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Dossier : Les religions dans la cité

Les Eglises en Allemagne : des colosses aux pieds d'argile

©dorena-wm/Flickr/CC
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Resumé Les Eglises allemandes ont obtenu un statut favorable en reconnaissance de leur contribution à la vie sociale depuis la dernière guerre. Mais la réunification, en même temps que le raidissement de Rome face à l’évolution des pratiques des catholiques, peuvent remettre en question cette situation.

Jouissant d’une assise financière et institutionnelle garantie par la Loi fondamentale, les Eglises chrétiennes sont des acteurs de poids dans la vie sociale et politique allemande. Cette position privilégiée renvoie à un régime de rapports entre Etat et religion plutôt étranger au modèle Français de laïcité. De ce côté-ci du Rhin, l’Etat ignore les Eglises et tend à refouler les acteurs religieux hors de l’espace public ; en Allemagne, les rapports entre religion et puissance publique sont placés sous le signe de la coopération et du partenariat. Non seulement les Eglises chrétiennes y sont reconnues comme des forces sociales avec lesquelles il faut compter, mais elles se voient confier une mission publique (Öffentlichkeitsauftrag), notamment dans les domaines sanitaire et social.

Pourtant, les statistiques et une série de crises récentes témoignent que, tout en demeurant des institutions puissantes, les Eglises sont de plus en plus fragilisées par le divorce croissant entre la société et les normes chrétiennes. Si spécificité allemande il y a, elle réside dans le caractère “différé” de cette remise en cause institutionnelle. Perceptible depuis les années 60, celle-ci tend à prendre une tournure plus radicale depuis la chute du mur de Berlin. La réunification, en fermant la longue parenthèse historique de l’après-guerre -période durant laquelle les Eglises furent amenées à jouer un rôle public de premier plan- pourrait bien conduire, à plus ou moins brève échéance, à une remise en question de cette situation privilégiée.

L’héritage de Weimar

Rappelons d'abord l'impact de la Réforme sur l'histoire allemande. Brisant le monopole catholique, la Réforme a introduit un élément de diversité confessionnelle et donné lieu à une institutionnalisation de la pluralité religieuse selon le célèbre principe du cujus regio, ejus religio. Elle a aussi été porteuse d'une dynamique harmonieuse de sécularisation de la pensée (les Lumières allemandes ne furent pas anti-religieuses comme en France 1) et de laïcisation du pouvoir politique, les Eglises protestantes acceptant, à la différence de l'Eglise catholique, de se soumettre à l'autorité du souverain. Cet héritage historique n'a évidemment pas empêché, comme en témoigne l'épisode du Kulturkampf, des tensions entre la minorité catholique et l'Etat. Cependant, la construction de l'Etat moderne en Allemagne a été davantage placée sous le signe d’une complémentarité entre religion et politique que sous celui de la concurrence et de l'exclusion réciproque. L'hétérogénéité religieuse explique un mode de rapport entre Etat et société qui, sans se décliner sur le mode de la pillarisation à la belge, se rapproche des régimes consociatifs suisse et autrichien. L'Etat allemand, de constitution tardive, impuissant à faire advenir une nation homogène, se voit contraint - pour gouverner une société segmentée selon des lignes de clivages confessionnelles - de s'appuyer sur les instances de régulation intermédiaires que représentent les Eglises chrétiennes. Ce partage du pouvoir entre acteurs publics et acteurs privés constitue un trait saillant du système politique de l'Allemagne fédérale 2.

Il explique, en particulier, le rôle des Eglises dans le domaine social et caritatif. Ce domaine a représenté un enjeu considérable dans un contexte de rivalité confessionnelle : l'aide prodiguée aux nécessiteux et aux malades permettait, sinon de conquérir des âmes dans le camp adverse, du moins de cloisonner le milieu confessionnel dans lequel évoluaient les individus et ainsi de les prémunir contre les risques de contamination religieuse. Les différents services caritatifs des Eglises contribuèrent à la modernisation du système sanitaire et social allemand. Et le Diakonisches Werk (protestant) comme la Caritas (catholique) furent explicitement reconnues sous la République de Weimar comme des prestataires de services compétents, l'Etat acceptant de leur déléguer officiellement - selon le principe très catholique de subsidiarité- des tâches d'utilité publique en échange de dotations financières et posant ainsi les bases du système dual 3.

La part qu’elles occupent encore aujourd'hui demeure considérable. Elles disposent d'un réseau dense de services couvrant les multiples aspects de la santé et de l'aide sociale : services ambulatoires de proximité, centres d'accueil de jour, jardins d'enfants, crèches, maisons de repos et de retraite, maisons spécialisées pour personnes handicapées, etc. Le réseau hospitalier des Eglises représente aujourd'hui environ 30% de la capacité hospitalière du pays, le personnel employé par les Eglises dans ce domaine dépasse le million. Les organisations confessionnelles participent aussi à la formation professionnelle, à travers un réseau d'écoles qui assurent la préparation aux diplômes d'Etat dans les professions de santé.

Et celui de l’après-guerre

La République fédérale d'Allemagne, fondée en 1949, a repris à son compte ce système dual. La délégation de tâches d'utilité publique à des acteurs privés a paru d'autant plus légitime aux Pères fondateurs de la l'Allemagne fédérale, que cette répartition du pouvoir entre Etat et société civile s'inscrivait parfaitement dans la philosophie de "domestication du pouvoir" qui a présidé à l'élaboration d'un nouveau système politique en Allemagne. La place des Eglises dans ce domaine est par ailleurs imputable pour partie à leur rôle dans l'immédiat après-guerre.

"Fils de la défaite et des Eglises" : c'est dans ces termes qu'Anne-Marie Le Gloannec décrit les Allemands de l'Allemagne fédérale 4. "Fils de l'Eglise”, privés d’Etat souverain, les Allemands furent bien souvent à l’époque représentés par les Eglises, seules institutions susceptibles de le faire auprès des forces d'occupation. Elles pouvaient se prévaloir d'actions de résistance contre le régime nazi. La part active prise par les réseaux d'associations caritatives dans l'organisation de l'aide aux populations les plus touchées par la défaite, en particulier les réfugiés, leur conférèrent une aura et une fonction particulières. Seules sources d'identification positive à une époque où les références politico-nationales étaient de maniement délicat, elles furent considérées comme des instances de relégitimation tant sur le plan international 5 que sur le plan national. Aux yeux des forces alliées, des Américains en particulier, les valeurs chrétiennes devaient constituer l'un des principaux vecteurs de rééducation (Umerziehung) du peuple allemand, une antidote contre les risques de récidive totalitaire, voire un garde-fou contre les attraits du communisme du bloc de l’Est.

Les Eglises ont retiré d'incontestables avantages de cette situation, exerçant une influence non négligeable sur le nouvel ordre constitutionnel allemand, même si le résultat fut très en dessous de leurs attentes. L'invocatio Dei figure dans le préambule de la Loi fondamentale et dans certains des préambules des constitutions des Länder. Ces textes contiennent aussi des dispositions relatives à l’éducation religieuse, matière obligatoire, ou à la protection des droits de la famille.

Le système des rapports Eglises/Etat, tel qu'il se reconstitue dans les années 50, est même en retrait par rapport aux avancées libérales enregistrées sous la République de Weimar 6. L'idée d'une tutelle diarchique exercée par les deux institutions pour promouvoir le bien commun est mise en avant. L'imbrication des élites politiques et religieuses, la puissante organisation du laïcat catholique et de la hiérarchie de l’Evangelische Kirche in Deutschland (EKD) sont révélatrices.

Trois principaux champs de coopération rapprochent les Eglises et l'Etat. Au-delà du domaine social, l’article 7 de la Loi fondamentale prévoit que les groupes religieux patentés, en l'occurrence les Eglises et la communauté juive, ont accès à l'espace scolaire pour y dispenser des cours d'instruction religieuse, à charge pour les Länder (l'éducation est une compétence fédérée et non fédérale) d'assurer l’accueil logistique et le financement de ces enseignements visés par les administrations compétentes. Le domaine fiscal constitue le troisième champ de cette intrication. En effet, les services du fisc lèvent l'impôt pour les Eglises, le Kirchensteuer (près de 9% de l'impôt sur le revenu). L'Etat met ainsi sa capacité de contrôle et de contrainte à leur service. Le seul moyen à ce jour de s’y soustraire est de procéder à une désaffiliation officielle, enregistrée par les autorités judiciaires civiles : cette procédure entraîne en principe la radiation des fidèles des registres paroissiaux, et donc l’exclusion de la communauté ecclésiale.

