Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Les clichés sont tenaces, surtout lorsqu’ils concernent le « péril jaune »! Après la fourmilière japonaise et le dragon coréen, c’est sur le nouvel atelier du monde, avide de matières premières et grand pollueur, que se fixent les appréhensions. Pour sortir des clichés et donner matière à penser, ce dossier propose un aperçu renouvelé des réalités asiatiques.
La réflexion se focalise sur trois pays voisins de l’Asie orientale. A eux seuls, ils réunissent un quart de la population mondiale. La proximité géographique et une histoire plus que millénaire les ont tantôt rapprochés, tantôt opposés. Mais le même substrat de confucianisme, s’il continue à les influencer, n’a pas suffi à leur donner une identité commune. En revanche, leurs cultures sont à la source d’un fonctionnement social qui ne se laisse pas facilement appréhender. Comment ces sociétés ont-elles intégré le développement économique, et comment leurs traditions résistent, cèdent ou s’adaptent-elles au changement ?
Le Japon, la Corée et la Chine se sont libérés, seuls, de la fatalité du sous-développement. Aujourd’hui intégrés au cercle fermé des nations industrielles avancées, ils ouvrent la voie aux autres économies émergentes. Un tel bouleversement fait bouger en profondeur les sociétés concernées. Sans oublier toutefois que les grandes cultures sont flexibles !
Le « Nihon » d’abord, dont le Japon est le référent imaginaire pour les étrangers. Thierry-Jean Roboüam nous apprend que, de tous les rythmes qui l’animent, celui de cycle est essentiel, le cycle annuel en étant la grande unité de référence. Loin d’être un rapport au passé, la tradition est alors ce qui permet le passage d’une année ou d’une saison à l’autre, le futur devenant la référence fondamentale pour penser la tradition. Ainsi, l’éducation est passage d’un cycle à un autre, et l’entreprise marque l’entrée dans une nouvelle succession de cycles. Ce fonctionnement serait-il aujourd’hui dans l’impasse ? Le taux de suicide, le refus du mariage, le stress au travail et la dénatalité pourraient bien signifier que oui.
En Corée, le rythme est des plus rudes, au Nord comme au Sud, mais dans des contextes très différents. Cette rudesse explique, pour Bernard Sénécal, le mal-être des habitants du Sud, le déclin démographique, les rêves d’exil et les suicides, en dépit d’étonnantes performances de l’économie et de la technologie. La réunification avec le Nord, que ses dirigeants peinent à maintenir dans son enfermement, pourrait y porter remède ; mais les grandes puissances, unanimes sans le reconnaître, comme les dirigeants des deux États séparés, préfèrent le statu quo. Entre temps, l’échine de la Corée plie mais ne rompt pas.
La Chine pour sa part, à laquelle nous introduit Dominique Tyl, vit au rythme d’une mobilité toujours plus grande. La population éprouve certes une légitime fierté pour les progrès accomplis en si peu de temps ; elle n’en déplore pas moins une participation insuffisante à la vie de la société, des abus de pouvoir trop fréquents, une justice manipulée, une politique sociale largement délaissée. Loin de la « société harmonieuse » vantée par les dirigeants, le conformisme, encore préservé dans les villages, est battu en brèche dans les villes. Et les écarts se creusent, entre régions, entre ville et campagne, entre riches et pauvres. Monolithique et diverse, la Chine se détourne sans peine des « valeurs asiatiques » au profit d’un pragmatisme qui cherche à préserver l’unité et les solidarités actives. Société mobile en quête d’ouverture, elle ne cesse de s’adapter et de nous surprendre.
En conclusion, Jean-Marie Bouissou nous offre une vaste synthèse de l’Asie d’aujourd’hui et de demain, au-delà des particularités de chaque pays. Il en examine tour à tour la grande diversité, les tentations nationalistes, les facteurs de stabilisation, et les balbutiements d’une communauté régionale en devenir. Au terme de ce parcours, l’évidence s’impose : l’équilibre international en gestation rendra à l’Asie sa place naturelle dans le monde – la première.
Même s’il tarde à en prendre conscience, l’Occident finira par s’y résoudre. Mais il lui sera plus difficile de renoncer à son niveau de vie que de perdre la prééminence mondiale…