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Dossier : L’éducation a-t-elle un genre ?

Adolescents : grandir en cherchant ensemble

© Photo fournie par le Valdocco
© Photo fournie par le Valdocco

Comment éduquer à la responsabilité celles et ceux qui, en pleine construction identitaire, font face à de grands bouleversements psychiques et sociaux ? La réponse est dans le dialogue : plutôt que de leur donner des réponses toutes faites, il s’agit de les inviter à chercher, à expérimenter, à créer.


Parlons du genre !
« Pour débattre sereinement du genre, il importe d’accepter que se confrontent des visions différentes de ce que faire société veut dire. C’est ce que nous avons voulu faire avec ce numéro. » Aurore Chaillou, rédactrice en chef adjointe de la « Revue Projet »
Retrouvez l’édito « Parlons du genre ! » présentant la démarche de notre question en débat « L’éducation a-t-elle un genre ? ».

Parler d’adolescence peut sembler quelque peu répétitif, tant on a l’impression que c’est un sujet bien connu. Le mot « crise » vient spontanément à l’esprit à propos de « cette plus délicate des transitions1 ». Pourtant, quand je reviens sur mon expérience d’éducateur de rue, ou si je repense à la manière dont les adolescents sont décrits par les enseignants et les travailleurs sociaux, on est bien loin de l’idée de crise. La tendance à la pathologisation ou à l’étiquetage déviant est forte, et le psychanalyste Winnicott souligne que « crise d’adolescence » ne signifie pas forcément « pathologie adolescente2 ». Un autre écueil est de penser que les adolescents ont toujours posé question et dérangé, réduisant le rapport adulte-adolescent à une relation par nature conflictuelle. Or des travaux tels ceux de Michelle Cadoret3 ont montré que ces rapports intergénérationnels ne recouvrent pas les mêmes enjeux d’une époque à l’autre. Mais le relativisme à outrance est ici aussi douteux que l’alarmisme. Il peut traduire, pour l’adulte, la difficulté à faire face à ce que l’adolescent ou adolescente dont il a la responsabilité a d’inattendu. À cause de l’enjeu éducatif qu’elle incarne, l’adolescence représente aujourd’hui une question sociétale majeure.

À la découverte d’une nouvelle identité

« Adolescent » vient du latin adulescere, qui signifie grandir. L’adolescence est donc moins un état qu’un passage : de l’état pubertaire à la maturité génitale, de l’enfance à l’âge adulte, de la dépendance familiale à une recherche d’autonomie. Philippe Jeammet4 distingue deux dimensions à l’adolescence : l’une est interne, liée aux remaniements corporels, l’autre est davantage liée aux relations sociales et à l’accès à la maturité sexuelle. L’adolescence est un phénomène naturel : cette nouvelle organisation biopsychologique de l’individu est une étape du développement physique.

L’adolescence, cette nouvelle organisation biopsychologique de l’individu, est un phénomène naturel.

Le jeune doit se réapproprier son corps en transformation et faire sienne cette nouvelle identité sexuelle. Ces métamorphoses ont beaucoup d’influence sur l’image de soi et le développement affectif et conduisent à une « redistribution des rôles au sein du groupe social5 ». Il s’agit là de la dimension symbolique et culturelle de l’adolescence.

Chaque jour, dans nos vies et nos rencontres, nous devons prendre des décisions et poser des actes qui ont des répercussions très concrètes. Or, dans le passage de l’enfance au monde adulte, l’adolescent traverse des remaniements identitaires, tant au niveau psychique que social. Jean-Marie Petitclerc caractérise ces passages par une succession de deuils : deuil de l’image idéale de soi et de celle des parents, et deuil d’un monde idéal (passage du rêve au projet)6. La question de l’être prime (et parfois déprime) à l’adolescence : l’être à soi-même, l’être à son histoire et à son inscription généalogique et l’être au monde. À cela s’ajoute la lourde responsabilité de la réflexion sur son avenir (orientation scolaire et professionnelle), à laquelle l’adolescent doit faire face tout en gérant ce qui s’exprime de nouveau en lui (changements corporels, pulsions, désirs, etc.).

Adolescence singulière, socialisation plurielle

L’adolescence est abordée comme un processus de subjectivation, de construction psychique et identitaire, sur lequel le contexte (social, familial, etc.) a une incidence. Une adolescence dans une cité de banlieue parisienne n’a pas les mêmes rebondissements qu’une adolescence dans l’Allier. Les adolescents et adolescentes doivent se construire une cohérence interne dans une société plurielle, aux références multiples. Chaque espace a ses codifications propres, ses exigences, ses modalités langagières et culturelles. Les « ados » sont pris dans une « tecktonic »7 des univers sociaux : une confrontation des sens et des pratiques quotidiennes.

 Les adolescents et adolescentes doivent se construire une cohérence interne dans une société plurielle, aux références multiples.

