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La situation actuelle de l’Église catholique en Amérique latine et dans les Antilles, au-delà des facteurs locaux, est en grande partie l’image de son itinéraire historique au sein d’une conjoncture mondiale en profonde transformation. Les changements sont aussi bien d’ordre socioculturel qu’ecclésial. Les chemins d’hier ont conduit aux croisées d’aujourd’hui ; ils ne débouchent pas sur des impasses, mais ils sont l’expression d’une crise qui ouvre de nouvelles possibilités.
Les dernières statistiques du catholicisme témoignent dans l’ensemble d’une stagnation voire d’un recul, mais révèlent en réalité une vitalité dans l’hémisphère Sud face à une lassitude au Nord1. Entre 2000 et 2008, le nombre des catholiques dans le monde a augmenté de 11,5 %. En Afrique l’augmentation a été de 33 %, en Asie de 15,6 %, en Océanie de 11,3 %, en Amérique de 11 %, et en Europe de 1 %. Le pourcentage de catholiques européens, par rapport à l’ensemble, a ainsi baissé de 27 % à 24 % ; en Amérique et en Océanie, il reste stable. Quant au nombre de prêtres (diocésains et religieux) dans le monde, il n’a progressé que de 0,9 %, mais de 33 % en Afrique et de 24 % en Asie ; resté stable en Amérique, il a baissé de 7 % en Europe.
Mais si l’on considère que le catholicisme vit au Canada et aux États-Unis une situation semblable à celle du catholicisme européen, les chiffres soulignent combien son avenir se trouve dans les pays de l’hémisphère Sud. L’Amérique latine et les Antilles réunissent presque la moitié des catholiques du monde ! La vitalité du catholicisme latino-américain s’inscrit dans une trajectoire historique récente, lumineuse, jalonnée de figures prophétiques et de nombreux martyrs des causes sociales. Mais ce catholicisme a lui aussi besoin – comme le reconnaît la Ve conférence de Aparecida2 – d’une nouvelle Pentecôte, qui le libère « de la fatigue, de la désillusion et du confort où elle vivait loin de la souffrance des pauvres du continent ».
Jusqu’aux années 60 du siècle passé, l’Église en Amérique latine n’était, au fond, que le reflet de l’Église européenne. Pendant la période coloniale, sous le régime du « patronage », elle avait été gouvernée par la Couronne, espagnole ou portugaise. Et le catholicisme latino-américain avait été un catholicisme pré-tridentin, de dévotion, appuyé sur les laïcs par manque de clergé. Puis il fut tridentin, romain, clérical, apologétique face au protestantisme, à la maçonnerie et au spiritisme. Telle était encore l’ambiance dominante de la Ie conférence du Celam, réunie à Rio de Janeiro en 1955.
Mais avec la période qui a préparé la IIe conférence à Medellín en 1968, dont l’objectif fut celui d’une « réception créative » du Concile Vatican II, l’Église du sous-continent cesse d’être une Église miroir. L’option pour les pauvres, la configuration de l’Église en communautés ecclésiales de base, la théologie de la libération, la pastorale sociale et le témoignage des martyrs des causes sociales donnent à l’Église un visage et un langage propres.
Cette « tradition latino-américaine » d’une Église prophétique et libératrice résulte de multiples facteurs. Dans le champ social, le ‘mythe du progrès’ et la charge d’utopie que connaît l’Europe d’après-guerre créent en Amérique latine un climat de changement et d’attente d’autres conquêtes, spécialement dans les milieux intellectuels et parmi les couches populaires. C’est d’abord le populisme de Vargas ou de Perón qui canalise les espoirs d’un programme national de développement. Puis, à mesure que l’avancée du capitalisme révélait l’illusion de la voie empruntée, la théorie de la dépendance, élaborée par la Cepal3, vient contredire celle d’une vision du développement : plus il y avait de développement au Sud, plus il y avait de dépendance vis-à-vis du Nord. La seule issue était de rompre avec celle-ci. Les coups d’État militaires, organisés avec l’aide de la CIA, s’y opposeront. Mais la conscience d’une aspiration libératrice s’éveillait avec le poids de la répression. Les Ligues paysannes au Brésil, les luttes syndicales, l’éducation populaire, la mobilisation des étudiants, etc., ont patiemment structuré cette résistance.
