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La « réforme de l’Etat » a d’abord concerné quelques pays pionniers, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Puis l’Ocde a entrepris de fédérer réflexions et énergies, en affinant les thèmes peu à peu dégagés et en mettant en commun les expériences accumulées. Constatant que beaucoup des pays membres portaient à ces perspectives un intérêt soutenu, l’Union européenne s’est, elle aussi, engagée dans le mouvement. Aujourd’hui, la réforme de l’Etat est devenue, pour les pays qui la mettent effectivement en œuvre, un thème majeur de l’action politique, un chantier prometteur dans la recherche de l’efficacité publique, bref un élément clé de la poursuite du développement d’économies déjà parmi les plus développées.
Au sein de l’Union, l’émergence d’un pouvoir supra national européen est l’occasion de lier ce thème à une réflexion plus approfondie sur les rapports entre démocratie et pouvoir d’Etat, entre pouvoir d’Etat et droit. Le mouvement d’unification européenne réveille ainsi les clivages entre pays selon leur conception du droit : hérité du droit romain ou « anglo-saxon ». Ce thème fournit donc l’occasion d’une mise à plat de l’organisation du pouvoir et de la relation de l’Etat au droit, en même temps qu’il donne lieu à des mesures concrètes. La France participe au débat de fond, mais se tient un peu à l’écart du mouvement concret de réforme.
Cette réserve n’est pas due à ce que l’Etat français serait, moins que d’autres, intéressé par les problèmes que tous cherchent à résoudre. Le champ de la réforme, en effet, couvre l’ensemble des administrations publiques – centrale, locales et de sécurité sociale – et ce qui leur est rattaché, c’est-à-dire toute la sphère économique publique. C’est le sens qu’il faut donner ici au mot Etat. En conséquence, la France apparaît, autant ou même plus que d’autres, potentiellement interrogée en raison des larges dimensions de notre sphère publique. La réforme de l’Etat, d’ailleurs, ne se limite pas à des investigations visant à améliorer le simple fonctionnement gouvernemental et administratif, ce qui serait déjà beaucoup : elle concerne l’ensemble du rôle économique que joue cette sphère publique. Il s’agit tout autant d’une réforme de l’économie publique.
Paradoxalement, c’est l’ampleur potentielle que pourrait prendre la réforme de l’Etat qui explique sans doute le mieux nos réticences, tout autant que nos particularismes usuels : tradition jacobine, méfiance à l’égard du libéralisme anglo-saxon, attachement à nos services publics... En outre, manque en France le soutien politique que d’autres pays ont mobilisé en le fondant sur le rejet par leurs citoyens de trop hauts niveaux d’imposition : réformer la sphère publique devient radicalement nécessaire lorsque les contribuables refusent d’accroître ses moyens ; or ce n’est pas – ou pas encore – le cas en France.
Pour dépasser ces réticences, la France pourrait s’appuyer sur son « exception culturelle » pour imaginer sa propre voie de rénovation. Il est peu probable cependant qu’elle se tienne à l’écart de façon durable. Elle est déjà traversée par trois courants, souterrains mais puissants, qui, au-delà des opportunités politiques, des plus ou moins fortes réticences fiscales ou des options culturelles, rendent la réforme sans doute inéluctable.
Le premier de ces courants tient à l’émergence de nouveaux pouvoirs, aux échelons de l’Europe et de la région, qui encerclent le pouvoir politique national traditionnel et le contraignent à des remises en question. Le second prend sa source dans une exigence croissante des citoyens : ils demandent de plus en plus que l’Etat justifie, au cas par cas, la légitimité de son action au point de vue de l’intérêt public, au lieu de lui accorder a priori celle-ci. De cette exigence découlent des conséquences multiples et aussi diverses que la judiciarisation croissante de la vie publique ou l’apparition d’autorités nouvelles de régulation. Enfin, le troisième courant vise à améliorer au maximum l’efficacité de la sphère publique.
