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Projet – Face à l’injustice, faut-il soutenir les individus ou reconstruire des collectifs ?
Luc Boltanski – Ces questions relèvent d’une sociologie de la justice. On peut y entrer de deux manières, soit à partir du sentiment d’injustice que les personnes développent dans le fil de leur expérience, soit à partir du jugement général qu’elles peuvent porter sur le caractère juste ou injuste de l’ordre social. Les deux approches réagissent l’une sur l’autre.
C’est pourquoi, pour parler de la justice, je préfère commencer par la notion d’épreuve qui montre comment s’articulent ces deux entrées. L’épreuve est une prétention, une revendication ou une contestation soumise à un jugement par d’autres personnes ou une institution, qui suppose la rencontre avec un certain réalisme. Par exemple, quand un nouvel ordinateur arrive dans un bureau, à qui est-il attribué ? Au cousin du patron ? Au plus ancien dans le grade le plus élevé ? À celui qui a davantage besoin d’un outil de travail ? À celui qui est le plus compétent en informatique ? Avant l’arrivée de l’ordinateur, plusieurs schémas de la justice peuvent être développés par les acteurs. En situation, un choix doit être fait.
Les épreuves peuvent être plus ou moins instituées, suivre un format préétabli, ou bien se construire dans le feu de l’action. Les élections politiques, par exemple, sont des épreuves qui doivent se dérouler selon une procédure et des règles. Aux élections municipales, deux personnes de la même famille ne peuvent pas figurer sur la même liste. D’autres épreuves sont plus floues : ce collègue que je croise dans l’ascenseur tous les jours ne veut pas me parler. Notre rencontre est aussi une épreuve. Dans chaque cas, il y a souvent sélection. Un choix positif, celui d’un maire, a aussi une conséquence négative : tous les autres ne seront pas élus. Dans les concours, une barrière s’inscrit entre le dernier reçu, qui sera normalien toute sa vie, et le premier recalé. À travers les épreuves, et la manière dont elles s’articulent entre elles, se dit aussi quelque chose de l’ordre social.
À y regarder de près, les épreuves comportent toujours de la force, mais certaines peuvent être dites « correctes », parce qu’elles satisfont à des contraintes de légitimité, alors que d’autres ne le sont pas. Dans le premier cas, la force est spécifiée. Dans une épreuve de sociologie, on va s’efforcer de ne hiérarchiser les personnes qu’en fonction de leurs connaissances académiques et en éliminant les autres aspects de leur personnalité, de leur histoire, qui ne doivent pas interférer. Une épreuve correcte ne fait pas acception des personnes, comme aurait dit saint Thomas. À l’inverse, quand la condamnation politique entraîne la perte du travail, la mise en péril de la vie familiale effective, la société devient totalitaire ou tyrannique.
Projet – Quel est le rôle de la politique dans ce contexte ?
Luc Boltanski – Là aussi, il faut partir des épreuves. Il n’est pas rare que certaines personnes se retrouvent « mauvaises partout ». Elles peuvent prendre sur elles, « ce jour là n’était pas mon jour ». Elles peuvent aussi se rendre compte que durant l’épreuve d’électronique, Ahmed et Ali ont fait moins bien que Pierre-Bertrand, et soupçonner que la couleur de peau a eu davantage d’importance que la compétence. C’est le travail politique de mettre en cause les épreuves, de les comparer, de les contester. Ce fut la force du mouvement ouvrier que de faire le lien entre des situations, une vieille femme qui meurt dans son galetas, un ouvrier qui se trouve à la rue après un accident du travail, une famille trop nombreuse qui n’a pas assez à manger, et de rapporter ces situations à une culpabilité générale, à une construction plus globale d’un ordre de la société. Ce travail de mise en forme pacifie les esprits : il permet à chacun d’isoler sa propre responsabilité, de se reconnaître victime et de formuler des revendications.
Dans ce contexte, il est très important de distinguer les questions morales de l’action politique. La gauche devrait y être plus sensible. Elle a trop souvent tenté d’articuler la demande de reconnaissance sociale qui venait du mouvement ouvrier et la demande de libération de l’autonomie des mœurs, demande connectée à la critique artiste que nous avons développée dans Le nouvel esprit du capitalisme, et dont Baudelaire fut sans doute un des inventeurs. Le mouvement ouvrier était très moraliste, les biens acquis ont certes été le fait des grèves mais aussi du ricochet de ces dernières sur les mouvements philanthropiques. J’ai dans l’idée que la distance à l’égard de la morale est un luxe. Plus les conditions sont précaires, plus la drogue a des effets dévastateurs. À l’inverse, il faut noter combien il est important pour les Sans Terre du Brésil, qui posent des actes transgressifs en montant des coopératives, de montrer qu’ils sont aussi des travailleurs dignes. Cela me semble tout à fait injuste de prêter au mouvement ouvrier une position qui irait dans le sens d’une extension indéfinie de l’entreprise de libération, au sens d’une autonomie individuelle sans limites, ce qui est, par contre, une tentation du libéralisme.
