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Il est rare de voir un homme faire l’unité d’une nation. Le Père Hurtado est de ceux qui ont su réunir autour de leur action riches et pauvres, croyants et incroyants. A l’occasion de la canonisation du jésuite à Rome, le Président Ricardo Lagos, socialiste et lui-même agnostique, déclarait : « Avec le Père Hurtado, nous avons gagné un nouveau père de la patrie ». Un tel enthousiasme populaire s’explique par l’influence durable de cet acteur de la justice sociale qui fut le porte-voix des pauvres, un éducateur de jeunes hors pair, et un éveilleur sans concession de la conscience de son pays.
A la suite du décès de son père lorsqu’il a quatre ans, Alberto connaît une enfance pauvre et sa famille est hébergée chez des amis à Santiago. Dès sa scolarité, il veut entrer au noviciat des jésuites pour devenir le prêtre des pauvres mais il doit subvenir aux besoins de sa mère et de son frère. Il travaille donc à mi-temps tout en étudiant le droit jusqu’au diplôme d’avocat. Mais déjà, son activité est intense : dans le quartier le plus pauvre de la ville, il participe à un patronage, fonde un secrétariat social, puis une école du soir. Parallèlement il prépare son mémoire de droit sur le travail à domicile et les mesures de justice nécessaires pour réguler cette activité. Lorsque sa mère retrouve ses biens autrefois spoliés, il peut enfin entrer au noviciat en 1923. Après des études en Argentine, puis à Barcelone, il fait sa théologie à Louvain où il est ordonné prêtre en 1933. Il y prolonge son séjour pour achever une thèse de pédagogie sur Dewey.
Lorsqu’il rentre au Chili en 1936, il n’a plus que seize ans à vivre, mais ce seront des années intenses qui vont marquer l’Eglise et la société chiliennes. Hurtado commence son activité comme père spirituel des adolescents du collège St Ignace. Il enseigne également la pédagogie à l’université. L’impact de sa présence auprès des jeunes le conduit aux postes d’assistant diocésain puis national de l’action catholique de la jeunesse. Il va développer ce mouvement à un point jamais atteint jusqu’alors. Cependant, les tensions politiques et sociales du moment, son souci d’une conscientisation sociale des jeunes (« être catholique, c’est être social » ne cesse-t-il de répéte), le mettent en désaccord avec des responsables ecclésiastiques. On lui reproche son imprudence dans l’engagement social, son manque de soutien au parti conservateur, le fief des catholiques d’alors. Sentant la défiance de l’évêque, il démissionne de sa charge.
A partir de 1944, Alberto Hurtado se consacre essentiellement à l’action sociale. Une rencontre sert de révélateur. Un soir qu’il rentre chez lui, un homme souffrant d’une grave amygdalite et tremblant de froid sous la pluie, lui demande de l’aide. Pour lui, cet homme est le Christ qui erre dans les rues de Santiago. Il mobilise les énergies et, deux mois plus tard, la première pierre du « Hogar de Cristo », le Foyer du Christ, est bénie par l’évêque. Dès lors, chaque soir avec sa fameuse camionnette verte, il parcourt les rues pour recueillir les enfants, les sans-abris. Cette institution en faveur des sans abris, qui le rend célèbre, demeure aujourd’hui très active, regroupant plus de 730 œuvres réparties dans 90 villes.
EMais le Père Hurtado ne se contente pas d’une action charitable, il veut s’adresser aux consciences, changer les structures d’une société capitaliste qui oublie de mettre l’homme en premier. C’est ainsi qu’il diffuse la pensée sociale de l’Eglise presque inconnue dans son pays, par des livres, conférences, interventions à la radio, retraites. Un programme révolutionnaire pour l’époque ! Influencé par son voyage en France en 1947 où il découvre le « catholicisme social », il fonde la même année l’Action syndicale et économique chilienne, destinée à former des leaders syndicaux chrétiens. Nouvelle incompréhension…
En 1951, Hurtado veut aller plus loin, diffuser cette pensée sociale dans la culture, toucher les intellectuels et le monde professionnel. Il crée la revue Message (Mensaje) qui continue d’être aujourd’hui la grande revue des jésuites chiliens. Lorsqu’il meurt en 1952, d’un cancer du pancréas, répondant à l’émotion de tout le pays, le parlement lui rend un hommage officiel. Le jour de sa fête, le 18 août, est déclaré dans le pays « journée de la solidarité ».
A la fois intellectuel et homme d’action, écrivain et travailleur social, éducateur et père spirituel, la vie d’Alberto Hurtado opère une étonnante synthèse au sein des paradoxes et des tensions de la vie chrétienne et du monde moderne. Pas de distance pour lui entre la vie de tous les jours et la vie chrétienne, entre l’action pour la justice et l’annonce de la foi. Pas de contradiction non plus entre l’action immédiate en faveur des démunis et l’action sur les structures injustes. L’unité intérieure de cet homme n’est-elle pas le secret de sa capacité à rassembler aujourd’hui des hommes si différents, au Chili et ailleurs ?
Alain Thomasset