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Depuis 1992, l’Union européenne expérimente avec « Leader » une nouvelle approche du développement rural, dans un contexte marqué par de profondes mutations et, dans de nombreux pays, par une remise en cause de la Politique agricole commune (Pac). Les citoyens expriment de nouvelles attentes face à l’espace rural : qualité des produits, mise en valeur de l’environnement, des patrimoines et des cultures locales. Par ailleurs, un certain « renouveau rural » se traduit dans un nombre croissant de territoires par une modeste, mais réelle, reprise démographique et par un dynamisme et un retour de la confiance.
L’Union européenne, ce sont 377 millions d’habitants, dont 96 millions de ruraux (20 %), avec un niveau de Pib/habitant entre 10 000 et 30 000 euros. L’agriculture y occupe de 2 à 20 % de la population active, suivant les pays.
La communication de la Commission sur L’avenir du monde rural, en 1988, fut la première affirmation politique forte d’une nécessaire politique européenne de développement rural. Les zones rurales européennes se caractérisent par une grande diversité. Face à un risque de dévitalisation plus ou moins accentuée, d’isolement et de déclin démographique, de faiblesse des niveaux de revenus, trois types de zones étaient distingués dans ce document :
– les régions rurales proches des grandes agglomérations, soumises à une importante pression foncière. L’agriculture s’y est fortement modernisée aux dépens de l’environnement (pollution, dégradation des paysages, destruction des espaces naturels) ;
– les régions « en déclin rural » qui connaissent un exode continu et un vieillissement de la population (d’où un déclin des services). Le poids de l’agriculture y demeure important malgré des handicaps naturels et structurels (petites exploitations peu rentables, déprise agricole) ;
– les zones marginalisées (de nombreuses zones montagneuses et insulaires), où le déclin rural et le dépeuplement sont plus marqués encore. Les possibilités de diversification demeurent limitées et le développement des infrastructures qui permettrait cette diversification s’avère très onéreux.
L’avenir du monde rural soulignait la nécessité d’expérimenter d’autres approches de développement et d’impliquer les communautés rurales dans la recherche de solutions. Le lancement de l’initiative communautaire Leader (1991-1994) sera l’occasion d’une expérimentation en grandeur réelle.
Depuis 1988, la Commission européenne met en œuvre une « politique de cohésion économique et sociale », qui mobilise de l’ordre de 30 % du budget de l’Union européenne à travers l’utilisation des Fonds structurels 1. Le but est de réduire les disparités socio-économiques entre les régions d’Europe. Car les écarts de développement sont importants : en 1999, les Pib régionaux par habitant se situaient entre 180 % de la moyenne communautaire dans le Land de Hambourg (Allemagne) et seulement 48 % en Epire (Grèce). Ces chiffres ne font pas apparaître les disparités internes aux régions, entre espaces urbanisés et zones rurales qui sont aussi importantes et rendent nécessaires une politique rurale ne pouvant se limiter à la politique agricole financée par la Pac.
La Pac, première politique communautaire prévue dès 1957 dans le Traité de Rome, a cherché à assurer l’autosuffisance alimentaire de la Communauté. Elle représente encore aujourd’hui plus de 45 % du budget de l’Union. Les moyens mis en œuvre ont permis, non sans difficultés, d’aboutir aux résultats recherchés : la production agricole s’est développée très fortement et les prix à la consommation ont beaucoup baissé, permettant d’alléger le coût de l’alimentation dans le budget des ménages européens. Mais ce développement spectaculaire s’est appuyé sur des pratiques de plus en plus intensives et concentrées sur une partie de plus en plus réduite de l’espace rural européen. Dans un nombre croissant de territoires, l’agriculture est devenue marginale. La politique agricole traditionnelle n’est pas à même de faire face au déclin rural.
