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Les cinquante dernières années ont été le témoin, par bien des aspects, de la vitalité des mouvements religieux : que l’on pense au rôle de la religion dans la fin du communisme soviétique, à l’extension massive des sectes et de mouvements spirituels, à la montée de l’islam… Or, parallèlement, on constate une profonde évolution des formes de pratique et d’appartenance aux institutions religieuses, à l’intérieur des Églises, qui est souvent vécue sous le signe de la crise. La permanence et le poids du fait religieux interrogent de manière nouvelle la conscience contemporaine, comme en témoignent de nombreux travaux en philosophie et en sciences humaines. Malgré les reconfigurations, les mutations et les crises des institutions, personne n’ose aujourd’hui parler d’une fin de la religion comme la conséquence de l’accomplissement du projet démocratique, on souligne plutôt l’affirmation originale et obstinée des communautés de croyants au sein même de l’univers démocratique.
Cette présence publique va, pourtant, à l’encontre des prophéties sur la modernité qui voyaient dans la disparition des religions l’aboutissement d’un processus de rationalisation et d’émancipation. Ces prophéties s’appuyaient sur l’image d’une confrontation décisive entre le monde moderne et scientifique et la religion, le catholicisme en particulier. Dans un texte récent, Jürgen Habermas – héritier du rationalisme kantien et défenseur du rôle de la raison, sous sa forme communicationnelle, comme fondement de la construction du social – dénonçait l’erreur de ce paradigme moderne :
« Elles [deux lectures erronées de la modernité] considèrent la modernité comme un jeu à somme nulle entre, d’un côté, la science et la technique dont les forces productives sont libérées de leurs chaînes par le capitalisme, et, de l’autre, la religion et les Églises dont les forces visent à la conservation. Aucune ne peut l’emporter sans vaincre l’autre, et ainsi on obéit aux règles du jeu libéral qui favorisent les forces motrices de la modernité. Cette image ne convient pas à une société post-séculière qui postule la persistance des communautés religieuses dans un environnement qui continue à se séculariser » 1.
Le dépassement de ce « malentendu » entre religion et modernité appelle à poser à nouveaux frais la question du rapport entre la religion et la politique dans des sociétés en régime démocratique. Il nous interroge sur les conditions de construction de l’espace démocratique, et sur ce qui peut être exigé des traditions religieuses pour y participer. Mais il pose aussi la question de la contribution spécifique de ces traditions pour tisser le projet humain et politique du vivre-ensemble en démocratie.
Témoin de ce débat, le philosophe Jürgen Habermas peut être considéré comme un des penseurs représentatifs de la théorie de la société dans les dernières décennies. Il défend, à partir d’une conception communicationnelle de la raison 2, la possibilité d’une fondation de la société démocratique sans faire appel aux ressources métaphysiques ou religieuses. La procédure démocratique elle-même permet de créer la « légitimité à partir de la légalité » : en respectant l’accord collectif consigné dans le texte constitutionnel, la société se donne les moyens des normes d’action acceptables pour tous.
L’éthique propre à « l’action communicationnelle » consiste à créer les conditions pour que les citoyens, par eux-mêmes ou par leurs représentants, puissent participer au dialogue civique et faire valoir leurs intérêts au moment de construire la loi. Cet idéal oriente les efforts de démocratisation des sociétés. Et l’existence de personnes et de groupes qui demeurent exclus de ce dialogue par manque d’information sur les décisions à prendre ou sur les procédures à suivre, parce que leurs conditions de vie et d’éducation les empêchent de participer ou tout simplement parce qu’ils se trouvent cantonnés aux marges du système, souligne combien la démocratisation politique d’une société est une tâche permanente, voire inachevable. Les revendications des jeunes, des migrants économiques ou politiques, peuvent être lues dans cette optique comme une demande de reconnaissance, une « démocratisation de la démocratie ». Une telle perspective se fonde sur une vision positive de la raison humaine. Elle est capable d’arriver à des résultats raisonnables par la force de l’argumentation : grâce à celle-ci, les participants au dialogue peuvent se mettre d’accord et s’orienter vers une loi qui, outre sa prétention de validité et de légalité, a une prétention éthique d’orienter vers l’action bonne.
