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Une grande partie de la population des trois pays de la région andine est d’origine quechua et, dans une moindre mesure, aymara. En Bolivie, les peuples originaires sont majoritaires, en Équateur et au Pérou, ils représentent un tiers de la population.
Avant l’arrivée des conquérants européens, les espaces andins étaient occupés par des peuples distincts, reconnus chacun par leurs propres noms. Mais la première globalisation, celle née de la Conquête et de la Colonisation castillanes, n’a pas respecté leurs particularités. Ils furent amalgamés dans des identités et sous des noms plus généraux : on parlait de natifs, d’Indiens, ou parfois de « l’indianité ».
Ces peuples originaires n’ont pas accepté passivement la situation qui leur était faite, et, en diverses occasions, ils organisèrent des rébellions, en particulier celle commune de Tupac Amarou (dans l’actuel Pérou) et de Tupac Katari (dans l’actuelle Bolivie), entre 1780 et 1782, qui a secoué le régime colonial trente ans avant les guerres d’indépendance.
Depuis l’avènement des Républiques d’Amérique latine, s’ouvrent de nouvelles perspectives. La première, à partir de la moitié du XIXe siècle, a vu l’expansion du libéralisme, et la thèse qu’être libre c’était disposer de la propriété privée individuelle. Cette thèse a revêtu les habits d’un vieux racisme, d’un « darwinisme social ». La conséquence a été l’augmentation des grandes haciendas, et l’établissement de régimes de type féodal, provoquant une vague de révoltes ethniques.
Une deuxième perspective s’est fait jour à la suite des révolutions mexicaine et russe de 1917, et l’émergence de nouveaux leaders politiques et de partis de gauche. Au début du XXe siècle, ceux-ci s’intéressèrent aux peuples indigènes, perçus surtout comme les plus exploités de la campagne.
Après sa défaite dans la guerre du Chaco (1935), la Bolivie a cherché une autre voie pour reconstruire le pays. Celle-ci a débouché sur la Révolution nationale de 1952, conduite par le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR). Elle s’est traduite par des avancées pour les droits des citoyens et les droits sociaux élémentaires. Mais, au Mexique comme en Bolivie, ces avancées se sont faites au prix d’une vision « civilisatrice », réduisant finalement l’Indien au travailleur agricole.
Vingt ans plus tard, le Pérou suivait la même démarche dans la révolution et la réforme agraire de Velasco Alvarado, en 1969. L’Équateur, à son tour, introduisait les réformes agraires de 1964 et 1973 et le vote universel généralisé en 1978. La réduction des identités ethniques à une simple catégorie économique était en somme le reflet de mouvements mondiaux uniformisants. Elle semblait donner, en un sens, le coup de grâce à la requête d’une diversité ethnique et culturelle.
Or, dès la fin des années 60, les aymaras des hauts plateaux de Bolivie ont entrepris de revaloriser leur identité. Plus récemment, ils ont rétabli plusieurs instances locales et régionales qui sont davantage en correspondance avec leur culture.
En Équateur, au début des années 60, les quichuas de la montagne ont créé une organisation dont le nom signifie « le réveil des Indiens de l’Équateur ». Depuis lors, dans ces deux pays, les mouvements ethniques se consolident, surtout depuis la restauration des régimes démocratiques.
Dans les années 80, d’autres groupes minoritaires se sont joints à ce mouvement, et dans chaque pays ils se sont associés au sein de plus larges organisations. Au Pérou, cependant, cette alliance fut plus difficile à réaliser car de nombreux peuples et mouvements ont été les otages du conflit armé mené par le Sentier Lumineux, qui bloquait tous les rêves et les utopies.
L’écart entre la situation du Pérou et celle de ses deux voisins est toujours réel, mais des développements significatifs apparaissent dans les trois pays.
En 1990 éclata le « séisme ethnique ». Le 28 mai 1990 au matin, la Conaie, qui regroupe tous les peuples originaires du pays, surprend en organisant un grand blocage simultané en divers points du pays. Sa demande est d’abord de respect, de dignité reconnue. C’est le début de plusieurs soulèvements dont l’importance croît de façon continue jusqu’au début de ce XXIe siècle.