Une recherche-action que j’ai menée sur le processus de déscolarisation dans une banlieue parisienne m’a confirmé que, dans la cité, les jeunes font face à des discours différents, voire contradictoires. Ils et elles ne sont pas face à un référentiel unique dans un monde « unifié », et peuvent ainsi être qualifiés d’acteurs pluriels, selon la définition du sociologue Bernard Lahire8 : « Le produit de l’expérience – souvent précoce – de socialisation dans des contextes sociaux multiples et hétérogènes », qui a « participé successivement au cours de sa trajectoire ou simultanément au cours d’une même période de temps à des univers sociaux variés en y occupant des positions différentes ». Sans postuler une discontinuité absolue entre les différents domaines d’existence, on constate que toutes les expériences ne sont pas homogènes, ni entièrement compatibles. La cohérence en éducation était sans doute plus évidente dans les sociétés dites « traditionnelles », caractérisées par une forte cohésion sociale. À l’inverse, « les sociétés contemporaines sont incomparablement plus étendues du point de vue spatial comme du point de vue démographique, à forte différenciation des sphères d’activité, des institutions [et] des produits culturels […] et à moindre stabilité des conditions de socialisation ». Et bien que les « fervents de la cohérence éducative » rêvent d’une socialisation homogène et uni-référentielle, dans un monde social fortement différencié, ce modèle vacille.

« Il faut un village pour éduquer un enfant », dit un proverbe africain. Cette formule traduit un désir de cohérence éducative et de liens entre les adultes qui contribuent à l’éducation des jeunes. Mais notre société est bien loin du village traditionnel. Dans son ouvrage sur les nouvelles délinquances des jeunes, Jean-Marie Petitclerc note : « Aujourd’hui l’enfant passe par trois lieux [l’école, la famille et l’« entre-pairs »] dont les modèles de référence passent leur temps à se discréditer ! Dans un tel système, soit on devient fou, soit on devient violent ! […] L’urgence consiste […] à retrouver de la cohérence entre les différents adultes qui ont une mission d’accompagnement de l’enfant sur les chemins d’éducation9. » Ces complexités ravivent l’enjeu éducatif et interrogent de manière assez vive notre capacité à formuler un projet d’avenir et donc d’éducation pour ces adolescents qui interrogent la société sur ce qu’elle veut et peut transmettre. La complexité sociale et la complexité adolescente s’entremêlent.

Éduquer à la responsabilité : une tâche difficile

Éduquer à la responsabilité dans la plus délicate des transitions sociale et identitaire est une tâche difficile, car l’idée de responsabilité peut être angoissante pour l’adolescent. Elle le met devant un idéal difficile à tenir tant il a une conscience aiguë de ses fragilités, a du mal à se faire confiance et est pris dans ses propres contradictions. Même s’il dit le contraire, il a besoin de l’éclairage de l’adulte pour accompagner ses engagements et ses prises de risque. L’éducation à la responsabilité n’est donc pas du côté de l’effacement de l’adulte. Il ne s’agit pas de dire : « Faites comme vous le sentez ! », mais plutôt de se faire rassurant et valorisant en impliquant les adolescents dans des actions concrètes.

L’éducation à la responsabilité n’est pas du côté de l’effacement de l’adulte.

En ce sens, il n’y a pas de grandes et de petites responsabilités. Il s’agit de « chercher ensemble » et d’« entreprendre de là où l’on est ». C’est en apprenant à être répondant de ce qu’il vit avec d’autres que l’adolescent va pouvoir devenir un adulte responsable de ses actes.

Les crises des adultes

Pour la majorité des adultes aujourd’hui, à la crise d’adolescence fait écho celle de l’autorité ou de la relation. Les discours sur l’éducation des adolescents et adolescentes sont teintés d’inquiétude à propos de l’écart qui se creuse entre eux et les adultes : comment faire pour accrocher ces jeunes ? D’où vient cet écart ? Comment le gérer ? Les adultes doutent fortement d’eux-mêmes et de leur capacité à transmettre ou à soutenir un positionnement éducatif. Et la pression est forte sur le devenir des enfants. À ce titre, la relation parents-enseignants peut vite se détériorer.

En tant qu’éducateurs, notre regard et nos positionnements se construisent sur des prémonitions, qui deviennent systématiquement un objet d’anxiété sur l’avenir : le décrochage scolaire, la radicalisation et, plus récemment, la place de la pornographie. Ces sujets sont survalorisés, quand d’autres, peut-être, comme le numérique ou l’éducation écologique, sont minimisés. Ils sont, bien sûr, à prendre au sérieux et notre société va devoir être créative devant ces nouveaux enjeux.

