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Presque plus personne, aujourd’hui, ne fait encore semblant de croire que la Grèce parviendra à honorer ses dettes d’ici à 2013.
Avec une dette publique qui, l’an prochain, sera supérieure à 140 % du PIB, et en dépit des prêts consentis par le Fonds de stabilité financière européen, il lui faudrait un excédent budgétaire primaire de 5 % de PIB en 2012 pour financer ne fût-ce que les intérêts de sa dette. Sachant que son déficit public sera proche de 10 %, on ne voit pas par quel miracle Athènes parviendrait à payer l’addition.
Cet échec signe l’inanité des plans d’austérité budgétaire imposés par la Commission européenne, l’Allemagne et le FMI, et que le Pacte de l’euro tente de formaliser. Ces plans ne font que creuser davantage les déficits en approfondissant la récession. En ce sens, le mouvement de la « démocratie réelle » (¡Democracia Real Ya!) a raison de demander la fin de ces plans d’ajustement structurel destructeurs. Quant à ceux qui, au contraire, poussent à la vente des actifs nationaux grecs (estimés à 200 milliards d’euros), ils devraient s’efforcer à la décence : une partie du Pirée a été vendue pour une bouchée de pain (2 milliards). Imagine-t-on la France privatiser le Panthéon pour payer ses dettes ? Les États-Unis ne sont pas en meilleure position : fin 2012, il leur faudra rembourser un tiers de leur dette (soit 30 % de leur PIB). L’Amérique va-t-elle vendre le mont Rushmore ? Non, bien sûr : la Fed continuera de financer la dette américaine par la planche à billets, quitte à laisser dégringoler le dollar.
Au sein de la zone euro, émettre de la monnaie pour financer les dettes publiques est interdit par les traités européens (alors qu’utiliser la planche à billets pour sauver les banques est tout à fait licite !). Les traités ayant été largement écornés depuis 2008, nous pourrions les revoir pour faire face à la situation exceptionnelle qui est la nôtre. Mais non : nos voisins d’outre-Rhin semblent hantés par la crainte d’une hyperinflation qui conduirait droit au totalitarisme. Pourtant, c’est à la faveur d’une politique d’austérité déflationniste mise en place par le chancelier Brüning en 1930 que le national-socialisme est arrivé au pouvoir. Et, aujourd’hui, c’est précisément l’absence d’alternative à une immense faillite européenne qui ouvre un boulevard aux extrêmes droites de nos pays. Quant l’inflation, nous en aurons, quelle que soit la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE), du fait de l’inexorable flambée du prix de l’énergie.
Le gouvernement grec évoque lui-même une possible sortie de la zone euro. Ce serait la conséquence logique d’une faillite de l’État, car, banni pour plusieurs années des marchés financiers et de l’aide européenne, il lui faudrait alors nécessairement utiliser la planche à billets pour payer ses fonctionnaires, ce que l’euro n’autorise pas. Sortir de l’euro permettrait aussi à Athènes de dévaluer la drachme à la hauteur de l’état de santé réel de son économie. D’autres suivraient sans doute son départ : le Portugal, l’Irlande, voire l’Espagne lorsqu’il lui faudra elle-même appeler au secours le Fonds de stabilité européen pour recapitaliser ses propres banques. Autant de pays en moins à secourir, estimeront certains membres des pays « riches » de la zone. Que restera-t-il ? Une zone euro réduite à sept ou huit pays. Dans l’imaginaire de certains, ces nouvelles frontières ressembleraient beaucoup à celles du Saint Empire romain germanique, auquel on aurait adjoint quelques excroissances « négligeables » (le sud de l’Italie...) et, peut-être, une Europe de l’Est qui sert aujourd’hui de vaste marché pour les machines-outils allemandes.
D’où l’entêtement de certains, outre-Rhin, à inscrire dans le marbre du Pacte de l’euro ou dans le mandat d’un éventuel ministère européen de l’économie des règles d’austérité budgétaire qui, pourtant, précipitent les pays fragiles vers la sortie. D’aucuns, à Bruxelles, Berlin et Paris, sont déjà en train de préparer les règles d’une mini-zone euro. Pourtant, il faudra alors compter avec les probables faillites en chaîne des banques grecques, espagnoles, irlandaises ainsi qu’avec la possibilité d’un nouveau « krach » financier. En ce moment même, des investisseurs parient contre la Grèce en achetant des CDS1 sur sa dette, c’est-à-dire des actifs qui fonctionnent comme des contrats d’assurance sur la faillite grecque. Tous ne sont pas exposés au « risque grec » : certains sont simplement des spéculateurs qui « jouent » la faillite de l’État.
Peut-on savoir qui, aujourd’hui, spécule contre Athènes ? Non, car en dépit des appels répétés de l’Autorité des marchés financiers, 80 % des transactions de CDS s’échangent encore sur des marchés de gré-à-gré en Europe, dans la plus complète opacité. Et lorsqu’en 2010 Angela Merkel a imposé l’interdiction de vente de CDS à des fins strictement spéculatives, Christine Lagarde s’y est opposée !
Ce scénario n’est pas inéluctable : Jean-Claude Trichet (président de la BCE) et Wolfgang Schaüble (ministre allemand des Finances) semblent prêts à tout pour l’éviter. En outre, la Grèce peut négocier une restructuration « douce » de sa dette, à condition que les banques créancières de la Grèce acceptent de s’asseoir à la table des négociations. Quant à nous, Français, dans l’hypothèse d’une mini-zone euro, nous n’aurions plus d’autre issue que de nous plier au « diktat » budgétaire allemand, dans la mesure où une sortie de l’euro nous précipiterait à notre tour dans un chaos financier inimaginable : il était déjà difficile à la Banque de France de défendre le franc contre les attaques spéculatives des marchés des changes dans les années 1990. Aujourd’hui, revenir au franc serait tout simplement livrer notre monnaie et notre économie aux jeux mortels de spéculateurs autrement plus puissants qu’il y a quinze ans. Ni la sortie de l’euro ni le maintien dans une mini-zone « romaine germanique » ne sont donc des « solutions » pour l’économie française.
Cet article a été publié dans La Croix, le 21 juin 2011.
Notes
1 Credit Default Swaps.