Portée par ce troisième courant, la réforme s’est peu à peu imposée dans les problématiques publiques en Europe. En effet, si l’acceptation de pouvoirs nouveaux, autres que celui de l’Etat, peut être contestée en principe, si la contestation des rapports de l’Etat au droit n’emporte pas forcément l’adhésion, nul ne prétendra sérieusement que chercher une meilleure efficacité publique ne soit pas légitime. Pourtant, les conséquences de cette recherche sont porteuses de bouleversements. Mais ce troisième courant n’est pas indépendant. Les trois courants se confortent mutuellement dans les pays de tradition anglo-saxonne, moins jacobins et centralisateurs que la France. Ils sont chez nous plus conflictuels et y provoquent sans doute plus de remous.
Signé en mars 1957, le traité de Rome a fait sentir peu à peu son influence profondément réformatrice. Chacun comprenait qu’un traité international supplante la loi nationale. Mais le fonctionnement de l’Europe a longtemps masqué l’ampleur des concessions réelles de souveraineté en germe dans le traité. Une fois faite la concession majeure de l’unification douanière, et tant que les directives européennes ne portaient que sur l’adoption de normes communes, souvent techniques, l’illusion d’une souveraineté nationale intacte a perduré. Tout a changé lorsque ont commencé d’apparaître les conséquences ultimes des grands principes reconnus dès l’origine. La libre circulation des personnes portait en germe les accords de Schengen. L’indépendance des fiscalités nationales, déjà bien contrainte, ne résistera pas très longtemps au principe de la libre circulation des biens et services. Celle-ci implique la multiplication des délits trans-frontières : la question de l’espace judiciaire européen commence à se poser. Et cela n’est pas fini.
Pour ce qui est du plan strictement économique, le traité de Rome retient que la libre concurrence est la règle générale, et stipule la neutralité de la réglementation vis-à-vis de la forme juridique de la propriété des entreprises : propriété publique ou privée. Longtemps ignorées, les conséquences de cette stipulation apparaissent aujourd’hui : les règles de la concurrence doivent s’appliquer quelle que soit la nature juridique de l’entreprise. C’est pourquoi, après France Télécom, Electricité de France est désormais mise en concurrence avec les autres producteurs européens. Elle doit faire éclater sa structure 1 sous la surveillance d’une autorité de régulation spécifique. Demain, des évolutions analogues attendent La Poste ou la Sncf.
Il est utile de comprendre que ces évolutions, un peu traumatisantes dans le contexte français, ne résultent pas d’une conversion de la France aux mérites du marché : nous ne pouvons tout simplement pas faire autrement, sauf à nous mettre en contradiction avec le traité, c’est-à-dire revenir loin en arrière, sinon jusqu’à quitter l’Europe.
Loin de se cantonner à des éléments techniques, les directives européennes s’opposent aujourd’hui directement aux pouvoirs régaliens des Etats, malgré la légitimité démocratique de ces derniers. L’exemple le plus frappant est la dévolution du pouvoir monétaire à cette nouvelle autorité indépendante que représente le conseil de la banque centrale européenne. La dévolution de pouvoirs de police est en cours ; demain, d’autres suivront, concernant la défense ou la justice.
Sur le versant économique, la réglementation européenne, déjà omniprésente pour un grand nombre de secteurs mais de façon peu apparente pour le grand public, atteint désormais les grands bastions qu’étaient nos entreprises de service public monopolistes, ce qui touche davantage les citoyens.
Face à une telle situation, la simple prise de recul fait éclater la vérité : par le haut, l’Europe met en cause l’Etat. La question n’est plus de savoir si nous allons réformer l’Etat, spécialement son organisation économique ; elle est de savoir si nous allons conduire ou subir la réforme qui se déroule sous nos yeux. Mi-acteurs mi-sujets, mi-consentants, mi-défendants, mais, à coup sûr, inéluctablement. Notre structure publique actuelle, spécialement son versant économique, n’est plus adaptée à la situation changeante d’aujourd’hui, ni à l’évolution vers la révolution fédérale que certains appellent de leurs vœux, ni à la réaction souverainiste que d’autres espèrent. Par le bas, l’Etat est aussi mis en cause par la montée d’une conscience et d’une volonté d’action régionales, et des pouvoirs qui les accompagnent.
