Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La crise du Covid-19 met à l’épreuve les solidarités, notamment intergénérationnelles. Sur quels repères éthiques nous appuyons-nous ? À quels prix ces solidarités se mettent-elles en œuvre ? En analysant les leçons tirées de la canicule de 2003, l’autrice questionne la crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui.
Chaque crise sanitaire se définit par un caractère inédit qui bouscule les schémas de pensée et les modes de gouvernance. Par définition, le risque pandémique apparaît toujours là où l’on ne l’attend pas. Et pour les gouvernants confrontés à la gestion des crises, les décisions qu’ils sont amenés à prendre sont toujours critiquées : elles sont jugées trop tardives, inadaptées ou trop influencées par le principe de précaution. Il suffit de se rappeler les critiques formulées contre la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, au sujet des commandes pléthoriques de vaccins au moment de la grippe H1N1. La pandémie du Covid-19 n’échappe pas à cette réalité. La pénurie de masques et de tests de dépistages n’est-elle pas une image renversée de la situation vécue en 2009 ?
Si l’on remonte aux événements les plus récents, deux types de crises sanitaires peuvent être mises en perspective. D'un côté la sécurité sanitaire recouvrant le système de soins, le circuit du médicament ou celui des produits dérivés défectueux est au cœur des débats, comme ce fut le cas pour l’affaire du sang contaminé et, plus récemment, pour celle du Mediator. De l'autre, la crise se focalise sur les politiques de santé publique. Bien que très différentes dans leur nature et leur portée, il nous semble intéressant de comparer deux crises sanitaires : la canicule de 2003 et la pandémie de Covid-19. Toutes deux nous confrontent à un même défi : la solidarité intergénérationnelle.
En 2003, la canicule provoquait la mort de 14 000 personnes âgées sur une période excessivement courte tandis que la pandémie de Covid-19 touche de manière déterminante la population des plus de 70 ans. Les nombreux décès des personnes âgées, réduites à la solitude et à l’isolement dans la torpeur de l’été parisien et des grandes villes, vidées de leur population partie en vacances, est encore dans toutes les mémoires depuis plus de quinze ans. Le paradoxe, très dérangeant pour les responsables politiques de l’époque, montrait qu’au cœur des plus grandes concentrations d’équipements hospitaliers, on comptait le plus fort taux de morbidité des personnes âgées1.
Le modèle du new public management (NPM) avait commencé son œuvre idéologique, justifiant, sous couvert de modernisation, les politiques de rigueur à l’hôpital.
Ce drame sanitaire révélait alors que l’hôpital n’était sans doute pas la structure la plus adéquate pour répondre aux besoins de surveillance et d’accompagnement humain pour rompre la spirale de l'isolement de cette population fragilisée. Le prendre soin tendait là à s’imposer dans le référentiel des pratiques médicales et venait compléter la stricte approche technicienne d’une médecine hyperspécialisée. Mais, déjà en 2003, les urgences étaient sous tension, et devaient faire face à une pénurie de personnel et de moyens. Le modèle du new public management (NPM) avait commencé son œuvre idéologique, pénétrant toutes les sphères de la gestion publique et justifiant, sous couvert de modernisation, les politiques de rigueur dans les services publics, notamment à l’hôpital. La « gouvernance par les nombres2 » portée par les règles de la T2A (tarification à l'activité, NDLR), s’imposait comme nouveau paradigme dans l’univers de la santé publique.
Depuis vingt ans, les grèves des personnels hospitaliers et leurs revendications ont été ignorées par les gouvernements successifs. La pénurie grandissante des moyens dédiés au fonctionnement de l’hôpital public, au niveau des équipements lourds, comme les appareils de réanimation, des moyens de protection – masques, blouses, lunettes – sans oublier des instruments de suivi de l’évolution de la pandémie comme les tests, est un point névralgique de la crise du Covid-19.
