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Ce qui advient aujourd’hui en Tunisie est fondamental. Non seulement parce qu’une page est en train de se tourner dans l’histoire des relations ambiguës que la France entretient avec ses anciennes colonies. Non plus, seulement, à cause de la « contagion » à d’autres pays arabes, dont il est permis d’espérer que la chute de Hosni Moubarak ne sera qu’une étape, certes spectaculaire… La révolution tunisienne est aussi un événement historique par la leçon de démocratie qu’elle donne au monde.
La Tunisie était en plein essor économique (5 % de croissance annuelle de 2000 à 2008) et venait de mettre en oeuvre un accord de libre échange avec l’Union européenne. Considérée comme l’économie la plus compétitive d’Afrique, elle représentait sûrement l’une des plus dynamiques de l’aire sud-méditerranéenne. Moins de 5 % de sa population vit en dessous du seuil relatif de pauvreté, témoignant du décollage « réussi » de sa classe moyenne. Celle-ci venait d’ailleurs, elle aussi, de se lancer depuis les années 2000 dans le crédit à la consommation… Le « pacte » implicite passé entre le clan Ben Ali et la population tunisienne était, en somme, le suivant : échangeons la liberté politique contre le bien-être matériel. Combien d’amis tunisiens n’avons-nous pas entendu soupirer, à voix basse : « Certes, nous sommes privés de nos droits les plus élémentaires ; on ne peut même pas parler politique à la terrasse d’un café de Nabeul… Mais, au moins, le pouvoir nous garantit une certaine prospérité. » Le bien-être relatif d’une classe moyenne en contrepartie d’une dictature policière ? Le renversement de Ben Ali montre qu’un tel « contrat social » ne survit pas au-delà d’une génération. Sans doute du fait des inégalités sociales que l’appétit du clan Ben Ali avait laissé croître autour de lui.
En 2000, la dépense moyenne par personne des 10 % les plus riches de Tunis était 11 fois supérieure à celle des 10 % les plus pauvres du centre-ouest du pays. Et la montée du chômage des jeunes diplômés ne laissait guère augurer de renversement de tendance. Mais le « contrat » implicite du régime tunisien était surtout voué à l’échec parce que la promesse de prospérité économique, même quand elle est tenue, ne peut durablement servir de compensation à l’absence de démocratie. En un sens, le « pacte » Ben Ali, c’est celui sur lequel le Grand Inquisiteur de Dostoïevski fonde son cynisme : « Ils finiront par jeter leur liberté à nos pieds en nous disant : “Asservissez-nous, mais nourrissez-nous.” Ils comprendront eux-mêmes que la liberté n’est pas compatible avec le pain terrestre et ne leur permet pas d’en avoir chacun à suffisance, car jamais ils ne parviendront à le partager équitablement. » À tous ceux qui se reconnaissent dans le personnage des Frères Karamazov, ce mois de janvier tunisien vient rappeler que, non, l’homme ne se nourrit pas que de pain. Il y a une altérité à la sphère économique, une instance qui dépasse celle de l’aspiration (légitime) à la prospérité matérielle. C’est celle des droits de l’homme et de la démocratie.
Certains chantres du tout-marché pourraient y prêter attention. On pense à ceux qui ne sourcillèrent pas lorsque, dès les années 1975, les économistes Milton Friedman (prix Nobel 1976) et Friedrich Hayek (prix Nobel 1974) firent une visite remarquée au général Pinochet pour lui conseiller la « thérapie de choc » libertarienne qui serait infligée à une société chilienne tétanisée par la dictature. Hayek, l’un des inspirateurs des « révolutions conservatrices » de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, n’est-il pas allé jusqu’à déclarer : « Je préfère personnellement une dictature libérale à un gouvernement démocratique dans lequel tout libéralisme serait absent »1 ? Le peuple tunisien apporte un démenti cinglant à pareille posture : la démocratie n’est pas négociable, même contre la prospérité économique. Et l’Union européenne ? Elle pourrait bien avoir été construite en partie, malgré tout, sur un non-dit qui, mutatis mutandis, n’est pas si éloigné de celui du Grand Inquisiteur. La construction d’un Marché unique sans souveraineté politique, tout comme l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) – institution qui n’a aucun mandat démocratique –, n’ont de sens que si l’on fait le pari que la prospérité économique en compensera le déficit démocratique. Les inégalités sociales se creusent de façon inédite depuis un demi-siècle ; près de 15 % de la population de l’Union vit en dessous du seuil relatif de pauvreté ; les classes moyennes allemandes, en dépit de l’apparent succès de leur industrie, ont vu leur pouvoir d’achat diminuer depuis quinze ans… L’Union ne pourra pas éternellement reporter sine die sa construction politique. Et cette dernière ne passe pas par l’inscription dans une Constitution de l’austérité budgétaire. Ce serait figer dans le droit les exigences des marchés financiers, lesquels n’ont aucune légitimité démocratique non plus ! Après la monnaie, ce serait ôter au politique son deuxième instrument économique : l’outil budgétaire. Il ne nous sera peut-être pas facile de réviser nos traités pour construire ensemble une Union démocratique. Mais qui, en décembre dernier, eût parié que Ben Ali quitterait la scène politique le 14 janvier ? Et Moubarak, le 11 février ?
Cet article a été publié dans La Croix le 21 février 2011.
1 El Mercurio, Santiago du Chili, 12 avril 1981.