Parallèlement, la fin des années 80 et le début des années 90 ont marqué un point de rupture : demande de produits plus différenciés et de haute qualité, prise de conscience de la valeur des ressources, du savoir-faire, du patrimoine et de la qualité de vie du milieu rural, volonté de soutenir des emplois connexes, par une meilleure transformation des produits locaux, et de développer de nouvelles fonctions pour l’agriculture mais aussi des activités en dehors de l’agriculture pour améliorer la qualité de vie, par la création de services qui assurent des revenus à ceux qui ont envie de rester ou à ceux qui ont envie de s’installer.
Car les années 80 ont montré les limites des approches « classiques » de développement (politiques « descendantes », interventions sectorielles et indifférenciées). La modernisation/intensification de l’agriculture a profondément marqué le milieu rural, mais les difficultés d’application d’un modèle uniforme dans les zones les plus fragiles ont demandé des politiques de compensation, d’assistance, de subventions.
L’approche « territoriale », qui s’appuie sur l’implication des populations et la mise en valeur des ressources locales, apparaît peu à peu comme un véritable levier pour créer activités et emplois en milieu rural. Dès le début des années 80, à travers de multiples projets (appui aux initiatives locales pour l’emploi, politiques de formation-développement, programmes intégrés méditerranéens, opérations intégrées de développement), la Communauté avait aidé à en prendre conscience. Leader, qui est l’une des neuf initiatives communautaires lancées en 1991, vient élargir cette volonté. Mobilisant une petite partie des Fonds structurels (5 à 10 % suivant les périodes), les initiatives communautaires ont une triple caractéristique :
– elles concernent des thèmes stratégiques, intéressant une majorité d’Etats membres ;
– elles sont concentrées sur des domaines où des solutions nouvelles sont nécessaires ;
– elles reposent sur l’échange, la communication des savoir-faire, la coopération, la création de réseaux.
Entre 1991 et 1994 (Leader I), 217 territoires ruraux testent une conception du développement rural basée sur une approche territoriale (zones de moins de 100 000 hab.) supposant une forte implication des acteurs et la création de liens entre activités. Une stratégie de « développement territorial, ascendant et intégré » est élaborée par des « groupes d’action locale » (Gal), dans un partenariat entre acteurs publics, privés et associatifs, soutenus par une équipe technique. Une « cellule d’animation », à Bruxelles, doit faciliter le transfert d’expériences entre Gal au niveau européen. Cette première phase est l’occasion, dans de nombreux Etats membres, d’impulser une dynamique nouvelle, par la réalisation de projets et la mise en place de nouvelles formes d’apprentissages, d’organisations collectives, etc. Elle s’est accompagnée d’une prise de conscience des potentialités de développement de milieux ruraux qui avaient été souvent les oubliés des politiques.
Elargie sur une période de six ans (1994-1999), la deuxième phase (Leader II) concerne plus de 1 000 territoires. L’accent est mis sur le caractère innovant des actions. Un « Observatoire européen Leader » assure la diffusion des bonnes pratiques : information en direct, animation d’un site Internet, publications destinées aux intervenants mais aussi à un large public. Cette deuxième phase a permis de diffuser largement le « modèle Leader » et de contribuer à un consensus sur une nécessaire politique rurale. L’Agenda 2000 (qui fixe les orientations politiques de l’Union pour 2000-2007) consacre le développement rural comme « deuxième pilier de la Pac ».
Enfin, enrichi de tous les résultats déjà recueillis, Leader+ (2000-2006) est désormais accessible à toutes les zones rurales de l’Union européenne, qu’elles soient ou non dans des régions « en retard de développement » ou « en difficulté » ; 950 territoires environ ont été sélectionnés. L’accent est mis sur l’élaboration de stratégies pilotes intégrées, à partir de « thèmes fédérateurs » et servant d’axes pour un développement territorial. Un volet important est consacré à la mise en réseau et à la coopération inter-territoriale et transnationale, y compris hors de l’Union.