Ce double mouvement conteste l’organisation des Etats. Cette contestation est marquée en France à cause du caractère jacobin de notre Etat. Elle est moins forte dans les pays plus accoutumés à relativiser la position de l’Etat. Mais la restructuration des pouvoirs alimente le premier courant qui porte, à la base, la réforme de l’Etat. Ce premier courant se renforce d’un second, plus radical. Celui-ci interroge notre rapport particulier à la démocratie et au droit d’où l’Etat tire une légitimité particulière à incarner le bien public et l’intérêt général.
L’Etat de droit, c’est d’abord que l’Etat respecte le droit. Mais quel droit ? La société française est marquée par une séparation claire entre droit privé et droit public. Le droit privé tranche les conflits entre intérêts privés ; le droit public règle harmonieusement la vie de la sphère publique. Cette vie harmonieuse est hiérarchique : chacun a son niveau de compétence et chaque sphère de compétence est régie par des règles. La justice administrative, avec à son sommet le Conseil d’Etat, a la charge de veiller à ce que nul n’excède ses compétences, et à ce que chacun applique les règles. Même s’il est possible, le conflit entre intérêts privés et comportement public s’inscrit difficilement dans cette dichotomie. En effet, de même que le souverain de droit divin incarnait le bien sur la terre et dominait tout autre intérêt, l’Etat démocratique et son gouvernement légitimement constitué incarnent l’intérêt général devant lequel les intérêts particuliers doivent s’effacer : leur légitimité est inférieure à celle de l’Etat ; il ne peut y avoir conflit, sauf s’il y a faute d’un agent public. Cette conception du rapport entre l’Etat et le droit imprègne toute notre culture.
Or ce rapport est en train de changer. Chacun vérifie, ne serait-ce que dans le fonctionnement quotidien de la sphère économique, qu’une autre légitimité est apparue au niveau européen. Un intérêt général supérieur s’impose à celui défini par l’Etat national, intérêt qui ne procède pas d’une souveraineté démocratiquement exprimée : il y aurait au contraire beaucoup à dire sur la faiblesse des bases démocratiques des décisions européennes. Il est fondé seulement sur la reconnaissance de la qualité de certains principes : par exemple, l’intérêt de faire régner la concurrence dans l’économie. Mais que les conséquences de certains principes n’ayant d’autre légitimité que l’acceptation générale qu’ils suscitent puissent s’imposer contre la volonté d’un Etat démocratiquement constitué, voilà qui constitue pour la conception française de l’Etat et de son rapport au droit un changement radical.
A cette perte de sa légitimité à incarner l’intérêt supérieur s’en ajoute une seconde : l’Etat cesse d’être légitime dans son rôle de garant de la loyauté des comportements économiques. Son rôle ne coïncidant plus, par nature, avec le bien commun, l’Etat est immédiatement soupçonné d’utiliser les instruments économiques dont il dispose pour défendre un intérêt particulier et non plus l’intérêt général. Pour cette raison, on lui retire la conduite de la politique monétaire pour la confier à un collège de gouverneurs de banques centrales elles-mêmes indépendantes ; pour la même raison, la liberté budgétaire des Etats est encadrée par les règles contraignantes du traité de Maastricht ; enfin, la régulation de nombreux secteurs économiques (financiers, audiovisuel, de télécommunications, etc.) est confiée à des autorités administratives disposant de pouvoirs de contrôle et de sanction parfois considérables.
Dans la conception traditionnelle des rapports entre l’Etat et le droit, c’est évidemment à des fonctionnaires travaillant sous l’autorité d’un ministre démocratiquement nommé qu’auraient été confiées ces missions. Dans la nouvelle conception, inspirée par l’approche anglo-saxonne, on n’accepte plus que l’Etat garantisse la loyauté du fonctionnement de secteurs où ses intérêts restent importants sinon dominants. En France, l’Etat reste en effet propriétaire d’institutions financières importantes comme la Caisse des Dépôts, de l’opérateur historique des télécoms, d’Electricité de France, etc. C’est la raison pour laquelle leur régulation a été confiée à des autorités indépendantes.
