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Le Campus de la transition propose d’expérimenter d’autres manières de se relier aux autres et à l’environnement. En Seine-et-Marne, sur le domaine de Forges, des formations complémentaires à celles des grandes écoles et des universités s’y mettent en place pour faire advenir un monde durable et désirable pour tous.
Former les décideurs de demain aux enjeux de la transition écologique, sociale et environnementale. Un défi colossal ! À l’origine du Campus de la transition : Cécile Renouard, philosophe, religieuse, et directrice du programme de recherche « Codev - Entreprises et développement » à l’Essec Business school 1. Dans la salle de réception du château de Forges, une bâtisse du XVIIIe siècle aux confins de la Seine-et-Marne, elle explique avec fougue la vocation du Campus : « Être radical, mais non marginal. Être radical, cela signifie prendre les problèmes à la racine. Aucune discipline ne peut traiter seule les enjeux de la transition, d’où l’idée de proposer un parcours interdisciplinaire et holistique et d’associer des praticiens. Refuser d’être marginal, c’est souhaiter embarquer tout le monde dans la transition. Ce qui suppose de ne pas se camper dans une posture qui serait irrecevable pour beaucoup. Le discernement est nécessaire sur cette articulation entre radical et non marginal. Cela veut dire regarder ce qui est autour, se former à d’autres choses. Et la première étape du discernement consiste à reconnaître que l’on est dans l’incertitude. Car notre mode de vie actuel est insoutenable et le business as usual n’est plus possible. »
En 2018, le domaine de Forges et une partie de ses 12 hectares ont été mis à disposition du Campus par la communauté des religieuses de l’Assomption, à laquelle Cécile appartient depuis vingt-cinq ans. S’il revendique une dimension spirituelle, le projet est a-confessionnel. Auparavant, le site accueillait un lycée horticole, fermé il y a plusieurs années ; un centre d’apprentissage des métiers du cheval s’y trouve toujours. Le Campus se veut un lieu pour expérimenter la transition dans toutes ses dimensions : alimentation, déplacements, gestion des déchets, autoproduction, rénovation du bâti… Huit personnes, les « Forgeois », y tentent un mode de vie communautaire. L’occasion d’interroger en profondeur ses manières de vivre et d’inventer d’autres manières de faire. Avec le souci que ces choix soient durables et désirables. Les Forgeois se revendiquent fort joie.
« L’objectif initial est de transformer la façon dont les gens se représentent le monde souhaitable. Il y a un fantasme largement partagé selon lequel la croissance va permettre le développement et le bonheur de tous. » Le Campus est né du constat d’une inadéquation entre les formations proposées dans l’enseignement supérieur et l’ampleur des défis à relever. Cécile cite volontiers le rapport du think thank The Shift project 2, dont l’enquête révèle que seules 6 % des écoles de commerce ont des cours obligatoires sur les enjeux climat-énergie. « Il fallait offrir un lieu pour voir les choses différemment et encourager les étudiants à faire bouger les cursus. »
Seules 6 % des écoles de commerce ont des cours obligatoires sur les enjeux climat-énergie.
« Car les élites du monde entier sont à l’aise partout où leurs codes sont partagés. Cela peut les rendre aveugles à certaines réalités. Être à Forges nous permet de former des gens qui ne soient pas hors-sol. Nous travaillons avec des agriculteurs et des entrepreneurs locaux, nous sommes en lien avec le maire, la communauté de communes… Notre milieu de vie nous marque. Nous sommes dans un village de moins de 500 habitants, à quelques kilomètres de Montereau-Fault-Yonne, où l’on retrouve les mêmes problématiques que dans beaucoup de communes d’Île-de-France : une ville qui appartient au Grand Paris, certaines difficultés sociales et une impressionnante diversité associative. Une partie de la population fait quotidiennement l’aller-retour vers Paris. Et le département de la Seine-et-Marne a été très concerné par le mouvement des gilets jaunes. Être ici correspond à un souci d’aborder les enjeux de la transition dans leurs dimensions écologiques et sociales. » Une dimension plus sociale du projet reste à construire.