En 1995, sous la conduite de la Conaie, le parti Pachakutik est créé qui joue un rôle important jusqu’en 2004. Il recourt aussi bien à l’« obéissance » civile qu’à la « désobéissance » civile, mais les résultats restent ambigus. Par l’« obéissance », le passage par la voie électorale contribue à une nouvelle participation populaire dans les gouvernements locaux. Par la « désobéissance civile », se maintiennent les appels aux blocages, les marches et les grands soulèvements.
Sur ces deux voies, le mouvement connaît des réussites et des revers. La plus grande frustration est venue du type d’alliances politiques qu’il a dû entretenir. L’échec le plus grave a suivi l’élection de l’ex-rebelle militaire Lucio Gutiérrez (en janvier 2003). Aussitôt élu, celui-ci a trahi les attentes en continuant le modèle néolibéral de ses prédécesseurs.
Plus ouvert à la question sociale, le président Raphael Correa a fait des propositions audacieuses rapidement mises en œuvre, comme la convocation d’une Assemblée Constituante. Mais il n’a pas su établir de bonnes relations avec les organisations indigènes. Lors des élections générales de 2006, Correa l’a emporté très largement, tandis que le Pachakutik, parti issu de la Conaie, n’obtenait qu’un maigre résultat. La crise de ce parti est cependant peu à peu surmontée. La nouvelle Constitution promulguée le 28 octobre 2008 incorpore, comme en Bolivie, les principes d’un État plurinational, gouverné en conformité avec le « bien vivre » en harmonie avec la Mère Terre.
En Bolivie, la convergence entre l’identité « paysanne » et celle d’« indigène originaire » s’accentue surtout à partir de 1981, lorsque le pays retourne à la démocratie. Au milieu de bien des conflits, le poids des forces sociales paysannes/indigènes s’accroît au point d’assurer l’élection du aymara Victor Hugo Cardenas comme vice-président du pays en 1993.
Dans ce contexte le mouvement « de la coca » se développe à partir des années 70 et se consolide ensuite. La principale figure, devenue incontournable dans tout ce processus, est celle du aymara Evo Morales. Né en 1959, il a été enfant gardien de lamas ; mais aussi amateur fanatique de football, et trompettiste dans un groupe musical. Le manque de ressources l’oblige à émigrer, comme beaucoup d’autres, vers la zone productrice de coca. C’est là, au milieu des vexations nées de l’ambiguë « guerre internationale contre les drogues », que se révèle son leadership. Celui-ci s’étendra ensuite à d’autres secteurs, comme à Cochabamba et au-delà du milieu rural. À partir de 1995, Evo profita de la nouvelle conjoncture qu’ouvrait la loi de participation populaire.
Survient la crise du modèle néolibéral, longtemps prédominant. La première étincelle est celle de la « guerre de l’eau » à Cochabamba et dans la campagne environnante contre l’inefficacité d’une multinationale. En 2003 la « guerre du gaz » dénonce la connivence de l’État avec les multinationales des hydrocarbures. À La Paz, la répression armée contre des manifestants sans armes fera plus de 30 morts. Le soulèvement devient général et le président Goni Sánchez de Lozada doit renoncer et s’enfuir du pays. Les élections de décembre 2005 voient la victoire d’Evo et du Mas, avec un score inattendu de 54 % des votes.
Le nouveau régime consacre la participation au pouvoir de nombreux indigènes et de membres d’autres mouvements populaires, alliés aux ressortissants du secteur de la classe moyenne. Les mouvements sociaux alliés au gouvernement et le « pacte de l’unité » des principales organisations « indigènes originaires paysannes » jouent un rôle clé. En particulier dans la préparation d’une nouvelle Constitution. Celle-ci, approuvée fin 2007, devra surmonter bien des obstacles politiques avant d’être pleinement ratifiée et promulguée par un référendum au début de 2009.