Ces autorités de régulation se multiplient : le Conseil d’Etat en a recensé récemment une trentaine. Le pouvoir législatif s’en inquiète, qui voudrait contrôler les nominations de leurs membres, aujourd’hui le plus souvent confiées au pouvoir exécutif, bien que certaines soient remises aux présidents des assemblées. Un tel foisonnement traduit bien, pour cette partie de la réforme, la violence du courant, sans que sa direction paraisse complètement maîtrisée : derrière la question de la nomination des membres se cache celle de la légitimité de ces autorités. Dans l’optique anglo-saxonne, c’est l’expérience et l’effectivité des décisions qu’elles prennent – c’est-à-dire leur capacité à résoudre les problèmes concrets – qui garantissent finalement la légitimité de ces institutions. Il est vrai que les Anglo-saxons en ont une longue expérience 2.
Le rapport de l’Etat au droit change, enfin, en raison d’une évolution dans le comportement des citoyens. Le rôle économique de l’Etat est resté vaste ; la sensibilité aux risques collectifs s’accroît ; des préoccupations nouvelles apparaissent, comme celle de l’environnement ; aussi, les sujets de conflits entre intérêts privés et comportements publics deviennent plus nombreux. Or le citoyen n’accepte plus que ses droits soient dominés par ceux d’un Etat qui n’incarne plus avec la même évidence l’intérêt général. Au lieu de s’adresser au tribunal administratif pour faire réformer une décision qu’il estime irrégulière, le citoyen français, comme les Anglo-saxons, s’adresse au juge ordinaire pour demander réparation du préjudice qu’il pense avoir subi. C’est un fait nouveau considérable. L’agent public ne doit plus seulement prouver qu’il a agi légitimement et selon les règles du droit public ; il doit prouver la cohérence entre son action et la finalité qu’elle affiche. L’action publique tend à être jugée sur ses résultats et non plus sur sa seule régularité : elle devient responsable, au sens complet du terme.
Cette judiciarisation de la sphère administrative explique sans doute les récents succès des juges dans les investigations qu’ils mènent au sein de certains bastions du monde politico-administratif. Mais ce serait une erreur que de réduire ce mouvement à la dimension des « affaires ». Le courant, lui aussi violent, qui porte à désacraliser l’Etat, ses organismes publics et ses fonctionnaires est beaucoup plus radical : touchant au fondement de la légitimité même de l’Etat et à son rapport au droit, il vise à supprimer l’infériorité fondamentale du citoyen face à l’Etat, ce qui renforce aussi le pouvoir du juge.
Les deux premiers courants évoqués rattachent le thème de la réforme de l’Etat à la situation spécifique de l’Europe. Ils expliquent pourquoi la France ne saurait rester à l’écart : elle fait partie des principaux pays concernés, à cause de ses engagements économiques, politiques et historiques en Europe. Mais il nous reste à examiner le troisième courant : il vise à accroître l’efficacité des actions qui se développent dans la sphère publique. Il porte les aspects les plus concrets de la réforme, qui touchent à la fois à l’organisation de l’Etat et à ses modes de gestion. A l’égard de ce courant, la France s’est tenue, jusqu’à présent, très en retrait.
L’inquiétude suscitée par l’accroissement des charges publiques n’est pas nouvelle. Mais, durant les années 80, dans un certain nombre de pays, l’opinion a basculé en faveur d’une stabilisation, voire d’une réduction de la part des dépenses publiques dans le total de l’activité économique, afin de stabiliser ou de réduire l’ensemble des taxes finançant ces dépenses. Le contribuable est évidemment favorable à la réduction de ses impôts ; mais le citoyen est en général hostile à la réduction des services publics de toute nature. La seule issue à ce dilemme réside dans une efficacité plus grande des administrations publiques. Les aspects concrets de la réforme concernent la recherche de cette efficacité et ne couvrent pas seulement l’Etat, mais toutes les administrations. Ils se résument dans la formule : « Faire plus avec moins. »
L’examen des comptes publics montre que les dépenses courantes des administrations (les crayons, le papier... et les voitures de fonction) n’ont pas une taille telle, et font déjà si souvent l’objet de mesures de compression qu’elles ne constituent pas une source d’économie significative. Faire plus avec moins signifie, en réalité, accroître la productivité des administrations et, au premier chef, celle des personnels. C’est pourquoi la première idée mise en œuvre par les réformateurs a consisté à instiller dans les administrations les méthodes de gestion du secteur privé.
Avancer dans cette voie implique de modifier sur trois points principaux la structure et le fonctionnement de l’administration. Il faut d’abord décentraliser les grandes administrations pour donner naissance à un grand nombre d’agences administratives. Chacune de ces agences regroupera en une cellule unique, en général de petite taille par rapport aux vastes administrations d’origine, les hommes et les moyens qui concourent à exécuter une fonction administrative particulière. Cette cellule sera ensuite gérée selon les méthodes du privé : moyens couverts par un budget global ; objectifs quantifiés, performances des personnels mesurées par référence à ces objectifs, leur rémunération en dépendant. En dernier lieu, les responsabilités budgétaire, administrative et fonctionnelle, souvent séparées dans une administration classique, seront confiées à un responsable unique de la cellule : l’objectif est de faire qu’apparaissent dans la sphère publique de véritables gestionnaires, libres de leur action, responsables de leurs moyens et jugés sur leurs performances.
Outre cet objectif central de gains de productivité, les instigateurs de la réforme en espèrent des améliorations indirectes dans la transparence du contrôle de la dépense publique par le Parlement (l’ensemble des comptes publics et des procédures budgétaires nécessite d’être modifié pour se rapprocher des méthodes et des systèmes comptables du privé), ainsi que dans une plus grande proximité entre l’action administrative et des administrés devenus clients.
L’Ocde a mobilisé ses moyens pour encourager, rassembler et théoriser les expériences de ses membres en ce domaine 3. En synthèse de ses travaux, l’organisation invite les gouvernements à réexaminer les fonctions que la sphère publique veut exercer, et a contrario celles qu’elle peut abandonner ; à clarifier les responsabilités des parties prenantes à cet exercice, notamment le niveau adéquat de déconcentration ; enfin, à développer la cohérence de ces exercices en s’inscrivant dans une stratégie. L’organisation insiste notamment sur la nécessité de transformer les administrations en « institutions apprenantes », capables de s’auto-corriger à la lumière de leur propre expérience. Au-delà d’une analyse intelligente mais souvent formelle, l’intérêt des travaux de l’Ocde est de rassembler de nombreuses expériences porteuses d’enseignements applicables.
La mise en œuvre de cette réforme se heurte cependant à de nombreuses difficultés. Certaines agences sont apparues assez indépendantes pour pouvoir être sorties du cadre administratif et privatisées, mais beaucoup de fonctions administratives se sont avérées difficilement réductibles à une partition en agences. Là où, cependant, la création des agences était réalisable, la situation créée par la réforme s’est révélée effectivement bouleversante, comparée aux us et coutumes des administrations habituelles. Aussi, vingt ans après le début de sa mise en œuvre dans certains pays, est-il encore difficile d’en dresser le bilan. Les pays les plus engagés dans cette voie, la Grande-Bretagne par exemple, soulignent que la réforme n’induit que lentement les changements nécessaires des mentalités administratives.
Les espoirs mis dans la seule vertu d’un management de type privé n’ont pas rencontré tous les succès escomptés. C’est pourquoi les promoteurs de la réforme font porter leur effort dans une autre direction : réformer l’Etat en tant qu’instigateur de règles.
Les administrations produisent un grand nombre de règles, tant pour codifier leur propre fonctionnement que pour réguler celui du corps social. Comment accroître l’efficacité publique en améliorant la réglementation qu’elle émet ? Cela suppose de rechercher une meilleure cohérence de ces règles entre elles et d’accroître leur effectivité. Réduire à un plus petit nombre de règles cohérentes une réglementation en proie à une vertigineuse inflation constitue en soi une vaste réforme ! Pour ne citer qu’un exemple en France, liquider une retraite du régime général de la sécurité sociale mobilise aujourd’hui environ 20 000 règles de droit ! L’effectivité de la réglementation, son aptitude à traiter efficacement les problèmes pour lesquels elle est édictée, constitue l’autre versant de cette réforme.
