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«La crise entre en Chine… » et ce n’est pas tout à fait la même chose que de dire : la Chine entre en crise. De fait, ce n’est pas le système bancaire et financier chinois qui a fait défaut. La Chine, devenue la deuxième économie du monde, si l’on calcule le Pib en parité de pouvoir d’achat, subit de plein fouet la crise américaine, et le retentissement de cette dernière sur ses industries exportatrices déséquilibre d’un coup un modèle de croissance dont les fragilités sont brutalement mises à jour. À cet égard, la Chine est en droit de blâmer les excès du système américain même si elle les a rendus possibles par l’achat continu et massif des bons du Trésor et des produits financiers mis sur le marché par les États-Unis pour financer leur modèle de consommation. C’est le point de vue défendu par le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, qui déclarait récemment au Financial Times1 que rendre celui qui prête responsable des déboires de celui qui s’endette au-delà du raisonnable est « une façon bien surprenante de juger de la moralité des uns et des autres ». Il répondait aux accusations proférées à l’encontre de la Chine par le nouveau secrétaire au Trésor américain, Tim Geithner, d’avoir favorisé l’emballement du crédit à l’origine du désastre actuel. Certes, l’excédent commercial chinois a atteint 6 % du Pib en 2008. Certes, le maintien de la valeur de cette montagne de dollars exige, depuis plusieurs années, que Pékin soutienne le dollar, notamment en rachetant la dette de l’État américain. Mais qui, sans la Chine, financerait aujourd’hui le déficit public abyssal des États-Unis ?
Et pourtant, cette crise dont la Chine n’est pas l’initiatrice révèle et aggrave les faiblesses du modèle de croissance chinois. À cet égard, ce n’est pas seulement la crise qui entre en Chine, c’est bien la Chine qui entre en crise – comme cela devait arriver un jour. Trois immenses défis économiques et sociaux vont marquer l’année 2009 :
Le premier défi est celui du chômage des travailleurs issus de la campagne. Par rapport à l’an dernier à la même époque, l’augmentation du nombre de chômeurs issus du milieu rural est estimée à 26 millions. Ce chiffre gonflera sans doute au cours du temps. Certains de ces travailleurs resteront dans les villes et percevront un salaire plus bas qu’auparavant dans des conditions plus précaires, alors que les trois dernières années avaient vu une certaine amélioration de leur niveau de protection sociale. Une autre partie ne quittera pas non plus les villes mais risque de constituer une classe de marginaux désœuvrés. La dernière partie de ces travailleurs ruraux retourne déjà ou va retourner sur ses terres, se mettra peut-être à cultiver de nouveau son lopin, mais sans projet professionnel, sans formation, et presque sans revenu.
Là justement réside le deuxième défi qu’affronte le pouvoir de Pékin : la crise des campagnes, une crise d’autant plus grave qu’une politique effective de développement rural n’a jamais été mise en place depuis trente ans. Manque de formation des paysans, éparpillement des terres, statut archaïque du (non) droit de propriété rural 2 , mauvaise qualité des terres ravagées par la pollution et l’érosion, faiblesse des prix agricoles, retard du système sanitaire et éducatif… Ces problèmes étaient compensés grâce au complément apporté par les 120 millions de travailleurs ruraux partis en ville, mais ce correctif risque de prendre fin.
Le troisième défi sera celui des jeunes diplômés sans travail : le ralentissement général de l’économie comme la mauvaise adéquation entre l’offre de travail et la formation semblent rendre leurs débouchés actuels à peu près inexistants. Le taux de croissance annoncé (huit pour cent environ) ne doit pas faire illusion : dans le contexte chinois (nécessité d’une forte croissance pour maintenir l’emploi, caractère très douteux des outils statistiques), un pareil chiffre équivaut (presque) à une récession.
Le pouvoir est conscient de l’ampleur de la crise. Il n’est pas sans moyens d’intervention, et tente aujourd’hui de les mobiliser.
Le premier moyen dont il dispose, simple, est sans doute le plus efficace : les grands travaux… La Chine doit toujours multiplier son réseau ferroviaire, créer une véritable structure d’assainissement des eaux et une nouvelle infrastructure pour multiplier l’apport des énergies nouvelles… Les moyens annoncés sont impressionnants, mais leur mise en œuvre effective est problématique. La Chine manque notamment d’une administration d’État capable d’assurer le suivi de pareils travaux, notamment dans le domaine environnemental.