Les incertitudes et les crises surgissant de l’épreuve de la réalité d’une génération doivent permettre de dépasser les réponses toutes faites en éducation. Selon Arendt, une crise « nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous […] des jugements directs10 ». La meilleure des récompenses pour un « praticien d’enfants », selon le psychanalyste Philippe Lacadée, « tient justement aux surprises qu’ouvre la voie du malentendu qu’un savoir préétabli risquerait d’oblitérer11 ». Le risque de certains travaux de recherche est de produire des énoncés qui rendent les adolescents encore plus « étrangers ». Des étiquetages comme « jeunes de cité » ou « à problèmes psy » font que l’adulte se sent éloigné des manières d’être et de réagir de l’adolescent ou de l’adolescente, suscitant une angoisse face à l’inconnu (qui peut d’ailleurs avoir trait à du refoulé).

L’adulte se sent parfois éloigné des manières d’être et de réagir de l’adolescent ou de l’adolescente, suscitant une angoisse face à l’inconnu.

Parfois, les adolescents avec qui je travaille m’ont paru particulièrement insoutenables dans leurs comportements. Comment peuvent-ils passer d’une relation éducative à une relation explosive ? En les recevant avec de l’inquiétude, le risque de surinterprétation ou d’amplification des situations est grand.

Laisser la porte ouverte !

L’image de l’ado réfractaire qui claque les portes à l’issue d’un conflit ne me semble plus tout à fait qualifier l’actualité des relations avec les adolescents. Claquer la porte, c’est marquer une séparation : une opération aussi difficile pour les jeunes que pour les adultes qui les accompagnent. La modalité relationnelle adolescente tient peut-être moins du conflit que de la fuite ou de l’effacement. La fugue ou le décrochage sont des figures contemporaines d’adolescents dans la débrouille : une tentative d’expérimentation de la séparation.

La « porte » est, de manière récurrente, un objet de négociation : on pense aux enseignants qui demandent aux élèves turbulents de « prendre la porte » 12. Or laisser la porte ouverte, c’est justement un programme éducatif ! La jeunesse, en tant que miroir d’une société, se présente avec ses marqueurs et ses étrangetés qui agacent les adultes ou les déconcertent. La question du genre, dans une société marquée par ses imbroglios identitaires et la perte de ses repères, bouscule les adultes aujourd’hui. Quelle posture éducative face à ces adolescents qui nous inquiètent par ce qu’ils donnent à voir ?

Ici intervient la notion de responsabilité répondante13 : nos idées, nos solutions, ne sont que provisoires. Jamais complètement satisfaisantes, elles sont ce qu’on pense être le mieux à un moment donné. Il n’est pas question de donner des réponses toutes faites aux jeunes, mais plutôt de les inviter à chercher, à dialoguer, à expérimenter.

Il n’est pas question de donner des réponses toutes faites aux jeunes, mais plutôt de les inviter à chercher, à dialoguer, à expérimenter.

Ici intervient la notion de responsabilité répondante : nos idées, nos solutions, ne sont que provisoires. Elles ne sont jamais complètement satisfaisantes, mais sont ce qu’on pense être le mieux à un moment donné. Il s’agit de partager du répondant, de penser ensemble de nouvelles façons de vivre, d’agir, de cohabiter. En assumant notre responsabilité de rendre ces jeunes responsables et créateurs dans leur vie, nous leur redonnons confiance pour réussir à l’école, trouver un travail, s’épanouir dans une vie familiale. Leur foi en l’avenir et leur confiance en eux et en l’autre passent par la capacité des adultes à croire en eux, même s’ils se présentent sans appel ! Croire en eux, en elles, c’est aussi croire en l’inaccompli. Il y a toujours un chemin à tenter et à vivre.

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1. Philippe Lacadée, Le malentendu de l’enfant. Des enseignements psychanalytiques de la clinique avec les enfants, Éditions Payot Lausanne, 2003, p. 200.

2. Donald Woods Winnicott, « L’adolescence », De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1989, pp. 399-408.

3. Michelle Cadoret, Le paradigme adolescent, Dunod, 2003.

4. Philippe Jeammet, « Rituels à l’adolescence », Revue de neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, n° 89, 1983.

5. Ibid., p. 36.

6. Jean-Marie Petitclerc, Les nouvelles délinquances des jeunes. Violences urbaines et réponses éducatives, Dunod, 2001.

7. La tecktonik est à la fois une danse et un genre de musique électronique, particulièrement populaire auprès des adolescents au début des années 2000 [NDLR].

8. Ibid.

9. J.-M. Petitclerc, op. cit., p. 70.

10. Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », La crise de la culture, Gallimard, 1972.

11. P. Lacadée, op. cit. p. 9.

12. Arnaud Dubois, Danielle Hans et Antoine Kattar (dir.), « L’exclusion ponctuelle de cours au collège : liaisons et déliaisons dans la relation pédagogique », À la rencontre d’adolescent.e.s dans des environnements incertains. Écoutes croisées, L’Harmattan, 2018.

13. « Le répondant, c’est ce par quoi chacun répond à sa façon, est présent, prend part au lien. » dans Daniel Sibony, Don de soi ou partage de soi ?, Odile Jacob, 2000, p. 171.


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