Le Campus de la transition se pense en complémentarité avec les formations dispensées par les grandes écoles et les universités. Pierre-Jean Cottalorda, économiste, est responsable des formations du Campus de la transition. Ces jours-ci, il a installé son bureau dans la bibliothèque, au bout d’une aile du château. Avec Alexandre, Frédérique et Morgan, étudiants à Sciences Po, il commence une enquête sur la qualité des liens sociaux sur le territoire de Montereau et de Forges. Son diagnostic sur l’enseignement supérieur ? « Il manque une vision transversale des enjeux de la grande transition. L’université fonctionne en silos et l’économie tend à phagocyter les autres disciplines. Beaucoup la considèrent comme une science dure et pensent qu’elle doit s’imposer par rapport aux autres sciences humaines. Il serait intéressant de proposer, par exemple, un cours sur l’histoire de la pensée. » Les formations actuelles, considère-t-il, ne valorisent pas suffisamment l’esprit critique et l’esprit d’ouverture. « La pédagogie que l’on essaie d’instiller peut se résumer en trois termes : tête, corps, cœur. Les étudiants ont plutôt la tête bien faite, mais ils ont tendance à survaloriser la dimension intellectuelle. Or pour faire face aux enjeux de la transition, on a besoin de redécouvrir l’importance des relations, de faire place à son ressenti. » 3
« Dans les formations traditionnelles, il y a rarement un constat systémique. Ici, la première étape des formations consiste à poser le constat des grands enjeux actuels. Par exemple, dans son cours au Campus, Marie-Antoinette Mélières, physicienne et climatologue, dresse un état des lieux qui n’a rien de lénifiant, avec des perspectives de réchauffement climatique de + 3 °C à + 8 °C à l’horizon 2100. La deuxième étape est consacrée à la découverte d’outils pour permettre de faire face à ces enjeux. Des outils qui relèvent de la comptabilité, de la philosophie, de l’éthique… La troisième étape appelle à réfléchir à de nouveaux modèles, de nouveaux récits. Par exemple, à quoi ressemblerait un modèle économique à l’horizon 2050 ? »
Deux types de formations ont été dispensés cette année : des cours délocalisés de deux écoles d’ingénieurs (École Centrale Paris et École des Ponts) et d’une école de commerce (Essec), sur quelques jours, et une formation de deux mois, le T-Camp 4, en partenariat avec le réseau des Colibris. Les unes comme les autres allient enseignements magistraux et apprentissage par l’expérience. Les étudiants logent sur place. « Être en immersion au Campus, précise Cécile, cela signifie que la formation ne s’arrête pas au bout de huit heures de cours. Elle continue pendant les repas avec les Forgeois, qui ont à peu près le même âge que les étudiants. » Parmi les Forgeois, Rémi et Hélène, arrivés en janvier dernier, forts d’expériences en Asie et en Amérique du Nord, aident à développer le site dans une perspective de permaculture. Ils ont trouvé ici l’alliage qu’ils recherchaient : une dimension agricole, une dimension réflexive et une dimension spirituelle. « Les étudiants échangent avec ces jeunes qui ont choisi de mettre leur énergie au service du Campus pendant plusieurs mois, sans être payés. En quelques jours, on a pu constater une évolution incroyable sur la manière dont les étudiants envisageaient leur vie professionnelle. » Pour Pierre-Jean, « les étudiants sont parfois dans une logique un peu consumériste vis-à-vis des cours. Vivre sur le Campus leur permet de partager des temps off avec les enseignants et de laisser de la place à une dimension plus personnelle. Avec certains étudiants, nous avons consacré la plupart des soirées à parler du sens de la vie, de Dieu… » Comme tous les Forgeois, les étudiants participent à la préparation des repas, à la vaisselle, à la gestion des déchets, à la vidange des toilettes sèches, à l’alimentation des animaux, à l’arrosage du potager. Vivre au domaine de Forges amène ainsi à repenser les implications de nos choix de vie sur notre environnement et la manière dont nous nous relions aux autres et à nous-même. Le partage des tâches implique une co-responsabilité vis-à-vis du lieu et invite à imaginer, au-delà du Campus, d’autres manières de vivre ensemble.
Le partage des tâches implique une co-responsabilité vis-à-vis du lieu et invite à imaginer d’autres manières de vivre ensemble.
Cette année, Cécile a délocalisé sur le Campus un cours qu’elle donnait depuis plusieurs années à l’Essec. « Il s’agit de former aux enjeux de responsabilité des entreprises : la responsabilité économique et financière, la responsabilité sociétale et environnementale, la responsabilité sociale et la responsabilité politique. » En regroupant son cours sur une semaine, elle a dû imaginer une autre dynamique : « Au début de chaque demi-journée, cinq minutes étaient consacrées à un temps de silence puis à un bref partage pour que chacun puisse relire ce qu’il avait découvert. Ce processus a permis de voir une pensée se construire, individuellement et collectivement. Et puis l’on a mis en place, depuis le début de l’année, ‘Le mot du matin’: à 8h45, tous ceux qui le souhaitent se rassemblent. On fait d’abord un tour de ‘météo’, où chacun dit comment il se sent. Puis un des participants partage un texte de son choix, avec une dimension plus ou moins spirituelle. Cela instaure une atmosphère de convivialité. Chacun se sent accueilli. »
Ce climat de bienveillance est également fondamental pour le collectif portant le Campus. « Au Schumacher College, on m’avait alertée sur la nécessité de faire attention aux egos », poursuit Cécile. Situé au sud de l’Angleterre, le Schumacher College a largement inspiré le Campus de la transition. « Notre projet suscite plein de projections. Tout l’enjeu est que chacun s’y déploie, en étant au service de la vision commune. Par exemple, nous avons différentes sensibilités d’approche sur les manières d’enseigner. Comment cultiver entre nous cette richesse ? Comment créer les conditions d’un désaccord fécond ? Être vite d’accord pour éviter le conflit serait une lâcheté. » Car des divergences existent bel et bien au Campus. Jusqu’où aller dans la sobriété ? Dans quelle mesure les étudiants co-construisent-ils les contenus des formations ? Quel mode de gouvernance met-on en place ? Comment donner aux plus démunis de participer à ce qui se vit ici ?