Le second moyen d’intervention dont dispose l’État est la continuation de la politique qui vise à améliorer l’offre sanitaire et éducative dans les campagnes, au moins pour atténuer les effets de la crise. Les efforts devraient être payés de succès, car cette politique a déjà été lancée il y a cinq ans – à condition que la participation financière des gouvernements locaux reste stable, ce qui est loin d’être acquis.
Troisièmement, le gouvernement chinois espère renforcer la consommation intérieure et réduire la part de l’épargne dans le budget des ménages. Mais, ici, le gouvernement se heurte aux réflexes de la population, bien consciente qu’en période de crise le maintien d’une épargne forte pour prévoir les urgences médicales ou assurer l’éducation des enfants est plus que jamais indispensable. Le succès ou l’échec de cette politique est essentiel pour l’équilibre à venir du système économique mondial. Ainsi, Michael Pettis, professeur de finance à l’université de Pékin, estime que la Chine ne devrait pas s’engager dans la voie du maintien à tout prix de ses exportations 3 : ce serait le plus sûr moyen de déclencher une guerre commerciale avec les pays occidentaux au détriment de tous. M. Pettis pense que, « pour éviter un conflit commercial, les dirigeants des principales économies de la planète doivent mettre au point un programme concerté d’expansion budgétaire » qui privilégierait la demande des pays excédentaires comme la Chine, afin de rééquilibrer l’économie mondiale. Il faudrait, selon lui, trois ou quatre ans pour obtenir ce résultat.
La relance chinoise passe aussi par des politiques sectorielles. La Chine a adopté un plan de relance pour son secteur automobile. Pékin cherche à éviter un scénario à l’américaine d’effondrement de l’industrie automobile. En effet, les ventes d’automobiles en Chine n’ont progressé «que» de 6,7 % en 2008, enregistrant leur première croissance à un seul chiffre depuis 1999, selon l’Association des constructeurs automobiles du pays (CAAM). Or la bonne tenue de l’industrie automobile est vitale pour l’économie du pays : selon les économistes officiels, 150 industries en dépendent, notamment les aciéries et le secteur pétrochimique. Le gouvernement affiche aussi sa volonté de soutenir le développement des véhicules utilisant les nouvelles technologies et à faibles émissions. Les autorités débloqueraient dans les trois années à venir l’équivalent de 1,1 milliard d’euros pour soutenir les constructeurs qui modernisent leurs appareils de production et développent des « pièces et des véhicules utilisant des énergies nouvelles ». Le gouvernement a également annoncé des mesures en faveur du secteur sidérurgique : selon le China Daily, huit autres secteurs (construction navale, pétrochimie et textile…) devraient bénéficier de l’aide de l’État. Ces aides s’inscrivent à l’intérieur du plan de relance global, décidé en novembre 2008, d’un montant de 455 milliards d’euros, étalé jusqu’à la fin 2010.
Rien d’étonnant, donc, à ce que le gouvernement reconnaisse craindre une multiplication des protestations sociales, déjà évidente dans les grandes villes à proximité des entreprises qui ferment. Bien entendu, d’autres raisons risquent encore d’aggraver les menaces d’explosion sociale, si redoutée par le pouvoir qu’il ne publie plus, depuis plus de deux ans, les statistiques de mouvements sociaux. Au chômage, se surajoutent deux autres raisons importantes :
La première vient de l’expropriation des terres. L’urbanisation et les tensions qui en découlent quant à la propriété et l’usage de la terre expliquent les protestations les plus fortes. Dans les campagnes, mais aussi dans les villes, terres et logements sont happés par des prédateurs privés en cheville avec les pouvoirs locaux. Ces résistances n’ont pas attendu la crise actuelle pour se faire sentir, ce qu’illustrait en mars 2007 le combat d’un couple de Chongqing accroché jusqu’au bout à sa propriété – la maison « tête-de-clou », comme l’ont désignée les médias chinois, d’habitude très discrets sur ce genre d’affaires. La question relie en un tout les tensions écologiques et sociales. Chen Xiwen, vice-ministre du Bureau central des Affaires financières et économiques, a affirmé qu’en 2006, près de la moitié des protestations rurales massives, comprenant les pétitions et les émeutes, ont eu pour élément déclencheur les saisies illégales et les expropriations. Chen Xiwen soulignait que la Chine devait tout mettre en œuvre pour empêcher le rétrécissement de la superficie des terres cultivées en dessous de la ligne critique des 120 millions d’hectares nécessaires pour assurer les réserves alimentaires dans les années à venir. Cette superficie représentait 122,1 millions d’hectares à la fin de l’année 2005. Or on estime que la population urbaine continuera de croître au rythme de 15 millions d’habitants par an. La Chine comprend déjà 90 villes de plus d’un million d’habitants. La Banque mondiale prévoit que la population urbaine chinoise (430 millions en 2001) doublera pour atteindre 850 millions autour de l’année 2015, amenant le taux d’urbanisation à 57 % (il était de 36 % en 2000). Dans la même période de temps, le nombre de villes chinoises de 100 000 habitants et au-delà devrait passer de 630 en 2001 à plus de 1 000. Quarante millions de paysans ont donc perdu leur terre au cours de la dernière décennie à cause de l’urbanisation, et 15 autres millions subiront un sort similaire dans les cinq prochaines années, selon un rapport du ministère du Travail et de la Sécurité sociale de juillet 2006.