Cette Constitution est jusqu’à présent la plus audacieuse du Continent quant à une inclusion égalitaire des peuples indigènes. Le point clé en est le défi assumé de construire un État à la fois unitaire et plurinational (pas seulement pluriculturel), à partir du pluralisme non seulement des idées et des opinions, mais aussi pluralisme économique, politique, juridique, de peuples et nations.
Rien de semblable au Pérou pour les raisons que nous avons dites. Le pays, cependant, a connu quelques petites avancées. En 2002 était élue la première députée nationale aymara, et depuis 2006 on compte cinq élus indigènes.
En 2003, une nouvelle « Loi organique pour les municipalités » était approuvée, semblable à la Loi de participation populaire en Bolivie. Il existe aujourd’hui trois niveaux de municipalités qui facilitent la distribution du pouvoir du bas vers le haut : local, de district et provincial. Dans ce cadre, diverses organisations indigènes locales ont réapparu, non sans engendrer des conflits. Reste qu’à un niveau plus global un abîme continue d’exister entre la vision néolibérale du gouvernement et les besoins des communautés indigènes.
Dans les années 90, les Constitutions des trois États commencent à considérer le caractère « multiethnique et pluriculturel » des peuples indigènes, et l’on y intègre plusieurs éléments favorables. Cette évolution a été facilitée par un contexte plus large, au-delà des pays andins : la Convention 169 de l’OIT (1989), les célébrations de 1992 pour les 500 ans de la découverte de l’Amérique, la résistance d’autres mouvements mondiaux – y compris le féminisme et l’écologie. De même, on commence depuis peu à mesurer les effets de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples indigènes (fin 2007). Dès lors, les secteurs hégémoniques, locaux et internationaux, ont accepté l’incorporation de la thématique ethnique, pour des raisons d’abord éthiques, mais aussi civiques ou stratégiques.
On pourrait définir la nouvelle stratégie des États comme celle d’un passage de l’« Indien révolté », qui autrefois organisait de fortes pressions et d’importantes mobilisations, à l’« Indien intégré ». De nouvelles lois, dans les trois pays, ont permis une plus grande participation, une décentralisation avec davantage de ressources pour les municipalités. Cette évolution a favorisé l’apparition à ce niveau (et à des niveaux plus élevés) d’autorités publiques d’origine plus populaire. L’alternative que ces mouvements indigènes en viennent à transformer le type même d’État, au-delà d’une simple gestion locale, n’est pas considérée comme irréaliste. La tâche la plus délicate est alors de redéfinir la Bolivie et l’Équateur comme des « États unitaires, plurinationaux et interculturels ». Même au Pérou, on observe l’apparition d’identités ethniques jusqu’à présent peu reconnues.
L’identité la plus sensible est celle de l’appartenance à un peuple déterminé (quechua, aymara, shuar…) à partir du nom par lequel les gens se désignent, et non pas celui que d’autres leur donnent. Les noms les plus génériques, « indigènes » ou « indiens », indiquent des identités plutôt données par d’autres. Dans une perspective de classe, ces peuples sont des paysans. La question est donc de savoir comment dans le milieu rural s’organisent ces identités de paysans et d’Indiens. Au début du XXe siècle, Mariategui considérait les « Indiens » comme une classe en raison de leur condition sociale et économique plus qu’à partir des identités culturelles. José María Arguedas invite à dépasser les identités spécifiques de ces peuples pour en exprimer la richesse culturelle.
Désormais on considère l’indigénéité comme positive. Si, pendant un temps, une opposition existait entre ceux qui se voyaient d’abord paysans et insistaient sur une perspective de classe, et ceux qui se voyaient comme des peuples indigènes en mettant en avant leurs racines historiques, en Bolivie comme en Équateur, une double perspective a finalement été adoptée : c’est des « deux yeux » qu’il faut voir la réalité.
Au Pérou le terme intermédiaire cholo est plus facilement accepté. En Bolivie, de nombreux Andins préfèrent s’appeler par le terme d’originaires. Aujourd’hui ce nom et celui d’indigène sont les mieux acceptés, jusque dans toute l’Amérique latine. Il ne faut pas oublier que nombre de gens d’origine indigène vivent dans les centres urbains. De nombreux leaders du mouvement indigène ont un pied, sinon les deux, dans les villes.
