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Nour Allazkani, Syrien exilé en France, est à l’initiative d’une plateforme numérique qui accompagne les réfugiés dans leur parcours d’intégration.
Vous vous présentez comme un réfugié « privilégié »…
Comme beaucoup, ma première année a été très difficile : j’étais complètement perdu… Je découvrais une nouvelle culture, de nouveaux codes, je remettais mon identité en question tout en me demandant si j’allais pouvoir rester ici. Mais, avec du recul, je pense être parvenu à m’adapter plus rapidement qu’un certain nombre d’autres exilés. Et ceci d’abord grâce à ma tante, qui m’a accueilli chez elle dès mon arrivée. Elle m’a aidé à construire mon premier réseau en m’emmenant à des manifestations syriennes. Je suis informaticien et lorsque je me présentais comme tel lors de ces rassemblements, on me demandait souvent de l’aide. Des liens se sont ainsi construits, me conduisant à me déplacer, à aller chez des gens. Ces petits boulots, même si ce n’était pas grand-chose, m’ont permis d’être indépendant financièrement. Et puis, j’ai grandi à Damas : même si, ici, certains codes sociaux sont compliqués, j’ai eu moins de difficultés que d’autres.
Qu’est-ce qui vous a poussé à venir en France ?
Ce n’était pas mon projet au départ. Nous avons fui la Syrie pour le Liban avec ma famille en mars 2013. J’ai passé une semaine en prison pour avoir filmé et diffusé des manifestations contre le régime. Cet événement a fait remonter un passé de violences : mon père a passé dix ans en prison pour ses opinions politiques, ma tante quatre ans, l’un de mes oncles a été tué pour les mêmes raisons. On n’en parlait pas entre nous ! Mes parents n’ont pas supporté mon arrestation et cela nous a poussés à fuir. Arrivé à Beyrouth sans équivalence de diplôme, faire des études était très compliqué. Ma tante, qui résidait en France, a alors déposé pour moi une demande de visa en vue de l’obtention du statut de réfugié. Celle-ci a été acceptée : je suis arrivé à Paris en juillet 2014.
L’informatique est un langage universel dont tout le monde peut avoir besoin.
Vous arriviez sans parler le français ?
En effet. Mais il fallait absolument que je l’apprenne si je voulais reprendre les études. Cependant, l’informatique est un langage universel dont tout le monde peut avoir besoin : qui n’a pas vu son ordinateur tomber en panne ? Ainsi, je pouvais être dans une position d’« aidant », pas seulement d’« aidé ». Ma semaine se répartissait entre des petits travaux informatiques et les ateliers de conversation proposés par différentes organisations. Je prenais tout ce que je trouvais ! Et, finalement, à force de parcourir Paris et sa banlieue, je m’y suis ancré. C’est dans cette période, vers fin 2015, que j’ai rencontré l’association JRS (Jesuit Refugee Service), dont une amie syrienne m’avait recommandé l’atelier de conversation. Petit à petit, je me suis mis à leur proposer mes services informatiques.
C’est là que vous développez votre premier projet : une plateforme numérique à destination des réfugiés.
Oui, l’idée est née en équipe. Nous avons voulu développer une plateforme pour orienter ceux qui cherchent des cours de français, des activités et des contacts dans une vie où tout est à construire. C’est ainsi qu’en 2017 nous lançons « Comprendre pour apprendre », une plateforme numérique multi-langues géolocalisée, qui propose des cours de français, des formations professionnelles, des passerelles universitaires, etc.
Où en est cette plateforme aujourd’hui ?
Le projet a évolué. On souhaitait que notre plateforme change d’échelle et puisse être soutenue officiellement. Début 2018, la Délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés (Diair) repère notre projet et m’invite à rejoindre un comité de pilotage autour des actions innovantes pour l’intégration des réfugiés. Je suis embauché à mi-temps comme ambassadeur de cette plateforme, baptisée « réfugiés.info », aux côtés d’un développeur, d’un designer et d’un chef de projet. Tout en gardant un œil sur l’aspect technique, je suis référent sur la question des parcours des réfugiés et chargé de construire un réseau de partenaires à partir de celui de « Comprendre pour apprendre ». Car cette question du réseau est cruciale : quand on s’intéresse aux parcours des réfugiés, on remarque que, même si tous les interlocuteurs font au mieux, associations, universitaires, entreprises, pouvoirs publics, etc., ne communiquent guère entre eux. D’où l’enjeu de bâtir des ponts et une plateforme la plus inclusive possible.