Dans le champ ecclésial, l’ouverture de l’Église à la modernité créait aussi un nouveau climat, spécialement lors du pontificat de Jean XIII, avec ses deux encycliques Mater et Magistra (1961) et Pacem in terris (1963), et du Concile Vatican II. L’idéal d’une « Église des pauvres, qui soit l’Église de tous » trouvait dans Lumen Gentium et dans Gaudium et Spes les piliers d’un nécessaire aggiornamento. Paul VI et l’encyclique Populorum Progressio (1967), qui dénonce le sous-développement du Sud comme un sous-produit du développement du Nord, exerceront une influence directe sur Medellín. Dans le sous-continent latino-américain, l’Action catholique spécialisée (Jeunesse universitaire et Jeunesse ouvrière) enracinée dans la nouvelle théologie, de J.-M. D. Chenu et Y. Congar, et dans les idées sociales de Mounier et du P. Lebret, aide les chrétiens à passer de la mission comme « conversion des consciences » à la mission comme « transformation des structures sociales ».
C’est dans cette Église en phase avec son temps que la vision latino-américaine, en dépit de bien des obstacles, va trouver un terrain fertile pour se développer. Elle trouve dans les Communautés ecclésiales de base son expression la plus significative. Ce sont elles qui engendrent la théologie de la libération – centrée sur l’option pour les pauvres –, la pastorale sociale – avec ses nombreux services, ceux liés à la terre, ceux des droits humains et ceux des indigènes –, l’insertion des religieux dans les périphéries et les favelas, la lecture populaire de la Bible, etc. Plusieurs initiatives auront de profondes répercussions : « Chrétiens pour le socialisme » et le Vicariat de la solidarité au Chili ; « Prêtres pour le tiers monde » en Argentine ; et la Jeunesse universitaire catholique au Brésil.
Un nouveau profil du catholicisme s’appuie sur la compréhension et l’articulation de la foi dans son interaction avec le milieu historique ; il souligne la responsabilité éthique des chrétiens dans la transformation d’un cadre de structures injustes.
Cette attitude prophétique a trouvé une expression jusque dans les Conférences des Religieux, nationales ou continentales (Clar) et, dans certaines Conférences nationales des Évêques comme au Chili ou au Brésil. À l’opposé, cette nouvelle manière d’être Église crée de fortes tensions en Argentine, en Colombie, au Venezuela, au Mexique et plus tard au Chili. La situation des chrétiens engagés dans l’Évangile social y a été plus dure. Outre la persécution par des régimes autoritaires, ils ont reçu des camouflets jusque dans leur propre Église qu’ils voulaient servir dans un travail risqué avec les plus pauvres. En Argentine, l’Église alliée de la dictature abandonna ses enfants.
Les épiscopats les plus conservateurs sont, outre celui d’Argentine, ceux du Mexique, de Colombie et du Venezuela. Les représentants de l’AL dans les dicastères de la Curie romaine ces dernières années en sont les témoins. Mais, aujourd’hui, l’épiscopat le plus conservateur est peut-être celui du Chili, alors qu’il fut l’un des plus ouverts dans les années 60 et 70 ! La structure d’une petite Église, comme celle du Chili, a été facilement bouleversée, après l’époque d’hommes comme Manuel Larraín, qui furent parmi les symboles de Vatican II.
Les années 80 marquent le début d’une démarche progressive d’involution ecclésiale. La conférence du Celam à Puebla (1979) met un coup de frein à l’élan de Medellín et celle de Santo Domingo (1992) se conclut par son étouffement. À l’inverse du mouvement impulsé par Vatican II, plusieurs segments de l’Église en Amérique latine, surtout au sein du Celam, dans le sillage de la crise de la modernité, commencent à trouver dans un passé préconciliaire un « refuge », avec des prétentions de le voir s’imposer à tous.
Un fort courant se manifeste, celui d’un « catholicisme réactionnaire ». En opposition au catholicisme engagé dans des causes sociales, il est tributaire de la peur de l’ouverture réalisée à Vatican II et à Medellín : la peur du dialogue avec ce qui est différent – dialogue interecclésial, interreligieux, interculturel ; la peur de perdre son identité par l’immersion dans un monde pluriel ; la peur d’une politisation de la foi et du pluralisme théologique ; la peur enfin d’une nouvelle configuration de l’institution ecclésiale et de ses services.