L’identité ethnique et l’identité sociale de paysans sont deux dimensions ou deux perspectives qui s’articulent en un jeu permanent. Elles peuvent se renforcer mutuellement sans qu’aucune ne soit totalement réductible à l’autre. La nouveauté, c’est que ces derniers temps prévaut plutôt la stratégie d’une auto-identification ethnique. Ce jeu appelle à jouer avec de nombreuses cartes à la fois, et l’on utilise l’une ou l’autre selon ce qui convient à chaque instant. Non seulement il existe des processus de métissage et des cultures hybrides, mais aussi des identités multiples. Il faut être toujours attentif à ces changements de lumière et d’identité, et à la manière dont chacun ou chaque groupe emploie le concept d’« Indien réel et authentique ».
Le thème des ressources naturelles est de plus en plus pris en compte par les mouvements indigènes. Depuis toujours le principal facteur de mobilisation pour les luttes et rébellions était la défense de leur terre et, plus profondément, la défense de la Mère Terre, mère féconde et source de vie. Mais les ressources naturelles sont devenues un thème prioritaire à l’origine, par exemple, de nouvelles formes d’organisation des peuples des « terres basses ». Dans les trois pays, de nombreux peuples se sont sentis menacés par les entreprises d’élevage de bétail et d’exploitation du bois, et aujourd’hui par les entreprises pétrolières dont l’exploitation est source de conflits surtout en Équateur et au Pérou (plus de 30 victimes à Bagua, en 2009). Mais le boom pétrolier a provoqué des divisions dans les organisations. Certaines choisissent de s’associer aux entreprises pétrolières, d’autres au contraire « résistent » à cette pénétration.
L’eau est une autre ressource indispensable menacée un peu partout. Les grands barrages sont vus comme destructeurs. En Bolivie, en 2000, la « guerre de l’eau » a été le premier signe de la fin de 15 ans de gouvernements néolibéraux. De même les grandes entreprises minières, de retour surtout depuis 15-20 ans, utilisent des méthodes beaucoup plus agressives qu’autrefois dans des territoires et communautés indigènes et paysannes, surtout dans la région andine riche en minerais. Le Conacami1, au Pérou, est la principale organisation qui est née pour réagir face aux stratégies imposées par les entreprises minières.
Cette volonté, aux formes plurielles, de défendre les ressources naturelles et des manières de vivre s’est inscrite dans le concept de « territoires » : espaces géographiques socialement reconnus où l’on peut vivre en bénéficiant des diverses ressources en harmonie avec la nature. L’insistance sur le territoire et sur ses ressources permet ainsi à ces peuples de penser leurs luttes avec les « deux yeux » : comme peuples, ils s’approprient et défendent leurs territoires et leurs manières de vivre ; comme pauvres exploités, ils demandent qu’on ne leur retire pas et qu’on ne détruise pas les ressources qui sont leur appui.
Mais, les mouvements indigènes ne se replient pas sur leurs espaces nationaux. Ils multiplient leurs relations, y compris avec des instances coordinatrices au-delà des frontières. Le premier essai de fonder une organisation internationale a été le Conseil indien d’Amérique du Sud (Cisa), en 1980, avec la participation de tout le sous-continent. Reconnu par l’Onu, le Conseil a joué un rôle positif dans l’élaboration de la Déclaration sur les peuples indigènes approuvée en 2007. Même si des raisons de conflits internes de pouvoir et de gestion l’ont empêché de réaliser le projet d’une véritable confédération, nous sommes loin de l’image de peuples indigènes isolés et passifs, repliés dans des espaces de refuge, ou des pauvres paysans que Marx qualifiait d’amorphes « sacs de patates ».
Toutes ces activités, toutes ces instances nous font réfléchir sur la réalité d’un processus potentiellement si fécond, celui d’une « glocalisation »2. Cette interaction complémentaire entre le global et le local acquiert ici un contenu pratique, appliqué à la lutte pour la conduite et le contrôle des ressources naturelles, avec ce que cela implique d’intérêts en conflit, depuis la petite communauté jusqu’à l’économie la plus globale.