Cette assise statutaire et financière correspond, du moins jusque dans les années 60, à une forte allégeance des Allemands à leurs Eglises. En attestent les taux de pratique extraordinairement élevés et le très faible taux de “désaffiliation”. Mais, à la fin des années 60, cette aura s'effrite, sous les coups de boutoir d'un débat critique à propos des silences coupables des institutions ecclésiales sous le régime nazi. Le taux de pratique s'effondre brutalement, reculant de près d'un tiers de 1968 à 1973, le mouvement de désaffiliation (Kirchenaustritt) s'accroît de manière vertigineuse et les positions d'anticléricalisme s'affirment 7.

Après la chute du mur

Plus de dix ans après la chute du mur de Berlin, on peut s’interroger sur ses effets à moyen terme. Sans doute, la part prise par les Eglises à la révolution de velours a occulté dans un premier temps les transformations qu'impliquait l'absorption des nouveaux Länder déchristianisés en profondeur. Salué par les personnalités politiques ouest-allemandes, le rôle des Eglises dans la chute de la dictature communiste a pu faire oublier que plus de 70 % des Allemands de l'Est n'étaient pas baptisés. Et l'aura des Eglises, en particulier de l'Eglise protestante, a été fortement entachée par les révélations apportées par le dépouillement des dossiers de la Stasi et une analyse critique des rapports noués avec le régime SED. Cela n'a pas empêché pourtant de reprendre le dispositif institutionnel prévalant pour les Eglises d'Allemagne de l'Ouest. Une victoire à la Pyrrhus, peut-être, tant ce système de partenariat institutionnalisé est en décalage avec la réalité sociologique et politique de la nouvelle Allemagne.

Car la réunification ne s'est pas seulement traduite par une hausse massive de la population qui ne se réclame d’aucune confession religieuse (konfessionslos), elle a aussi donné lieu à une nouvelle vague de “désaffiliation” concernant, elle, davantage les Allemands de l'Ouest que ceux de l'Est. La multiplication des polémiques autour du statut des Eglises et de leurs rapports avec l'Etat manifeste un décalage croissant entre la société et les normes chrétiennes. Trois de ces controverses méritent une attention particulière en raison à la fois de leur retentissement national, voire international, et de leurs enjeux: la controverse à propos de l'organisation d'un enseignement de normes et de valeurs non confessionnelles dans le Land de Brandebourg, celle des crucifix bavarois, et celle impliquant les centres catholiques de conseil préavortement.

L’instruction religieuse à l’école

La première polémique renvoie à l'avenir des cours d'instruction religieuse. L'article 7 de la Constitution dispose que la religion est une matière obligatoire à l'école : l'administration scolaire organise cet enseignement selon les mêmes conditions que celles qui prévalent pour les autres matières. Mais la loi scolaire promulguée par le parlement du Brandebourg (situé dans l'ex-RDA), en 1996, prévoit d’y substituer un enseignement des normes et des valeurs permettant aux élèves de prendre connaissance des différentes visions du monde idéologiques, spirituelles, philosophiques et religieuses. Dans le contexte de la réunification, un tel enseignement a paru d'autant plus justifié aux autorités du Land, que le Lebensgestaltung, Ethik und Religionskunde (LER) 8 assurait une continuité avec la société de la RDA, et qu’une approche pluraliste leur semblait correspondre à la situation locale, moins de 30% des Brandebourgeois étant affiliés à l'une des grandes Eglises chrétiennes.

Sans se déclarer absolument hostiles au projet, les Eglises s'y sont opposées de manière croissante, en refusant de collaborer à la mise au point de cette nouvelle matière. Elles ont trouvé en la CDU un allié solide pour défendre leur position. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans la discussion technique et juridique, qui a entraîné un débat au Bundestag et la saisine de la Cour constitutionnelle fédérale par les Eglises. Mais l'affaire brandebourgeoise a bien valeur de test national. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe n'a pas rendu son jugement à ce jour. Si elle devait donner raison au Land de Brandebourg, une brèche sérieuse serait ouverte dans un système de relation entre Etat et Eglises, qui fait la part belle aux Eglises dans le système scolaire. Le modèle brandebourgeois pourrait mettre à mal le quasi-monopole sur l'instruction religieuse dans le champ scolaire dont disposent les institutions chrétiennes.