Ce courant qui s’est déjà exprimé en 1972 lors d’une assemblée du Celam à Sucre (Bolivie) a pour objectif explicite de combattre ce qu’il appelle l’« infiltration du marxisme dans l’Église ». À Puebla (1979) ses hérauts reçoivent l’appui de membres influents de la Curie romaine. Commence alors un long « hiver ecclésial », dont on ne voit pas encore la fin. Il est marqué par la nomination d’évêques avec un nouveau profil, par la mise en cause voire la condamnation des théologiens de la libération, par un contrôle rigide exercé sur les séminaires et les maisons de formation. Au niveau local, les pratiques libératrices deviennent peu à peu orphelines de l’Église officielle, à quelques exceptions près comme au Brésil, où, vu les dimensions de la Conférence épiscopale nationale, le remplacement des évêques n’est pas encore parvenu à diminuer l’influence de la « tradition latino-américaine ». Les évêques, lors de leur dernière assemblée générale (mai 2010), y ont pris une position claire en faveur des communautés ecclésiales de base (CEBs).
Les années 90 ont été dures pour cette partie de l’Église en Amérique latine insérée dans la société : crise des sciences et des paradigmes, des utopies et des grands systèmes, apogée du néolibéralisme, réduction du rôle des États, repli ecclésial parmi d’autres replis identitaires, « printemps » des mouvements émotionnels, etc.
Comme en 1960, on est dans un climat de transformation, de transition. À la différence près que cette période est vécue non dans une atmosphère d’optimisme, mais de désenchantement, d’une crise de civilisation, celle de la « raison technique instrumentale ».
Dans la sphère sociale on assiste au « triomphe de l’individu solitaire », libre mais isolé, condamné à se sauver seul au milieu de millions de concurrents. Il se traduit par le déclin des acteurs sociaux, par la privatisation du secteur public et l’apparition de l’État minimal ; par un déplacement de la militance politique et par la commercialisation des relations personnelles et sociales.
Dans la sphère ecclésiale, on observe les mêmes effets : « le passage de la pastorale à l’évangélisation » ; le remplacement de la militance par la mystique ; l’importance première accordée à la subjectivité individuelle : Dieu est l’objet des désirs personnels, pour la satisfaction des besoins matériels, physiques et psychiques. Au lieu d’une Église communauté, l’investissement privilégie les projets personnels ou le regroupement de multitudes. La crise des institutions favorise l’émergence d’« églises invisibles », de communautés émotionnelles. Mais parallèlement, c’est le « retour à la grande discipline » et un vide théologique que comble le fondamentalisme.
La profusion de mouvements néopentecôtistes est en un sens le signe d’une sécularisation qui tend à réduire le salut avec la santé physique et psychique, ou avec le succès matériel. Elle traduit des vides de l’Église catholique qui n’arrive pas à introduire à une expérience personnelle de foi et à accueillir ceux qui cherchent une communauté plus chaleureuse. Le pentecôtisme se manifeste même dans l’Église catholique, aussi prosélyte que ses concurrents, utilisant les mêmes armes ; de même que certains segments liés au « marketing catholique ». Mais ce sont des postures de néochrétienté. Sans ignorer les leçons du pentecôtisme, les chrétiens engagés préfèrent n’être qu’un « petit reste ».
Ces dix dernières années, cependant, la conscience s’est fait jour que cette période de « nouvelle évangélisation » n’était finalement ni nouvelle, ni vraiment évangélisatrice. Le « printemps des mouvements ecclésiaux », sans base théologique et centrés sur une spiritualité restreinte à la subjectivité individuelle, n’a guère porté de fruits. Et, par ailleurs, on mesure combien le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire et qu’« un autre monde » est non seulement possible mais nécessaire et urgent. La crise écologique et l’aggravation des inégalités et de la pauvreté défient les Églises.
Ces années, qui ont vu l’épuisement du néolibéralisme triomphant des années 90, débouchent sur la crise financière de 2008, dont les États sortent renforcés. Elles ont vu naître aussi le Forum social mondial et plus largement le rôle croissant de la société civile : on le voit à l’élection de gouvernements populaires en Amérique latine. Pour la première fois dans le sous-continent, dans plusieurs pays, les pauvres n’ont pas voté pour les riches, brisant la vieille alliance de la cooptation clientéliste. En dépit de toutes les ambiguïtés, on ne peut ignorer la signification et la profondeur de tels changements. Pourtant, et c’est la conséquence du processus de repli ecclésial, l’Église catholique dans ces pays rencontre de sérieuses difficultés pour accompagner ce mouvement. Au Venezuela, en Bolivie et en Équateur surtout. La situation est meilleure au Brésil, au Paraguay et en Uruguay.
