Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Issu du monde ouvrier et photographe amateur, Serge d’Ignazio n’a jamais dissocié son art de ses engaments. Habitué des manifestations, il ne poursuit qu’un objectif : mettre des visages sur les invisibles.
Tranchant et sans ambages, son phrasé colle à ses clichés. Tout en sincérité spontanée, Serge d’Ignazio n’aime guère les fioritures. Pas plus que les théories empesées sur l’art de bien photographier. La photo est pour lui en mouvement. Mieux, elle est le mouvement. Politique et sociale, sinon rien.
« J’ai commencé par les usines désaffectées. Mes parents étaient ouvriers. J’ai toujours été focalisé sur ce monde-là. La photo prolonge mon héritage et mes engagements », assure l’enfant de Saint-Ouen, bien loin des « petits canards dans la prairie et des couchers de soleil ». Ses planches ont un parfum de grand soir. L’œil reste lucide et cherche à révéler plus qu’à démontrer.
Au cœur d’un mouvement de protestation surgissent des individus transformés. Serge d’Ignazio tient cet axiome de sa propre expérience. Ajusteur chez Dassault Aviation de ses 18 à ses 38 ans, il a connu les grèves et les occupations d’usine. « J’ai vu des personnes inaudibles la plupart du temps se révéler dans ces moments-là, assure-t-il. J’ai perçu la même chose avec des Gilets jaunes. J’en ai vu s’affirmer comme de vrais militants de terrain, doués d’une vraie solidarité. C’est ça que je veux retenir par mes photos. »
De (presque) tous les cortèges parisiens, Serge d’Ignazio cultive ce grain d’authenticité à chaque prise.
Rodé aux bobines argentiques et fondateur d’un club photo à seize ans, l’ancien ouvrier se désole encore d’avoir perdu son trésor d’archives, empreint d’autant d’années de lutte, dans une inondation de son sous-sol. Sans amertume, il s’est reconverti deux fois. Comme agent de bibliothèque après son licenciement de Dassault Aviation et comme photographe adepte du numérique à sa retraite. « C’est là que j’ai vraiment renoué avec la photo, après une longue pause », se remémore-t-il, tout en constatant que « les jeunes reviennent à l’argentique ».
De (presque) tous les cortèges parisiens, Serge d’Ignazio cultive ce grain d’authenticité à chaque prise. « Je ne suis pas le seul dans mon domaine », tempère-t-il. L’homme n’espère pas de Une ou de double page, ni ne traque les « têtes de gondole ». « Philippe Martinez ou Jean-Luc Mélenchon, je les laisse à d’autres ! J’aime photographier le petit grand-père ou le jeune au coin d’une rue. Leur regard, leur sourire, leur colère. »
Les portraiturés d’un jour le lui rendent bien. C’est d’ailleurs ce lien qui, selon lui, identifie sa démarche. « Je demande toujours l’autorisation de photographier puisque je n’utilise pas de téléobjectif. Les gens ont un peu moins l’impression d’être les cibles d’un safari-photo et ils y sont sensibles. » Serge d’Ignazio jouit de la notoriété du tout-venant, à qui il laisse sa carte de visite.
Quand son appareil est rendu inutilisable par le passage d’un canon à eau, une cagnotte en ligne s’organise. « Une personne que je ne connaissais pas alors, Hervé, a réuni 1 800 euros en huit jours. De toute la France, on m’a envoyé des chèques. À la manif suivante, on me donnait même un ou deux euros. Comme je respecte les gens, ils me soutiennent.
« J’ai vu de jeunes CRS pleurer sous leur casque, se demandant ce qu’ils faisaient là. »
Éternel humaniste, Serge d’Ignazio n’oublie pas les CRS et gendarmes mobiles, « parties intégrantes » d’une manifestation. « Des liens se sont parfois noués avec eux au début des Gilets jaunes. Des fils d’ouvriers, eux aussi. Jusqu’à ce que les gradés mettent le holà. J’ai vu de jeunes CRS pleurer sous leur casque, se demandant ce qu’ils faisaient là. »
Le ton a changé lors de la crise des retraites. Le photographe y repère néanmoins d’autres signes d’espoirs. « Les jeunes étaient majoritaires place de la Concorde, au soir du 49.3. Pour beaucoup de ces lycéens ou étudiants, c’était une première. Ils sont revigorants. Quand on voit l’inventivité de leurs pancartes, on se dit que les publicitaires ne sont pas au niveau », s’amuse-t-il. « Les femmes aussi sont incroyablement mobilisées et c’est une nouveauté. » « Contre les sens interdits, les rues du possible », scandait-on en Mai 68. Les manifs passent, les slogans restent.
Du même auteur : Serge d’Ignazio, On est là !, éditions Adespote, 25 €, 2020. L’intégralité des droits issus de ces ventes sont reversés à la Ligue des droits de l’Homme.