« Réfugiés.info » a pour but de créer des parcours. Pour s’installer en France, un réfugié doit passer par quarante à soixante démarches, dont une dizaine à entamer simultanément dès que son statut est obtenu. C’est énorme ! Combien de fois j’ai entendu dire : « Ça a marché pour mon ami, pourquoi ça ne marche pas pour moi ? » On ne peut pas se contenter de proposer un annuaire en ligne où l’on scrolle sans aucune hiérarchisation. Quand on est ainsi submergé, comment peut-on choisir ? C’est notre liberté qui est touchée.
En passant d’une association à une structure gouvernementale, ne craignez-vous pas de devoir faire des concessions sur vos convictions ?
C’est vrai que le ministère de l’Intérieur, auquel nous sommes rattachés, a une politique migratoire dure. Mais le Premier ministre a marqué sa volonté de favoriser l’intégration des réfugiés en constituant la Diair. Son objectif est clair : permettre aux différents acteurs travaillant à l’intégration des réfugiés de communiquer, de trouver de l’argent, d’être soutenus dans leurs projets. Bien sûr, créer une délégation peut sembler être un effet de mode ; pourtant j’ai espoir en son rôle, au moins en ce qui concerne le numérique. Nous avons une vraie marge de liberté et aucune ligne rouge n’est fixée par le ministère. Je sais qu’on ne changera pas tout, mais on essaie d’améliorer le quotidien des réfugiés.
Souvent, dans les pays soumis à une dictature, il y a, comme par défaut, un enjeu de solidarité.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre cheminement ?
Comme tout exilé, j’ai connu un parcours, une traversée. J’ai dû démarrer une nouvelle vie, commencer à travailler et soutenir ma famille. Je suis heureux qu’ils aient pu me rejoindre ici. Au début, je les ai accueillis tous les cinq – mes parents, mes deux petits frères et ma petite sœur – dans mon studio de 20 m2, à Ivry. Souvent, dans les pays soumis à une dictature, il y a, comme par défaut, un enjeu de solidarité, une façon collective de vivre. Il y a beaucoup moins d’individualisme : on pense aux gens qui sont autour de nous parce qu’ils font partie de notre vie. Et soi-même, en tant qu’individu, on n’existe pas de la même façon qu’ici, en France. J’ai grandi dans cette attention naturelle pour l’intérêt collectif.
C’est cette attention aux autres qui vous pousse à continuer de vous engager ?
Elle a beaucoup été affinée par ma rencontre avec JRS : j’y ai vu une sensibilisation à l’autre qui m’a particulièrement séduit, un vécu collectif nourri de la richesse culturelle de tous, que j’ai expérimenté et que je continue de vivre. J’ai ressenti l’envie de participer à ce mouvement, par exemple en tenant à mon tour des permanences d’accueil. Et, finalement, cet engagement m’a appris à être moi-même, notamment à travers un exercice de relecture annuelle entre tous les employés. Depuis que j’ai découvert cette technique, je me réserve chaque année un temps de retraite.
Qu’entendez-vous par retraite ? Une retraite religieuse ?
Je ne dirais pas religieuse mais spirituelle. Un temps seul, que je prends vers la fin décembre. Peu importe l’endroit : une fois, on m’a prêté un studio hors de l’Île-de-France. Une autre fois, c’était à Paris ou encore à l’étranger… Je pars avec mon petit cahier, je relis, je me repose. Je coupe tout pendant plusieurs jours.
C’est cette retraite annuelle qui vous permet de tenir ?
La retraite, c’est mon pilier pour exister individuellement. Mais ce qui me pousse à me lever chaque matin, c’est la rencontre. Quand je suis avec quelqu’un, je me sens exister. J’essaie d’être pleinement disponible pour une rencontre réciproque. Et c’est finalement le fruit de mon parcours : que ce soit au Liban ou en France, de nombreuses rencontres m’ont construit et donné le courage de continuer. Et au bout du compte, c’est ici que j’ai rencontré ma copine. Un événement récent très fort qui touche à l’intime. Je me dis que c’est fou : je quitte mon pays, je pars pour une traversée et, là où j’arrive, je me sens chez moi.
Propos recueillis par Martin Monti-Lalaubie
1994 – Nour naît à Al Tal, dans la banlieue de Damas, en Syrie.
2013 – Avec sa famille, il fuit au Liban.
2014 – Il arrive chez sa tante, à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne).
2015 – Après un an et demi d’attente, il obtient le statut de réfugié.
2019 – Il est embauché par la Délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés.