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Contre la pauvreté, le local est-il la clé ?

© AlisaRut/iStock
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Les suites de la crise sanitaire font des politiques de lutte contre la pauvreté une urgence absolue. Entre les échelons local et national, une redistribution des rôles s'impose.


Les communes jouent un rôle crucial dans la plupart des domaines du quotidien, en particulier pour les plus démunis. Elles sont également les premières touchées par les fractures sociales. Pendant la crise, les questions de pauvreté et de cohésion sociale se sont imposées aux maires comme une préoccupation majeure. L’enjeu, pour eux, est bien de réussir à « faire société » à l’échelle de la proximité. De l’enfance à la vieillesse, les communes peuvent, en matière sociale, à peu près tout faire, par l’intermédiaire notamment des centres communaux d’action sociale (CCAS). Si leurs compétences légales sont très limitées, leurs responsabilités – dans les grandes villes particulièrement – n’ont cessé de croître, étant donné la concentration de la pauvreté. De ce point de vue, la construction de complémentarités entre le projet social des communes et les politiques du conseil départemental (désigné chef de file de l’action et du développement social par l’État) est un enjeu central du déploiement des politiques de solidarité au plan local1.

Cette intervention du « local » ne peut toutefois peser sans la mobilisation de l’État et de ses compétences régaliennes. Si le passage par le local est un incontournable de l’intervention sociale et de l’accompagnement des personnes, s’y enfermer conduit à une impasse. Certes, la lutte contre la pauvreté s’ancre dans un territoire défini. Mais le territoire des problèmes n’est pas uniquement le territoire des solutions (le problème de l’emploi, la crise du logement, l’échec scolaire, etc.). Les politiques véritablement efficaces du point de vue de la redistribution sociale sont précisément celles qui « ignorent » le territoire (les aides monétaires nationales notamment).

Les travailleurs sociaux sont sans cesse confrontés aux bornes d’une approche centrée sur l’urgence.

Le « local » induit un effet restrictif, en ne dépendant que de ses seules ressources, alors que la lutte contre la pauvreté renvoie à une intervention à l’échelle de la société dans son ensemble. Elle ne se limite d’ailleurs pas aux seuls professionnels du travail social. Elle est un défi lancé à l’ensemble des politiques publiques de droit commun (économie, formation, santé, urbanisme, culture, éducation, etc.). Faute de quoi, les acteurs du champ social sont positionnés dans le traitement des conséquences de la pauvreté, sans avoir les moyens d’agir sur les causes, en particulier face à un processus de massification et de diversification de la population en précarité. La crise accroît les demandes des populations, et l’accompagnement individuel apparaît incontournable. Mais les travailleurs sociaux sont sans cesse confrontés aux bornes d’une approche curative, centrée sur l’urgence et la réponse au cas par cas, dès lors que la logique d’attribution de prestations prédomine et que le traitement individuel des problèmes ne résout pas les demandes dans un contexte de précarité de masse. L’action du travailleur social semble, dans ces cas, par des effets paradoxaux, contenir la précarité plus qu’elle n’offre les possibilités de la réduire.

Le mercredi 17 mars, participez au prochain débat de la Revue Projet : « L’insertion économique : quelles places pour les moins qualifiés ? », dans le cadre du cycle de webinaires « Lutter contre la pauvreté à l’heure de la pandémie.

L’exemple du RSA

Dans cette perspective, le développement social territorial vient soutenir un modèle d’action publique articulant une « solidarité de droits universels » sur le plan national, avec une « solidarité de développement » ancrée dans les territoires2. Concrètement, cela revient à articuler un mécanisme redistributif, financé au niveau de l’État (au nom de la solidarité nationale), avec une déclinaison locale. Prenons l’exemple du revenu de solidarité active (RSA), prestation emblématique de la lutte contre la pauvreté. Depuis 2009, le financement du RSA est réparti entre les départements et l’État3. Mais la dépense d’allocations augmente pour les départements plus vite que les recettes fiscales spécifiques destinées à compenser le transfert de cette compétence par l’État.

La non‑compensation par l’État des dépenses engagées implique une prise en charge croissante du RSA par la solidarité locale, sans mécanisme de péréquation entre départements pour prendre en compte les différences de richesse et de potentiel fiscal. Ce qui induit une inégalité entre les territoires et une dégradation de la dépense d’insertion… Les dépenses d’allocation augmentent, alors que les dépenses d’accompagnement baissent. Ainsi, recentraliser les dépenses du RSA au niveau national (solidarité de droits universels) permettrait de focaliser l’action des départements sur l’enjeu majeur des politiques d’insertion et d’accompagnement des personnes. Cette orientation favoriserait ainsi une intervention centrée sur la prévention des exclusions, plutôt que sur leur seule « réparation ».

La « solidarité de développement » s’appuie sur les ressources des collectivités, des organismes de protection sociale, des associations, des personnes accompagnées et des citoyens. Cet échelon a dans ses mains la plupart des leviers de la proximité, de l’expertise et du développement, mais aussi sans doute la capacité d’innovation sociale la plus forte pour renouveler la solidarité face aux défis sanitaires, sociaux et environnementaux d’aujourd’hui. Le rôle des pouvoirs locaux est de permettre d’irriguer sur le terrain la mise en œuvre des prestations de droit commun, en les adaptant aux contextes et en réintroduisant les populations visées afin qu’elles se sentent associées.

L’État doit assumer un rôle de catalyseur et de facilitateur auprès des acteurs locaux. 

Ce qui est recherché ce n’est pas un État minimal, mais un État recomposé, déployant autrement son activité de coopération et de contractualisation, à partir des territoires, incarnant un rôle de catalyseur et de facilitateur auprès des acteurs locaux. Cette orientation implique non plus tant une programmation nationale que le local doit se contenter d’appliquer, qu’une définition locale des politiques publiques que l’État doit accompagner, en laissant suffisamment de marge de manœuvre pour prendre en compte les particularités des situations.

Un modèle d’action préventif

Cette orientation pourrait par ailleurs favoriser un modèle d’action plus préventif. Il ne suffit plus, en effet, de mobiliser une gestion sociale des conséquences du chômage et de l’exclusion. L’enjeu est d’intervenir en amont sur les facteurs qui engendrent ces situations. Ce qui implique une mise en synergie des politiques publiques, qui articule l’approche spécifique de l’action sociale ciblée sur les populations identifiées comme les plus vulnérables, avec une approche plus transversale dans les domaines de la petite enfance, de la jeunesse, de l’emploi, de la formation, du logement, de la santé, de la culture, etc., afin d’intervenir avant l’apparition des difficultés, plutôt que lorsque celles-ci sont installées.

Or, l’intervention sociale est encore morcelée en catégories sectorielles spécifiques, selon différents types de dispositifs sociaux et de populations ciblées. Les personnes accompagnées se trouvent souvent écartelées entre de multiples intervenants et des prestations particulières, alors qu’elles attendent une réponse décloisonnée et globale aux problèmes qu’elles peuvent rencontrer. Les travailleurs sociaux ont ici un rôle essentiel pour dépasser les actions curatives. Leur positionnement suppose de s’orienter vers des approches et des méthodes d’intervention plus collectives, avec les personnes accompagnées et les acteurs du territoire, pour transformer des conditions économiques et sociales qui les rendent vulnérables. Mais ce changement de posture, par comparaison avec la relation d’aide individuelle classique, n’est possible que si l’organisation de l’institution et les orientations politiques et managériales le favorisent. La dimension sociétale et collective de la pauvreté et des inégalités implique des solutions elles-mêmes collectives, auxquelles peuvent contribuer les travailleurs sociaux en mobilisant d’autres acteurs du territoire (ceux de la santé, de l’économie solidaire, du logement, de la culture, de l’éducation, etc.) afin de mieux accompagner les parcours de vie dans toutes leurs composantes.

Les pouvoirs locaux se heurtent à la complexité du paysage institutionnel.

Cependant, cette intervention des pouvoirs locaux se heurte à la complexité du paysage institutionnel. L’action publique locale s’est émancipée de sa tutelle, mais elle demeure aujourd’hui largement compartimentée. Elle manque souvent de lisibilité en raison de l’articulation confuse des différents niveaux territoriaux, de la multiplication des acteurs publics et privés, de l’empilement des interventions. Si le département est consacré comme chef de file de l’action sociale, l’État conserve des compétences sociales, tandis que les collectivités, associations et autres organismes sont impliqués à un titre ou à un autre localement. Les nombreuses instances de coordination sont éclatées et finalement peu lisibles. Le système, mi-centralisé et mi-décentralisé, empile des dispositifs, superpose des acteurs et enchevêtre des compétences. Les politiques de solidarité restent éclatées entre les collectivités territoriales, les associations, les organismes de Sécurité sociale et l’État, qui ont chacun conservé des leviers d’action et une organisation propre. Le chef de file départemental ne parvient donc que difficilement à corriger les effets du morcellement de l’action sociale qui se sont renforcés ces dernières années.

Pour une nouvelle étape, le projet de transformation de l’action publique ne doit pas seulement se situer dans une logique de redistribution des compétences entre les niveaux territoriaux (État, régions, départements, métropoles, intercommunalités et communes), mais aussi plus profondément dans celle d’une élaboration progressive d’une réponse sociale substituant aux interventions verticales et sectorielles une approche plus transversale et décloisonnée. Il s’agit donc d’orienter la lutte contre la pauvreté vers une logique de développement social, non seulement corrective et réparatrice, mais également plus préventive et inclusive. La crise sanitaire a montré la nécessité de s’adapter, d’anticiper et d’innover, quitte à modifier en profondeur les modes de fonctionnement habituels. Cette épreuve collective peut être une réelle opportunité si elle permet de construire des solutions durables et transformatrices, par-delà la réponse immédiate à la gestion de l’urgence.

Pour aller + loin

Dossier « Lutter contre la pauvreté : les leçons du terrain », Revue Projet, n°376, 2020.

Cyprien Avenel et Denis Bourque (dir.), Les nouvelles dynamiques du développement social, Champ social éditions, 2017.

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1 Le département est le maître d’œuvre des politiques d’aide sociale à l’enfance, d’aide aux personnes âgées et handicapées et des politiques de lutte contre les exclusions. Il gère également trois prestations légales : la prestation de compensation du handicap, l’allocation personnalisée d’autonomie et le revenu de solidarité active (RSA).

2 Voir, à ce sujet, le rapport de Michel Dinet et Michel Thierry, « Gouvernance des politiques de solidarité », 2012.

3 Quelques exceptions à cet état de fait. En novembre 2020, le Premier ministre Jean Castex a annoncé ouvrir la porte à l’expérimentation, en Seine-Saint-Denis (93), d’une prise en charge par l’État du financement du RSA : « Je considère que l’on ne peut pas continuer à faire peser sur le contribuable local une dépense de solidarité nationale. »


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