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La responsabilité individuelle est devenue la chose du monde la mieux partagée. On « assume ». Une réforme des retraites impopulaire ? Une dissolution ratée ? Un gouvernement nommé contre le résultat des législatives qui ont fait suite à ladite dissolution et renversé au bout de deux mois et demi ? Le président de la République se pique d’«assumer ». Autrement dit, d’endosser la pleine et entière responsabilité de ses décisions. Et quid ?
C’est là que blesse le bât étymologique, moral et politique de la formule. Assumer, oui, mais pour quel coût réel ? De sa racine à ses usages, le verbe « assumer » semble avoir connu quelques contorsions. Dans son acception latine originelle, il signifie « prendre sur soi » ou « prendre à sa charge ». Il se confond désormais avec le verbe anglais « to assume » c’est-à-dire croire, supposer ou présumer. Quitte à suggérer une forme d’assomption de qui l’emploie, soit sa capacité à porter une conviction au-dessus de la mêlée.
Où situer le sens exact de cette sorte de totem oratoire ? La réponse se devine. Or le glissement du mot n’est pas sans risque. Il évoque de près ces réalités parallèles ou ces rationalités alternatives que cultive une époque maillée d’infox, de vérités clivantes et de petites phrases dont « on verra bien » les conséquences. Alors, assumons. Ou, plutôt, osons.
Soutenir, par exemple, que la biodiversité se reconstitue d’elle-même rapidement. Assurer qu’une nouvelle loi sur l’immigration s’impose de toute urgence, quand la précédente n’a même pas été appliquée (cf. le dossier de la Revue Projet n° 402). Jurer que les secours fédéraux américains pillent les sinistrés de l’ouragan Hélène. Nous éviterons de rappeler ici ce que les accusés de l’affaire de Mazan disent « assumer ».
Qu’est-ce qui est assumé, au juste ? Rien, hormis la posture qui ne veut rien voir des effets qu’elle produit et croit s’en garantir en se drapant dans sa puissance. « J’assume », y’a rien à voir et comme le chantait Édith Piaf : « Non, rien de rien. Non, je ne regrette rien. » La réalité est ainsi censée s’adapter au bon vouloir de l’individu décomplexé, sûr de son fait et de sa liberté.
Conseillons-lui de relire Benjamin Constant (1767-1830) : « Le danger de la liberté moderne », expliquait-il, « c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique.1 » Car il y a bien une responsabilité collective à assumer en tant qu’individu.
1 « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes » (1819), dans Écrits politiques, Gallimard, « Folio-Essais », 1997.