant les taux d’intérêt applicables aux banques, elle conduit celles-ci à freiner ou augmenter les crédits qu’elles proposent. C’est vrai aussi pour l’Etat qui, en dépensant plus ou moins que ce qu’il gagne, stimule ou freine l’activité d’ensemble. Le crédit est le carburant qui permet au système économique d’augmenter son activité. Et les économistes craignent comme la peste le credit crunch, l’effondrement du crédit : quand s’endetter est devenu trop coûteux au regard des avantages qu’il engendre ou parce que les emprunteurs sont pessimistes pour l’avenir, il annonce les pires difficultés.
Moralement, c’est une autre paire de manches. En s’endettant, d’une certaine manière, on aliène sa liberté, puisque l’on prend un engagement qu’il faudra tenir, sous peine de sanctions. Autrefois, la prison pour dettes était la règle. Elle a disparu il y a moins d’un siècle, mais a été remplacée par d’autres formes de sanctions, moins infamantes, mais non moins traumatisantes : faillite (qui pourrait être prochainement applicable aux ménages), saisie sur salaire, voire tutelle financière. S’endetter, c’est surtout mettre le doigt dans l’engrenage du « toujours plus », de ce que l’on appelait en 1968 la « société de consommation » : pour ce que l’on désire et que l’on ne peut acheter tout de suite, on étale la charge, ce qui contraint à tenter de gagner plus. Le crédit oblige ceux qui l’utilisent à courir toujours plus vite : pas question de faire un pas de côté, la route est tracée et il faut pédaler. D’une certaine manière, et bien qu’il soit abusif ou impropre d’utiliser ce langage, l’endettement réduit la capacité de « résilience » de chacun, la capacité à retrouver son équilibre après un choc ou un événement imprévu.
Enfin, le crédit représente un coût pour la société : il institutionnalise le transfert de revenus du débiteur vers le créditeur, du producteur vers le financier, de l’emprunteur vers l’épargnant. Il fut un temps – les Trente glorieuses – où l’inflation permettait d’alléger, parfois même d’annuler ce coût, si bien que l’investissement ne coûtait rien à celui qui empruntait : ainsi, la France a financé son urbanisation à marches forcées. Keynes avait parlé à ce propos de « l’euthanasie du rentier ». La fin de l’inflation, ou son ralentissement à fort peu de choses, a changé la donne : le rentier est de retour. Sans même remonter aux interdits religieux qui, longtemps, ont frappé le prêt à intérêt, ce transfert de richesses du savetier vers le financier a fait l’objet des plus vives polémiques. Au xixe siècle, il opposait Proudhon, chantre du crédit gratuit grâce à la banque mutuelle, à Bastiat, chantre de la rémunération des services rendus, fussent-ils financiers. Cent cinquante ans après, cette querelle n’a pas vraiment cessé, même si les « abondancistes », qui, dans la lignée de Jacques Duboin, continuent de réclamer le crédit gratuit au nom de ses effets bénéfiques sur l’activité d’ensemble, sont aujourd’hui très discrets. Ils sont relayés par Attac qui voit dans la réduction drastique des revenus financiers non seulement une mesure de moralisation, mais aussi un instrument de relance de l’activité, grâce à la réduction d’une sphère financière qui, à ses yeux, cancérise la société des producteurs.
L’endettement, on le voit, n’a pas fini de susciter débats et controverses. Preuve, s’il en était besoin, que le rapport à l’argent n’est pas seulement de type utilitaire, mais met en jeu, d’une part, des transferts de richesses, d’autre part, des choix de société. Les premiers engendrent des rapports de pouvoir, les seconds des formes d’organisation sociale. Dans les deux cas, c’est de politique qu’indirectement il est question.