Les crucifix de Bavière

Sans doute n’attacherait-on pas d'importance aux débats concernant le LER si d'autres polémiques, et en particulier l'affaire des crucifix de Bavière, ne constituaient des variations sur le même thème. Rappelons les faits. Un père de famille anthroposophe proteste contre la présence des croix dans les écoles publiques bavaroises. Dans ce Land, resté très majoritairement catholique, la loi scolaire prévoit en effet la présence de crucifix dans les écoles. Jugeant que celle-ci constitue une atteinte à la liberté de conscience de ses enfants, ce père de famille, encouragé et soutenu par des organisations humanistes, dépose une plainte devant le tribunal administratif local. Débouté par deux fois, il forme un recours devant la Cour constitutionnelle fédérale. Considérant que l'article du règlement des écoles bavaroises (Schulordnung) qui prévoyait l'installation de croix dans les salles de classe contrevient à la Loi fondamentale (qui garantit la liberté individuelle, de conscience et de religion), la Cour a donné raison au plaignant en mai 1995. Elle considère que la présence de croix dans les établissements scolaires publics contrevient au principe de neutralité de l'Etat. Elle a pourtant soin de ménager les susceptibilités chrétiennes, ainsi que les conservateurs enclins à considérer les valeurs chrétiennes comme constitutives de l'identité allemande : "Même un Etat qui garantit une liberté religieuse étendue et s'engage ainsi à la neutralité à l'égard des convictions religieuses, ne peut faire abstraction des convictions axiologiques et représentations transmises culturellement et enracinées dans l'histoire, convictions sur lesquelles se fonde le consensus social et dont dépend l'accomplissement de sa propre tâche. 9"

En dépit de ce bémol, le verdict de Karlsruhe a provoqué un tollé de protestations. Au vu des sondages réalisés pour le Spiegel, cette décision prend le contre-pied de l’opinion. 47% des sondés, sans distinction de religion, désapprouvent le jugement, 24% seulement l'approuvent 10. Dans le camp des protestataires, on ne trouve pas seulement la hiérarchie catholique bavaroise et les autorités politiques bavaroises très attachées à l'identité catholique de leur Land. Y figurent aussi des protestants et des personnalités politiques d'envergure nationale, dont le chancelier Kohl déclarant "incompréhensible" la position des juges de Karlsruhe. Une ligne de clivage oppose, grosso modo, les hiérarchies des Eglises catholique et protestante et la CDU aux SPD, au PDS et aux Verts. Qualifié d'édit d'intolérance par l'évêque de Munich-Freysing, jugé "incompréhensible" par Mgr Lehmann, président de la conférence épiscopale allemande, le jugement implique aux yeux des responsables de l'EKD une limitation inquiétante de la place du christianisme dans l'espace public.

Un tel débat croise celui, plus général, sur le fonctionnement du fédéralisme. Et son âpreté relève pour partie d'une protestation croissante contre la "république des Juges". En l'occurrence, il est reproché à la Cour, sous prétexte de garantir les droits individuels, de mettre en péril l'expression d'un consensus social autour du rôle fondateur des valeurs chrétiennes et de relativiser la légitimité des décisions législatives - la loi scolaire bavaroise- adoptées «au nom du peuple». Précisément, cette discussion est révélatrice de la dissociation qui s'opère entre l'Etat de droit, tenu à professer une parfaite neutralité, et son substrat historique imprégné de culture chrétienne. Deux visions de la gestion du pluralisme s'affrontent : l’une à la proportionnelle, qui conférerait aux différentes composantes religieuses de la société civile un statut au pro rata de leur représentativité historique et démographique, et l’autre égalitaire, moins soucieuse du consensus social et culturel que de la défense des droits individuels. Quelles que soient les précautions prises par le Juge, en soulignant la place particulière des valeurs chrétiennes, la décision de 1995, en se prononçant en faveur d'une plus grande laïcité de l'Etat, a brisé un tabou. Elle met non seulement au jour la crise de légitimité de la sur-représentation des Eglises dans l'espace public mais interroge leur fonction historique de pourvoyeuse d'identité collective en Allemagne.