Projet – Mais, aujourd’hui, l’action politique, au sens où vous l’entendez, ne semble pas avoir prise sur la situation ?
Luc Boltanski – En effet, nous venons après deux lames de fond qui se sont succédé. La première a sans doute contribué à davantage de justice dans la société française ; elle partait d’une critique des institutions. Mais à la fin des années 70, il y eut un phénomène impressionnant qui a conduit à l’abandon par les gens les mieux dotés des grandes épreuves instituées. Ceux qui bénéficiaient de la justice des épreuves vont s’en détourner ou les contourner. Le mouvement de la globalisation et de la complexification du monde a nourri cette disqualification des épreuves classiques.
On peut prendre quelques exemples, comme le travail ouvrier où l’aptitude à communiquer est devenue tout à fait centrale. Jusqu’alors, la compétence manuelle était normée par des classifications, elle pouvait faire l’objet d’évaluations. La compétence en communication n’était pas normée. Elle a échappé à la critique. Il y a d’autres cas peut-être aussi flagrants dans le monde artistique : un metteur en scène est-il aujourd’hui jugé sur ses capacités artistiques ou sur sa capacité à se doter d’un réseau financier et politique pour mettre en œuvre ses projets ?
Il est devenu très difficile de dresser la carte des injustices. L’ancien système cartographique était monopolisé par l’interprétation du parti communiste. On sait comment celui-ci a été dévalué. Plus radicalement encore, le changement de système d’épreuves a disqualifié les instances où les institutions qui avaient partie liée avec l’ordre social précédent. On pense ici à la représentation syndicale, au Conseil économique et social, au Plan. Aujourd’hui, il est clair que les inégalités repartent, que le partage de la valeur ajoutée favorise maintenant davantage les actionnaires que les salariés, qu’il est de plus en plus difficile d’échapper à l’assignation à une position dominée. Cela s’est accompagné d’une sorte de cécité sociale : on en est venu à dire avec assurance que la classe ouvrière n’existe plus... Il est aussi très difficile d’identifier les responsabilités en cas d’événements graves. Parallèlement, la disparition de l’ancienne cartographie a favorisé la montée de nouvelles revendications de la part de minorités, revendications non contestables, et qui continuent de brouiller les cartes, notamment parce qu’elles ne sont sans doute pas toutes compatibles entre elles.
Projet – Alors que peut-on faire ? Est-on dans une impasse ?
Luc Boltanski – On ne peut pas simplement aider les personnes ou reconstruire des collectifs, et on doit le faire. Le plus urgent est de reconstruire des tableaux de la société, de façon à donner aux acteurs des outils pour se repérer dans le monde social : sans cartographie, il ne peut pas y avoir d’action collective. C’est ce que nous avions voulu faire en traitant du capitalisme. Par ailleurs, je ne crois pas à la fin des institutions, un monde sans institutions serait un monde mort. Il faut donc reprendre le travail des épreuves, de leur mise à jour, et de leur formatage.
C’est cela la forme de réformisme à laquelle je crois. Je reviens souvent au mouvement des Sans Terre au Brésil. Il est polanyiste 1, au sens où il met l’accent sur le fait que la terre et le travail ne peuvent être traités comme des marchandises, et qu’il se révèle capable de traduire ces principes dans une pratique, en occupant en toute légalité des terres laissées en friche. Je crois au réformisme offensif et radical. Depuis quelques années, des mesures ont été inventées pour limiter le niveau d’injustice, de précarité, d’insécurité. Les maquettes existent, mais rien n’a été mis en œuvre. La droite n’a rien fait. La gauche ne les prend pas au sérieux parce qu’elles sont réformistes, elle les disqualifie au nom d’une exigence révolutionnaire à laquelle elle ne croit d’ailleurs plus elle-même.
Il faut cesser de faire comme si la vie de bohème pouvait être donnée en modèle à toute la société : « Vous changerez dix fois de métier, de région, de femme,... » On ne peut pas répéter que les institutions sont autoritaires, les collectifs trompeurs, et qu’il n’y a pas lieu de se plaindre, puisque c’est pire ailleurs… C’est de la démoralisation sociale. Je ne comprends pas pourquoi ne se met pas en place un mouvement social, combatif, pluraliste, pas dogmatique, marxiste juste ce qu’il faut, et qui reprendrait au sérieux la défense des acteurs en remettant en chantier la question des classes sociales. Je ne comprends pas pourquoi dans notre pays nous n’y avons pas droit. Cela nous permettrait de reconstruire une société.
1 / Son action est cohérente avec la pensée de Karl Polanyi, économiste d’origine hongroise, auteur en 1944 de La grande transformation, Gallimard, 1983.