Leader représente ainsi une méthode globale, et ses apports commencent à intéresser d’autres politiques de développement. Elle repose sur quelques principes simples :
– élaboration et mise en œuvre, dans les territoires ruraux sélectionnés, d’un « plan d’action local » définissant plusieurs axes d’intervention pour le développement ;
– intervention concernant tous les secteurs d’activité, recherchant systématiquement à créer des « Liens Entre les Actions de Développement de l’Economie Rurale » (d’où l’acronyme !), dans le cadre d’une stratégie globale intégrée ;
– organisation d’un partenariat local, disposant d’une petite équipe technique permanente et chargé de définir et de mettre en œuvre le plan d’action ;
– cofinancement de celui-ci par la Commission européenne, les Etats membres et/ou les collectivités territoriales ;
– mise en réseau à partir d’un « Observatoire européen » relayé par des unités nationales d’animation (en France, cette unité devrait démarrer en juin 2003).
Une large marge de manœuvre est laissée aux intervenants pour définir le territoire d’application (il doit correspondre à une certaine identité naturelle et/ou culturelle, sans nécessairement épouser les limites administratives), pour composer le Gal (associant des acteurs publics et privés représentatifs de la société locale, les acteurs privés devant être cependant majoritaires), pour définir un plan d’action et ses modalités de mise en œuvre.
Leader a permis à des territoires de prendre place dans des marchés en pleine évolution, d’acquérir ou de retrouver une compétitivité dans le cadre de la mondialisation. Le nombre d’emplois créé avec Leader I a été évalué à 25 000 et le chiffre de 100 000 nouveaux postes est avancé à propos de Leader II.
L’intérêt suscité par cette méthode a souvent conduit les administrations nationales, régionales, locales, à s’en inspirer pour élaborer ou consolider d’autres interventions. Ce transfert dans les politiques rurales générales peut s’effectuer :
– par duplication. Quand l’initiative ne couvrait pas l’ensemble des zones rurales, on a cherché à mettre en place un programme complémentaire. Ainsi, en Finlande, le programme « Pomo », ou en Espagne le programme « Proder » ;
– par élargissement, par exemple au Portugal et dans des pays qui n’avaient pas de véritable politique de développement rural avant Leader ;
– par articulation, quand des projets en partie similaires mais portant sur d’autres objectifs se sont mis en place parallèlement. C’est le cas de l’Irlande (Local Development Programme) et de l’Ecosse ;
– par enrichissement, comme en Suède et en Autriche, où préexistaient des politiques partageant avec Leader une même orientation. Celles-ci ont pu acquérir une autre dimension.
En France, on trouve de fortes similarités entre l’approche Leader et la politique des pays, lancée par les lois Pasqua et enrichie par la loi Voynet.
Leader est en train de jouer un rôle non négligeable dans l’évolution de la Pac. Dans l’Agenda 2000, le développement rural en est devenu le « deuxième pilier ». Consacrant le lien entre agriculture et territoire, il vise à la fois à diversifier les revenus ruraux, à améliorer la compétitivité des zones rurales, pour assurer à leurs populations emploi et qualité de vie ; et à préserver l’environnement, le paysage et le patrimoine rural de l’Europe. Les quatre principes directeurs en sont la multifonctionnalité de l’agriculture, une approche multisectorielle et intégrée de l’économie rurale, la flexibilité des aides au développement rural et, enfin, la transparence dans l’élaboration et dans la gestion des projets.
Cette évolution s’inscrit dans la construction progressive d’une politique rurale commune, dont les perspectives ont été tracées en novem-
bre 1996 à Cork (Irlande). Organisée dans le cadre de la présidence irlandaise de l’Union européenne cette conférence a débouché sur une déclaration (« Un milieu rural vivant »), véritable « manifeste » en faveur d’une politique intégrée, sur le modèle de Leader. Dix propositions ont été avancées :
« Préférence rurale : La priorité de l’Union européenne doit être d’inverser l’exode rural, de préserver la qualité de l’environnement rural (et de l’améliorer) et d’établir un équilibre plus juste entre zones rurales et zones urbaines. Une part accrue des ressources disponibles sera affectée à la promotion du développement rural.