L’Ocde a organisé la réflexion internationale relative sur ce sujet et la mise en commun des expériences réalisées 4. Son approche porte sur tous les aspects de la réglementation économique, sociale et administrative. Par ailleurs, l’Ocde s’est intéressée à la réforme des processus d’élaboration de la réglementation, incluant dans ce chapitre la déréglementation, c’est-à-dire la réduction, voire la suppression de la réglementation portant sur un secteur donné. L’ensemble de ces travaux a donné lieu à des recommandations internationales. L’Ocde appelle ses membres à reconnaître les limites de leur action et celles de la réglementation qu’ils sont capables d’élaborer. Elle les invite à apprendre à « gouverner à l’intérieur de ces limites ». Cette attitude est pour elle la meilleure réponse aux partisans d’une déréglementation à tout va, voire d’un démantèlement de l’Etat : c’est en maintenant l’Etat dans l’espace délimité qui lui est propre qu’il le remplira complètement et qu’il deviendra plus efficace.
En dehors de l’Ocde, cette réforme de la réglementation fait l’objet de réflexions plus ambitieuses encore, connues sous le qualificatif d’« hypothèse procédurale ». Issue de l’école de la philosophie du droit, l’hypothèse procédurale cherche à immerger la réforme administrative dans une réflexion portant sur le rôle de l’Etat démocratique, en particulier sur ses rapports avec le droit. Cette recherche des « bonnes règles », élément central de notre troisième courant portant la réforme de l’Etat, se rattache ainsi aux deux premiers courants examinés plus haut, ceux qui portent les réflexions constitutionnelles sur l’organisation des pouvoirs européens, nationaux et régionaux, et les réflexions juridiques sur le rapport entre le pouvoir et le droit. C’est dire que la réforme de la réglementation dans son interprétation « procédurale » n’est pas limitée dans ses ambitions. Elle rejoint notamment les propositions des économistes théoriciens qui tentent de donner un contenu précis à la critique faite à l’Etat de ne pas bien incarner l’intérêt général, et qui en déduisent des incitations concrètes à donner à tous les agents qui servent l’Etat – politiciens compris – pour améliorer son fonctionnement 5.
On le voit, le thème de la réforme de la sphère publique recouvre à la fois une réflexion constitutionnelle, juridique et économique relative à l’organisation des administrations dans leur ensemble et une mise en œuvre pragmatique de réformes concrètes pour mieux gérer la sphère publique et améliorer cet élément essentiel de sa production, la réglementation qu’elle émet. Inspirés à l’origine par des pays de culture anglo-saxonne, ces deux aspects conduisent à des conséquences pratiques qui heurtent quelquefois de front les pays comme le nôtre ; le droit y est de tradition romaine, les citoyens acceptent – ou acceptaient – mieux qu’ailleurs la légitimité de l’Etat à incarner l’intérêt général, et le rôle économique de l’Etat y est puissant par son interventionnisme et à travers les entreprises publiques. Ces incompatibilités expliquent, bien plus que le conservatisme naturel de notre société, que la France se soit encore très peu engagée dans les aspects concrets de la réforme. Ses juristes, pourtant, ou ses économistes sont actifs dans le mouvement de réflexion générale qui la porte, le pays a su s’adapter à l’ordre nouveau dont témoigne le développement des autorités de régulation indépendantes, et son gouvernement reste leader dans la conduite des évolutions européennes.
Partant après les autres, notre pays bénéficiera de l’expérience accumulée ; saura-t-il inventer sa propre voie ? Il est peu probable qu’il ne fasse rien, car les problèmes que tente de résoudre la réforme de l’Etat se posent chez nous avec autant d’intensité que dans les autres pays. A ne rien faire, surtout, il se priverait du bénéfice final qui est l’objet de cette vaste entreprise : faire mieux contribuer l’Etat à l’amélioration de la situation économique et sociale.
1 / La directive européenne lui impose, au minimum, d’éclater sa structure comptable et d’accorder une large indépendance à son réseau de transport de l’électricité.
2 / La première fut fondée en 1887, aux Etats-Unis, pour réguler la circulation et les tarifs des chemins de fer.
3 / Voir l’ensemble des rapports du « Puma », Service de la gestion publique, Ocde.
4 / Voir La réforme de la réglementation, Ocde, juin 1997.
5 / Jean-Jacques Laffont, Etapes vers un Etat moderne, colloque CAE, décembre 1999.