Le constat terrible d’un risque d’atteinte massive au principe de dignité des personnes âgées constitue, depuis cette crise sanitaire de 2003, un point de repère central pour les politiques publiques de santé. Autrement dit, c'est le « plus jamais ça ». Aussi bien, dans la première phase de gestion de la pandémie du Covid-19, le référentiel du principe de précaution à l’égard des seniors, identifiés comme les plus vulnérables face au virus, sert de base de travail sur les plans sanitaire et éthique pour justifier la décision inédite de confinement d’une grande partie de la population. La donnée générationnelle s'est révélée un point de repère statistique essentiel pour contrôler l'évolution de la pandémie et éviter l'embolie du système hospitalier tout en évaluant les capacités des services de réanimation à accueillir les patients les plus atteints. Si donc les « vieux » ont été les oubliés de la crise de 2003, ils sont, dès les premières semaines de la crise du Covid-19, au centre de la régulation de la pandémie. Il ne fait donc aucun doute que l’expérience de 2003 a bien été intégrée dans le référentiel des politiques de santé publique avec à une attention accrue portée aux personnes du grand âge et au respect non négociable du principe de dignité dans l’accès inconditionnel aux soins.
Très vite, les statistiques de morbidité ont explosé avec une croissance exponentielle des décès de personnes âgées dans ces lieux confinés.
Cependant, très rapidement est survenu un nouveau drame, non plus en ville comme en 2003, mais dans les Ephad et les établissements médicaux sociaux (EMS) qui n’ont pu bénéficier, ni des ressources humaines ni des moyens de prévention suffisants, en raison de la pénurie des moyens de protections pour faire face à la virulence du virus. Très vite, les statistiques de morbidité ont explosé avec une croissance exponentielle des décès de personnes âgées dans ces lieux confinés.
À ce premier drame, s'ajoute une autre réalité qui joue l’effet d’un boomerang. Le confinement nécessaire pour endiguer la propagation du virus provoque des effets délétères sur la santé mentale des plus fragiles, qu’ils soient jeunes ou plus âgés. Les multiples manifestations des symptômes de stress, d’anxiété, d’addiction, de violences et de « glissement » se renforcent chaque jour un peu plus. À tel point qu’il est légitime pour le gouvernement d’opérer la balance bénéfices/risques entre la poursuite du confinement pour des raisons évidentes de sécurité sanitaire et l'ouverture progressive des vannes du déconfinement pour des raisons de psychologie sociale et de sécurité économique.
Il ne s'agit pas de cristalliser les conflits entre les générations mais de renforcer la solidarité intergénérationnelle.
Ce débat révèle la complexité de la décision : il ne s'agit pas de cristalliser les conflits entre les générations mais de renforcer la solidarité intergénérationnelle. En effet, le confinement impacte directement les populations les plus jeunes qui payent sur le plan économique et social le prix fort de ces décisions de sécurité sanitaire : en raison de l’arrêt de nombreuses activités, elles portent la charge mentale du télétravail combinée à l’école à la maison. Le risque grandissant de fracture scolaire et sociale est ainsi étroitement lié aux tensions entre, d'une part, la sécurité sanitaire et d'autre part, les inégalités sociales et intergénérationnelles. Enfin, la vulnérabilité des personnes de plus de 65 ans est aussi relative voire subjective tant ce rapport à l’âge dépend des conditions de vie, de revenus, de socialisation, d’habitation et bien sûr de l’état de santé. Tous ces paramètres illustrent combien sont délicats les arbitrages pour concilier les repères éthiques du principe de dignité, les considérations de sécurité sanitaire de santé publique, les risques avérées de fractures tant sociales que territoriales et les contraintes économiques, tout en assumant l’urgence de la transition environnementale. La crise du Covid-19 met en lumière la complexe mise en œuvre d’une solidarité effective, intégrant toute la chaîne intergénérationnelle jusqu’aux générations futures. C'est un véritable défi à relever.