À l’heure actuelle, le modèle économique reste à trouver. « Il nous faut faire des choix entre ce que l’on veut faire, ce que l’on peut faire et ce qui rapporte de l’argent, alerte Pierre-Jean. Si on accueille des séminaires de grandes entreprises pour faire rentrer des sous, qu’est-ce qu’on leur propose par ailleurs ? » Cécile et Pierre-Jean reconnaissent l’urgence de trouver rapidement des soutiens financiers pour renforcer l’équipe. « Il y a une fatigue qui s’installe et qui ne pourra pas durer indéfiniment, confie ce dernier. Nous sommes face à une contradiction entre la logique de ralentissement que nous prônons et la logique d’accélération nécessaire pour rendre ce projet viable. Il y a quelque chose qui n’est pas durable mais qui est pourtant nécessaire dans notre manière de faire… » Pour l’année prochaine, l’équipe souhaite reproduire les formations proposées cette année. De nouveaux partenariats se mettent en place avec des universités ; l’idée d’un certificat avec Sciences Po se développe.
Tous ces enjeux sont à l’image du monde de demain. « Tout reste à construire et on n’y arrivera qu’en le faisant ensemble », insiste Cécile, qui reconnaît que le Campus l’a intimement transformée depuis son arrivée il y a un an. « Même si, au jour le jour, c’est éprouvant, réaliser cela avec d’autres me donne une force et une énergie intérieure extraordinaires. Avant de venir au Campus, j’avais acquis une certaine sécurité et une aisance liée à des engagements communautaires et professionnels de longue date. J’apprends à vivre dans l’incertitude, à dépendre davantage des autres, à compter sur eux, et c’est cela qui nous rend capables de traverser les épreuves. Cela nous apprend à cultiver la confiance. »
Pour aller plus loin
Les fabricants de doute sont toujours à l’œuvre en matière de changements climatiques. L’idée selon laquelle « on n’y peut rien » continuant de justifier tous les comportements climaticides. Dans le combat contre l’inaction climatique, les scientifiques ont un rôle clé à jouer. L’exemple régulièrement cité est Hervé Le Treut, climatologue pionnier de l’étude d’impact sur un territoire : la Nouvelle-Aquitaine. Pour leur troisième publication commune, le groupe du Jiec (Journalistes d’investigation sur l’écologie et le climat) a voulu partir à la rencontre de scientifiques qui, comme lui, se battent pour le climat et ont longtemps eu le sentiment de parler dans le désert. Quelque chose est en train de changer. La démarche d’Hervé Le Treut essaime maintenant dans les régions Sud-Paca, Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie pour organiser la résilience des territoires, explore Basta ! Ingénieur, cogérant du cabinet de conseil BL évolution et militant à Alternatiba, Charles-Adrien Louis réfute dans Reporterre le caractère liberticide de la transition écologique. Mais concilier la transition avec des impératifs de justice sociale et de développement économique est un défi. La Revue Projet s’est rendue au domaine de Forges (Seine-et-Marne) où le Campus de la transition, créé en 2018, développe des formations pour contribuer à penser et à faire advenir un monde désirable pour tous. L’an dernier s’est également monté l’Atecopol, atelier d’écologie politique à Toulouse, raconte Mediapart. Une cinquantaine de chercheurs y réfléchissent à l’évolution de leur métier en cohérence avec un engagement écologiste, au partage de la science avec le citoyen, et aux moyens d’en finir avec le mythe technoscientifique. Le changement est palpable notamment chez les étudiants qui conjuguent anxiété et recherche de sens, témoigne dans Politis, Luc Abbadie, écologue et directeur de l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement de Paris. Préserver la viabilité de la planète est devenu l’enjeu n° 1, défend-il. Certains doctorants comme Paul Clévy passent ainsi du « on ne va pas assez vite », au faire, avec une grande créativité et une grande détermination.
Aurore Chaillou, Sophie Chapelle, Vanina Delmas, Christophe Gueugneau, Ingrid Merckx, Alexandre-Reza Kokabi
1 Cécile Renouard a notamment co-dirigé avec Gaël Giraud 20 propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2009.
2 The Shift project, « Mobiliser l’enseignement supérieur pour le climat. Former les étudiants pour décarboner la société », mars 2019. L’étude a été réalisée à partir d’un échantillon de 34 établissements d’enseignement supérieur. Les auteurs soulignent que « 76 % des formations ne proposent aucun cours abordant les enjeux climat-énergie à leurs étudiants ».
3 À ce sujet, lire Émeline Baudet, « Vivre et apprendre d’un seul rythme : quelle transition écologique pour l’enseignement supérieur ? », www.la-croix.com, 02/10/2018. Émeline Baudet, normalienne et doctorante en littérature, vit actuellement au Campus de la transition.
4 Pour en savoir plus, lire la newsletter du Campus de la transition n°5, « Nouvelles du Campus », mai 2019.