Approche intégrée : Cette politique, multidisciplinaire dans sa conception et multisectorielle dans son application, privilégiera l’approche territoriale.
Diversification : Une diversification des activités économiques et sociales sera encouragée en soutenant des initiatives émanant du secteur privé et des communautés rurales.
Durabilité : Il s’agit de promouvoir un développement de nature à assurer durablement la qualité des paysages ruraux de l’Europe (ressources naturelles, biodiversité, identité culturelle...).
Subsidiarité : Aussi décentralisés que possible, les programmes seront fondés sur le partenariat et sur la collaboration entre tous les niveaux de responsabilité (local, régional, national, européen).
Simplification : Dans son volet agricole, en particulier, cette politique doit faire l’objet d’une simplification radicale de la réglementation (limiter la réglementation communautaire et assurer une plus grande flexibilité).
Programmation : Chaque région sera dotée d’un programme unique de développement rural.
Financement : Il encouragera l’affectation des ressources financières locales à des projets locaux de développement pour promouvoir ainsi l’investissement productif.
Gestion : La capacité de gestion et l’efficacité seront améliorées par l’assistance technique, la formation, de meilleurs outils de communication, etc.
Evaluation et recherche : Le suivi, l’évaluation et l’analyse des résultats devront être renforcés pour garantir la transparence, garantir le bon usage des crédits et pour stimuler la recherche. »
C’est donc une profonde mutation de la Pac qui se trouve engagée. Cependant, ce deuxième pilier ne mobilise pour le moment encore qu’une faible partie des ressources, dont une part très minime pour l’économie rurale autre qu’agricole. Les débats récents en sont la preuve : un long chemin reste à faire, même si l’accord financier entre la France et l’Allemagne semble assurer le financement de la Pac jusqu’en 2013.
Quelle agriculture voulons-nous ? Une agriculture subventionnée à l’exportation, continuant à mettre en difficulté les agricultures du « Sud » ? Une agriculture à haute valeur ajoutée, susceptible de répondre aux préoccupations de qualité, de sécurité alimentaire, d’authenticité ? Faut-il « découpler » les aides à la production, c’est-à-dire ne plus les lier au volume de production ? Comment évaluer et rémunérer les « services » offerts par les agriculteurs à la société – environnement préservé, écosystèmes entretenus, patrimoine et paysages mis en valeur ? Ces questions sont au cœur des débats sur les « contrats territoriaux d’exploitation », dispositif aujourd’hui amendé et repris sous l’intitulé « contrat d’agriculture durable ». Enfin, au delà de l’agriculture, comment accompagner le développement d’activités diverses, faciliter l’installation de populations, permettre aux habitants de disposer des services nécessaires et éviter le départ des jeunes ?
Les enseignements de Leader sont riches dans tous ces domaines : ils montrent que l’on peut aujourd’hui faire confiance aux territoires, leur donner les moyens de mettre en valeur leurs potentialités et de miser sur la diversité de l’Europe rurale. D’un « second pilier » encore timide, l’Europe peut passer à une réelle « politique rurale territoriale européenne ». Ce sera un enjeu de « l’Agenda 2007 » (qui définira la politique européenne jusqu’à 2013). L’Europe peut promouvoir un nouveau modèle rural, ancré dans l’histoire, mais aussi facteur de modernité, répondant aux aspirations citoyennes de qualité, d’identité, de durabilité. Ce modèle intéresse tous
les pays de l’Union, mais il est aussi porteur d’espérance et d’avenir, preuve en est l’intérêt qu’il suscite dans d’autres pays de la Méditerranée, d’Amérique latine et d’Asie.
Yves Champetier
1 / Le Fonds européen de développement régional (Feder), le Fonds social européen (FSE) et la section orientation du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (Feoga).