Héritier de la tradition philosophique allemande, plus bienveillante par rapport au rôle politique de la religion que la tradition française, Habermas, dans ses premiers travaux, n’accordait pourtant pas un rôle aux religions dans la construction démocratique. Sa réflexion a évolué sous l’effet d’un double constat : la difficulté croissante à construire de la solidarité entre des citoyens et l’impossibilité de l’État à répondre à lui seul aux interrogations éthiques et de sens d’une société qui a du mal à faire valoir l’idée fondatrice de la « dignité humaine ».
Si les citoyens ne comprennent la politique que comme le lieu où revendiquer leurs droits, sur un horizon de dépolitisation de la vie économique, abandonnée aux forces d’un marché régi par une rationalité purement stratégique de recherche des profits, le lien social se défait dans un processus d’individualisation croissante de la vie sociale. Or la loi ne peut pas produire la solidarité, nécessaire à la santé morale et politique des sociétés. Tout au long de l’histoire, les religions ont développé un potentiel de solidarité qui ne peut pas être demandé aux citoyens par la loi. Les formes de vie associative sont un exemple d’engagement qui dépasse le cadre juridique et qui a aidé à tisser le lien social et à faire passer des forces entre différents groupes sociaux en vue d’un projet de société.
Les démocraties se fondent sur l’idée de la dignité humaine, à la base des déclarations des droits de l’homme. L’interrogation éthique sur les raisons de l’action et sur la place de l’être humain ne trouve de réponse à partir d’une procédure démocratique que parce qu’elle est porteuse de valeurs. Les traditions spirituelles donnent du contenu aux valeurs dont la démocratie a besoin pour donner un horizon éthique à la discussion entre des citoyens ayant des intérêts souvent en conflit. L’interrogation éthique précède la discussion civique sur les règles de la vie en société 3.
Pour construire une société démocratique, suffit-il de penser les citoyens comme des égoïstes éclairés, soucieux chacun de défendre leurs propres intérêts et de maximiser le profit de leurs activités économiques ? La construction de la société est un projet humain entre des citoyens qui ont le droit à chercher que leur vie soit à la fois réussie et bonne. Les traditions religieuses offrent aux citoyens croyants des ressources de sens pour orienter leurs actions et leurs vies. L’État démocratique aurait tort de dénier ces potentialités de sens et de solidarité.
Habermas insiste sur le fait que la persistance des religions dans les sociétés démocratiques implique un « double apprentissage » des limites de la religion et des limites de la raison. Pour les groupes religieux, il suppose d’intégrer dans leur exigence éthique la dimension publique de la morale, en dépassant leur propre communauté de référence dans un accueil de l’autre non-croyant ou professant d’autres convictions. Et leur participation au débat public passe par une acceptation du débat démocratique, et pour le discours religieux par la traduction de ses convictions dans un langage « raisonnable », accessible à tous par la voie de l’argumentation.
Les hommes religieux doivent assimiler l’existence d’un pluralisme irréductible des visions du monde à l’intérieur des sociétés et le besoin de tisser un lien social au-delà de leur propre communauté identitaire. Si les « humanismes » d’inspiration religieuse ont jadis su accomplir cette tâche de sensibiliser aux enjeux d’humanité ; on attend d’eux un discours renouvelé sur l’homme et sur sa dignité capable de mobiliser les forces politiques et sociales en vue de proposer des formes de vie humaine où les personnes retrouvent une place. Les religions constitueront ainsi un pôle critique à l’égard de sociétés qui bouclent sur elles-mêmes, où les hommes ne sont considérés que comme les cibles des stratégies de marché, des « consommateurs » ou des forces au service de l’accumulation croissante du capital.
Aux citoyens sans conviction religieuse il est demandé, parallèlement, une approche critique capable de reconnaître les limites de la raison et le « potentiel de vérité » présent dans les discours religieux. La reconstruction s’impose d’une rationalité pratique capable de mettre en dialogue toutes les ressources éthiques et morales présentes dans la société. Les difficultés qu’affrontent les démocraties pour faire face à la violence, les déceptions après les promesses de bien-être grâce à la technicisation et à l’élargissement des marchés – qui ne connaissent qu’une rationalité stratégique, et où chaque acteur est mobilisé par son seul intérêt –, les nouvelles questions éthiques posées par la recherche scientifique… autant de rappels des limites de la raison technique, incapable à elle seule de répondre aux questions de la dignité de la vie humaine.