Les centres de santé catholiques

Dans ce climat de remise en cause a surgi un troisième débat, qui n'implique que l'Eglise catholique mais concerne le rôle des Eglises dans le domaine médico-social. Il porte sur l'implication des centres de santé catholiques dans les consultations donnant droit à procéder à une IVG. Selon la nouvelle loi, il est possible de procéder à une IVG à condition de le faire dans un délai de 12 semaines de grossesse et de bénéficier d'une attestation selon laquelle conseil a été pris auprès d'une organisation agréée par l’Etat (l'objet de cette procédure est en principe de protéger l'enfant à naître). Près d'un tiers des centres de conseil - en partie financés par des subventions des Länder- dépendent des Eglises : 270 (sur un total de 1700) relèvent de la Caritas, à peu près autant de l'EKD.

Si le nouveau dispositif législatif ne pose pas de problème à l'EKD, plus souple en matière d’avortement que l’Eglise catholique, il débouche sur une crise majeure pour le catholicisme allemand. Dans une lettre datée de septembre 1995, Jean-Paul II exige de la conférence épiscopale allemande qu'elle se retire des centres de conseil au motif que cette participation n'est pas compatible avec la position catholique sur l'avortement. Cependant, le président de la conférence épiscopale considère que si les centres de conseils catholiques permettent de convaincre un certain nombre de femmes à renoncer à l'IVG, la participation de l’Eglise dans ce système de consultations demeure justifiée. Cette opposition entre une éthique de responsabilité et une éthique de conviction provoque un bras de fer entre Rome et la conférence épiscopale allemande. Les compromis proposés ne parviennent pas à assouplir l'inflexibilité pontificale. Mgr Lehman, pourtant soutenu par les catholiques allemands, les théologiens et les organisations catholiques concernées - la Caritas et le service social des femmes catholiques (Sozialdienst katholischer Frauen) -, se soumet. Les centres de conseil ne sont certes pas fermés. Mais il leur est interdit, à compter du 1er janvier 2001, de délivrer les certificats requis par l'administration médicale pour procéder à une IVG. Cette décision revient à s'auto-exclure en partie du système dual, à se priver de subventions publiques et d'un point d'accès à la société allemande. Mais la mobilisation du laïcat allemand en relativise les effets. En 1998, le Comité central des catholiques allemands (Zentralkomitee der deutschen Katholiken) a annoncé son intention de créer une fondation destinée à fédérer les centres de conseils catholiques qui refusent de se plier aux injonctions romaines. Cette fondation, Donum Vitae, est créée en septembre 1999. Elle est fortement soutenue par les parlementaires CDU et, se défendant officiellement de toute forme d'hostilité à Rome, elle estime fondamental de pérenniser une forme de présence catholique auprès des femmes pensant à l'avortement. Donum Vitae prend soin de se définir non pas comme "organisation catholique" mais comme "organisation de citoyens catholiques". Cette crise a fourni l'occasion au Comité central des catholiques allemands de rappeler son hostilité au centralisme romain et le poids politique des organisations de laïcs dans le catholicisme allemand.

Les autorités publiques d'un certain nombre de Länder se sont déclarées prêtes à aider à financer le bon fonctionnement de Donum Vitae. Assistera-t-on pour autant à un transfert massif du personnel des centres de santé de la Caritas et du service social des femmes catholiques ? Cette mobilisation du laïcat permettra-t-elle, en contournant les directives de la hiérarchie ecclésiale, de préserver les acquis des acteurs catholiques dans le système dual ?

La fin d’une parenthèse ?

