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La digitalisation est partout. Un continent est en train d’émerger : « Les données [numériques] constitueront le nouvel or noir du Septième continent, le pétrole du nouveau siècle. » (C.-É. Bouée, Confucius et les automates, 2014). D’aucuns ne parlent plus seulement de réalité virtuelle, mais d’extra-réalité. Nous quittons la réalité pour une destination tout autre, à la manière du train pour Poudlard à prendre au quai 9 ¾ dans Harry Potter.
Dans Petite poucette (Le Pommier, 2012), Michel Serres analyse de façon inspirante cette révolution digitale en termes topologiques. En mathématiques, cela revient à interroger son voisinage spatio-temporel. Les distances et le temps entre les hommes et les choses s’effacent pour une immédiateté qui modifie le rapport de chacun à la réalité.
Le raccourcissement des distances (proximité), la possibilité de maximiser la présence en tout lieu et temps (densité) et l’accessibilité à l’entièreté de l’espace-temps (globalité) permettent, sans exagérer, d’imaginer une « entité-toile » désincarnée, virtualisée, composée de purs esprits. Elle a tout des caractéristiques du divin : omniprésence, omniscience, éternité (on ne meurt pas chez Facebook), toute-puissance (capacité à contrôler la finance, le réseau des « amitiés » ou le commerce des objets), etc.
L’homme, depuis toujours, a rêvé d’être l’égal des dieux. Remémorons-nous la tour de Babel, dépassant les nuages et se rapprochant du domaine de ces derniers. On sait ce qu’il est advenu : les dieux, pris de peur, on fait régner la division parmi les hommes en multipliant les langues, ce qui a mis fin à ce projet prométhéen.
C’est dans ces zones d’incertitude que se révèlent notre audace, notre pouvoir, notre vitalité.
Mais, dans l’extra-réalité, le binaire est l’unique langage. La barrière surmontée des langues nous rendrait-elle le rêve de Babel accessible ? L’intelligence artificielle serait-elle cette extra-réalité que fantasme l’humanité ? Car la tour de Babel, version « IA », peut devenir notre nouveau mirage. Le monde virtuel idéal est sans zone d’ombre, sans « bugs ».
Heureusement, une telle entité virtuelle hors-sol n’existe pas, il n’y a pas de vaisseau pouvant rompre toutes ses amarres réelles. Les débats concernant l’énergie (fossile) nécessaire à la finance virtuelle, tel le Bitcoin, en sont la preuve. Salutaire piqûre de rappel à tous ces e-investisseurs qui s’imaginent se libérer de toute contrainte. Si les dieux ont pris peur face à Babel, comment se comporteront les humains face au « disembodiment » de leurs vies ?
Le doute, l’inexplicable, l’improbable, l’imprévisible sont liés à notre finitude ou à celle de la création. C’est dans ces zones d’incertitude que se révèlent notre audace, notre pouvoir, notre vitalité. C’est là également que se vivent nos peurs, nos craintes, nos hésitations. Lutter pour conserver ce monde d’ombres et de lumières, c’est faire alliance avec les dieux pour un avenir non écrit, riche de la diversité des cultures, des chairs, des histoires et des utopies.