La seconde raison structurelle des protestations résulte de la gravité de la situation écologique. La Chine est devenue en 2007 le premier émetteur de gaz à effet de serre de la planète. Les crises écologiques s’y multiplient. En mai 2007, la destruction de l’écosystème du lac Taihu, près de Wuxi, avait privé 2 millions de personnes d’eau courante. La question écologique se traduit désormais dans une crise structurelle de la « ressource terre » : durant les dix dernières années, la Chine a perdu près de 8 millions d’hectares cultivables, et le processus se poursuit à un rythme de 200 000 à 300 000 hectares par an. Plusieurs études prévoient même la perte de dix millions supplémentaires de terres arables en 2030. L’écosystème de 60 % du territoire du pays est considéré comme fragile. Par ailleurs, avec 38 % de son territoire mis en cause, la Chine est confrontée au plus grand problème d’érosion du sol dans le monde. En juillet 2006, Zhou Shengxian, aujourd’hui ministre de l’Environnement, affirmait que 2,2 millions d’hectares de cultures étaient irrigués par de l’eau polluée, qu’un total de 10 millions d’hectares de cultures subissait une forte pollution, et que chaque année, 12 millions de tonnes de nourriture étaient contaminées par des métaux lourds. Or les citadins sont bien plus soucieux qu’auparavant de défendre leur cadre de vie, et la sécurité alimentaire et sanitaire devient un sujet ultra-sensible : les habitants des bourgs protestent à la fois contre la corruption et la pollution quand une usine polluante n’est pas fermée par les autorités locales du Parti-État…
Droit de propriété et principe de précaution forment ainsi les deux assises les plus solides de l’émergence de la société civile en Chine. La sophistication des méthodes employées (téléphone mobile, blogs et sites Internet) comme la précision croissante des cibles et des informations (pollution accidentelle, prévention de la construction de telle usine chimique) montrent que l’on a dépassé le niveau de la simple « jacquerie » pour entrer dans l’ère de la protestation citoyenne. En outre, l’année 2009 est riche en commémorations (les soixante ans du régime, le cinquantième anniversaire du soulèvement du Tibet, les vingt ans du Printemps de 1989, les dix années passées depuis la répression engagée contre le Falun Gong …) : elle pourrait donner une dimension politique à des mouvements qui, au début, seraient strictement sociaux.
La crise du capitalisme international ne provoquera sans doute pas directement la fin du système autoritaro-corporatiste qui s’est solidifié en Chine ces trente dernières années, mais, d’ores et déjà, elle lui présente le défi le plus sévère qu’il ait rencontré dans le même laps de temps. Peut-être verra-t-on là ce que l’on avait coutume d’appeler une ruse de l’histoire…
2 / Les protections légales dont disposent les ruraux menacés d’expropriation restent des plus limitées : la loi sur la propriété, entérinée par l’Assemblée nationale populaire en mars 2007, définit les biens de propriété privée, incluant les revenus, les biens immobiliers, les investissements et autres biens personnels. Cependant, elle s’est arrêtée avant la privatisation des terres rurales possédées collectivement. En fait, elle a plutôt maintenu le concept d’une propriété publique que les individus ont simplement le droit d’utiliser. C’est ce droit d’utilisation que la loi protège, et non le droit de propriété privée sur la terre. Néanmoins, la loi donne aussi explicitement le droit aux paysans de renouveler leur bail d’utilisation de la terre lorsqu’il a expiré.
3 / «China’s Great Demand Challenge», Far Eastern Economic Review, 9 janvier 2009, http://www.feer.com/essays/2009/january/chinas-great-demand-challenge