On ne saurait conclure sans insister sur le rôle d’accélérateur joué par la réunification allemande. Lors du débat sur le LER comme à propos des centres de santé catholiques ce facteur intervient directement. C’est la situation minoritaire des Eglises par rapport aux Konfessionslos (sans-confession) qui est à l’origine de l’initiative du Brandebourg. Et c’est précisément dans le sillage de la réunification que le dispositif législatif relatif à l’IVG a été reformulé. L’affaire des crucifix bavarois, moins explicitement liée aux transformations induites par la réunification, ne lui est pourtant pas totalement étrangère. Il n’est que de penser au rôle joué par les associations humanistes et de libres penseurs, dont les rangs ont été singulièrement renforcés depuis la réunification. Et, à en croire les commentaires sur la décision de la Cour de Karlsruhe, le souci de combler l’écart entre deux cultures politiques divergentes, en matière de rapport entre religion et politique, n’est pas étranger à l’arbitrage du tribunal.

C’est en somme un double impact qu’a la réunification allemande sur la situation des Eglises. L’absorption de Länder majoritairement athées transforme radicalement l’équilibre des forces au sein de la société civile : l’Allemagne compte désormais 30% de personnes se déclarant sans confession. Cette intégration se traduit aussi par la montée en puissance de l’idée de séparation entre l’Eglise et l’Etat, les Allemands de l’ex-RDA, y compris ceux d’entre eux qui sont religieux, comprenant mal la sur-représentation des Eglises chrétiennes dans l’espace public. Par effet de ricochet, la réunification exerce son influence sur la société ouest-allemande, accentuant la conscience de l’écart entre la société et les Eglises chrétiennes (en témoignent les sorties d’Eglise) et la progression du discours politique en faveur de la séparation. Sur le plan symbolique, le refus de plusieurs des membres du gouvernement de Gerhard Schröder de prêter serment devant Dieu lors de leur investiture marque une certaine forme de décrochage institutionnel de la République de Berlin par rapport aux références religieuses.

Comme si la réunification fermait une parenthèse de l’histoire durant laquelle les Eglises ont été amenées à jouer un rôle politique et symbolique fondamental. De manière significative, les retrouvailles allemandes ont rendu possible la réforme du droit de la nationalité. Cette réforme, qui abandonne l’idée qu’être allemand c’est appartenir à une communauté ethno-culturelle et se rapproche du modèle contractualiste à la française, ne pourra qu’accentuer à terme le débat sur le rôle des Eglises dans la constitution des valeurs communes. Elle ouvre en particulier la voie à l’émergence d’un islam allemand dont l’institutionnalisation paraît désormais inéluctable. Son émergence dans l’espace public suscite des débats qui procèdent de la même logique que ceux nés de l’accroissement des sans-religion en Allemagne. La réunification, en reposant la question de l’intégration de la société allemande, pose de manière radicale celle de la constitution d’un socle de valeurs communes.



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1 / Louis Dumont, “ L’idéologie allemande : identité culturelle et interaction ”, p. 34, L’idéologie allemande, France-Allemagne et retour, Gallimard, 1991.

2 / Voir Gerhard Lehmbruch “Der Beitrag der Korporatismusforschung zur Entwiclung der Steuerungstheorie”, P olitische Vierteljahresschrift, vol. XX, N° 4, pp. 735-751.

3 / Pour une mise en perspective historique et comparative avec la France, voir le livre codirigé par Denis Pelletier et Isabelle von Bueltzingsloewen,   La charité en pratique, chrétiens français et allemands sur le terrain social : XIXè-XXè siècles, Presses universitaires de Strasbourg, 1999.

4 / Anne-Marie le Gloannec, Les Allemagnes en Europe, Fondation Saint-Simon/Calmann-Lévy, 1989, p. 145.

5 / Ce qu’a bien montré à partir de l’étude de l’investissement du champ du développement par les Eglises allemandes l’ouvrage de Sylvie Toscer, Les catholiques allemands à la conquête du développement, L’Harmattan, 1997.

6 / Hans Maier, “Etat et Eglise dans la RFA” pp. 349-374, in Histoire religieuse de l’Allemagne, sous la dir. de Paul Colonge et de Rudolf Lill, éd. du Cerf, 2000.

7 / Voir sur ce point Karl Gabriel, “Déchristianisation et sécularisation : aspects sociologiques et statistiques”, in Histoire religieuse de l’Allemagne, op.cit.

8 / Littéralement “Formation (au sens de modelage) de la vie, éthique, et culture religieuse”.

9 / Traduction de l’auteur.

10 / Der Spiegel, 33, 1995.


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