Au Brésil, le Conseil indigène missionnaire joue un rôle important dans l’appui au monde indigène. Mais, en Amérique latine, en général, une approche théologique de la question est ignorée. Pour certains groupes de la hiérarchie, cette théologie indienne risquerait de réveiller la théologie de la libération. Un auteur comme Eleazar Lopes, le principal représentant de ce courant, rencontre de nombreux obstacles. Pourtant, la vigueur nouvelle du mouvement indigène, surtout en Bolivie et en Équateur, remet à l’honneur les travaux de Léonidas Proaño et Samuel Ruiz, des prophètes incompris en leur temps.
L’Église en Amérique latine est à un croisement. D’un côté, on mesure le poids nouveau des secteurs populaires, avec la prise en compte de leurs aspirations par de nouveaux gouvernements, et avec les initiatives de la société civile. De l’autre côté, l’Église, riche pourtant d’initiatives prometteuses (comme le Forum mondial de Théologie et Libération ou l’appui au réseau Amerindia par plusieurs institutions), héritière de la ténacité des CEBs, hésite entre marcher avec son peuple ou choisir les sécurités obsolètes du passé.
C’est à cette croisée des chemins que l’on peut lire les conclusions de la dernière Conférence générale du Celam, réunie au Brésil, à Aparecida, en 2007. Pour certains, le principal mérite d’Aparecida fut d’avoir évité un recul. En dépit du contexte social et ecclésial difficile, on peut les lire aussi comme un encouragement.
Le document réaffirme l’option préférentielle pour les pauvres : « Aujourd’hui, nous voulons ratifier et valoriser l’option préférentielle pour les pauvres, faite dans les Conférences antérieures. Pour qu’elle soit préférentielle, elle doit traverser toutes nos structures et priorités pastorales » (DA p.396). Il conforte, comme Medellín (1968), les CEBs comme « cellules de base de la structure ecclésiale » (DA p.178). Il reprend la méthode inductive de lecture de la Parole révélée et de l’engagement pastoral en harmonie avec les défis de la réalité, et la méthode de l’Action catholique voir-juger-agir : « Nous nous sentons interpellés à discerner les ‘signes des temps’ à la lumière de l’Esprit Saint, pour nous mettre au service du Royaume… » (DA p.33). Il souligne la nécessité d’un changement simultané des personnes et des structures de la société comme condition pour une société juste. La promotion de toute la vie dans le Christ « nous conduit à assumer de manière évangélique et à partir de la perspective du Royaume, les tâches prioritaires qui contribuent à la dignification de tout l’être humain ». [...] « Il est temps de créer des structures qui consolident un ordre social, économique et politique, basé sur l’équité et les possibilités de tous » (DA p.384). Il assume l’héritage de tous les martyrs des causes sociales, qu’il appelle « nos saints pas encore canonisés » (DA p.98).
Aparecida a été finalement une heureuse surprise. Des manières d’être de notre Église latino-américaine, il y a peu récusées sinon diabolisées, ont retrouvé leur citoyenneté ecclésiale.
L’Église en Amérique latine et dans les Antilles, comme toute la société, vit un moment de crise et de profondes transformations, qui est en vérité un temps de nouvelles possibilités et de nouvelles chances. C’est l’histoire en cours, qui nous permettra d’en sortir par le haut, selon notre manière d’affronter les nouveaux défis. Pour qui cherche à lire les « nouveaux signes des temps » de nombreuses réalités se présentent, qui incitent à aller de l’avant, dans l’Église comme en dehors d’elle.
L’ouverture d’Aparecida sera-t-elle féconde ou se refermera-t-elle sur les regrets du passé et dans le repli sur les vieilles sécurités ? Il ne s’agit plus seulement de continuer d’appliquer le Concile comme à Medellín en 1968. La fidélité à ce qui fut notre moment historique, à ce que furent ses intuitions de base et ses axes fondamentaux exigerait un « second accueil », dans un contexte nouveau. Le retour de l’ « Église baroque » du paraître, des multitudes, du pouvoir, de l’Église cléricale sinon tridentine, n’a aucune viabilité dans le futur, même une fois la crise surmontée. Oser risquer est la seule garantie du futur.
1 / Voir la nouvelle édition de l’Annuaire statistique de l’Église, avec des données pour la période 2000-2008, Librairie éditrice vaticane.
2 / Le Conseil épiscopal latino-américain (Celam) a tenu cinq conférences générales depuis sa création : Rio en 1955, Medellín en 1968, Puebla en 1979, Saint-Domingue en 1992 et Aparecida en 2007.
3 / Commission économique (de l’Onu) pour l’Amérique latine.