Habermas reconnaît le potentiel des discours religieux, à côté des ressources philosophiques et spirituelles de la tradition moderne. A propos, par exemple, des problèmes éthiques posés par les nouvelles technologiques génétiques, les règles de la procédure démocratique qui confronte des intérêts et des horizons éthiques divers, se montrent insuffisantes. Quand l’enjeu est celui d’une compréhension de l’homme et de sa dignité, la négociation d’intérêts en conflit ne permet pas de donner une solution satisfaisante, même si la démocratie garde toute sa puissance pour produire des normes légitimes à partir du respect de la procédure de la discussion. Dans des questions qui touchent à notre conception de ce qu’est une vie bonne et sur ce qui touche à la dignité des hommes, la prise en compte des intérêts ne suffit pas. Habermas fait appel à d’autres ressources présentes dans les sociétés, les ressources propres aux traditions qui peuvent parler, et ont un potentiel de vérité expressif et pertinent pour toute la société. Dans nos démocraties, fondées sur le respect de la dignité et des droits des hommes, toute législation qui touche à ces données fondamentales risque de saper les fondements du lien social. Est-ce que le langage religieux a quelque chose à dire ?
« Par exemple, dans la controverse sur l’utilisation des embryons humains, un certain nombre de voix en ont appelé à la Genèse I, 27 : « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu. » (…) Du point de vue de l’origine, il [l’homme, créature de Dieu] ne peut pas être sur le même plan que Dieu. Ce qui est « à l’image de » est nécessairement créé ; or s’exprime là une intuition qui, dans notre contexte, dit également quelque chose à celui qui n’est pas au diapason de la religion » 4.
Dans une démocratie, conçue comme un projet politique, fondé sur les besoins de protection des intérêts individuels, les citoyens ont le droit de chercher à construire des projets de vie à hauteur humaine. Les traditions, et parmi elles les religions, offrent des idéaux de vie et des ressources de sens pour élever l’homme au-delà de ses intérêts de bien-être vers la recherche d’une vie accomplie et digne d’être vécue. Les États démocratiques sont des institutions sociales distinctes des religions, et donc neutres par rapport aux différents discours de tradition, mais chargées de valeurs : les déclarations des droits de l’homme sont l’expression de ces principes sans lesquels les États démocratiques seraient dépourvus de légitimité.
Penser ainsi la démocratie, ce n’est pas penser à une forme unique et fixée une fois pour toutes ; il s’agit d’un projet humain en permanente construction, appelé à se dépasser en permanence pour faire face aux contingences de l’histoire et aux revendications des exclus. Les religions montrent aux sociétés l’existence d’un au-delà qui les transcende et qui les pousse à se risquer dans l’histoire ; elles sont une ressource formidable de sens et un lieu d’apprentissage éthique grâce à leurs propositions de vie bonne, invitant les hommes à une action qui les sort d’eux-mêmes. Elles sont aussi un « autre » de la société, un pôle critique porteur des questions sur le sens de la justice dans une démocratie qui risque de se contenter de la légalité de ses procédures.
Ce double apprentissage ne conduit pas à prôner une nouvelle alliance entre le trône et l’autel. Ce sont deux institutions différentes, qui ont leur sens et leur consistance propres. Mais les sociétés perdraient beaucoup de « densité humaine » en ignorant les apports que peuvent offrir des traditions qui se placent ailleurs qu’une raison technique capable de discerner l’efficacité des moyens, et de négocier une pluralité d’intérêts. La démocratie est le moyen que les hommes se donnent pour construire la cité humaine, un projet de vie au service de l’humanité et de ses fins les plus hautes ; le désaccord sur le contenu de ses fins, propre aux régimes du pluralisme démocratique, n’implique pas que les hommes renoncent à un projet de vie digne d’être vécue.
2 / La « raison communicationnelle » s’oppose à la raison stratégique. Elle est dirigée vers la construction des consensus à partir de la soumission des interlocuteurs aux règles du débat raisonnable et à la force du meilleur argument. La raison stratégique, qui cherche à trouver les moyens les plus efficaces pour accéder aux buts, est incapable de discerner les fins de l’action.
3 / Voir Jürgen Habermas, et Joseph Ratzinger, « Les Fondements prépolitiques de l’État démocratique ». Esprit , nº 236 (juillet 2004), pp. 5-28.
4 / Jürgen Habermas, Foi et Savoir, loc. cit. , p. 165.