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Jusqu’en 2019, taper le mot « lesbienne » dans Google renvoyait vers des sites pornographiques. Mais un petit collectif de militantes et d’expertes en référencement a fait plier le géant.
Les algorithmes des moteurs de recherche – ces formules mathématiques qui hiérarchisent les résultats – ne sont pas neutres. Ils sont le reflet d’une politique qui oriente la façon dont les internautes s’informent. Ainsi, sans que personne ne s’en émeuve pendant des dizaines d’années, un mot ne comportant pas explicitement de connotation sexuelle a été capté, privatisé par l’industrie pornographique. Jusqu’au 18 juillet 2019, taper le mot « lesbienne » sur Google ne renvoyait ni sur la définition, ni sur des articles ou des associations LGBT + : on ne trouvait que des sites pornographiques, qui profitaient d’une formule algorithmique mal calibrée pour apparaître en premier. Le site wikipedia.org n’arrivait qu’en onzième page de résultats ! Avec quels effets sur des adolescentes en quête d’informations ? Convaincue qu’en changeant le référencement, on pourrait donner accès à des contenus pour éclairer les jeunes sur le chemin de leur identité, en avril 2019, je m’insurge sur mon compte Twitter avec le hashtag #SEOlesbienne. Et ce petit tweet, remarqué par une journaliste, a provoqué un emballement médiatique inattendu.
Le hashtag #SEOlesbienne a provoqué un emballement médiatique inattendu.
Ma femme et moi avons alors organisé un événement avec un mot d’ordre : « Hackons le référencement du mot “lesbienne” ! » Le collectif SEOlesbienne, mélange d’expertes en référencement et de lesbiennes, était né. Il a fallu créer une identité visuelle, se mettre d’accord sur un langage clair et commun, définir des objectifs à moyen et long terme. La cyberaction suppose la capacité à susciter un engouement autour d’une idée et, pour ça, il faut structurer son propos.
L’initiative de SEOlesbienne a été abondamment tournée en ridicule sur les réseaux sociaux. En avril 2019, nous recevions tous les jours des messages comme : « Vous êtes des “Social Justice Warrior” (SJW) : votre combat ne sert à rien, Google affiche juste les résultats les plus recherchés. » Cet acronyme hautement péjoratif nous accusait de mettre notre énergie au service d’un idéal creux. Nous constations une réelle tentative pour nous décourager : aux yeux de beaucoup, se battre contre Google, perçu comme un monstre sans tête, était illusoire.
La plupart de nos opposants se faisaient une fausse idée du fonctionnement d’un moteur de recherche ; à leurs yeux, Google était neutre, ses résultats n’étaient fonction que de la demande. Cela soulignait une ignorance totale du biais algorithmique, une notion pourtant essentielle à la compréhension de notre monde. Certes, les résultats obtenus sur un moteur de recherche dépendent du nombre de demandes et de l’ampleur de l’offre, mais ils sont également pondérés par Google, qui influe sur les associations thématiques favorisées par l’algorithme.
La campagne médiatique que nous avons menée avait pour but de faire entendre la question au géant : avant d’être un moteur de recherche fait de 0 et de 1, Google est une entreprise soucieuse de son image, notamment auprès des minorités LGBT +. Lors d’une conférence de presse, en juin 2019, Pandu Nayak, vice-président de Google en charge de la qualité du moteur de recherche, s’exprimait sur le référencement du mot « lesbienne ». Admettant des « résultats terribles » et promettant des corrections, il répondait : « Nous avons pris des mesures pour les cas où, quand il y a une raison que le mot soit interprété de manière non pornographique, ce soit cette interprétation qui soit mise en avant. »
Soudainement, un petit collectif de françaises pouvait faire bouger les lignes de Google !
En juillet 2019 : victoire ! Les résultats rattachés au mot-clé « lesbienne » commencent à évoluer, donnant de moins en moins de place aux contenus pornographiques. À ce moment, nous avons eu le sentiment d’un changement de paradigme. Soudainement, un tout petit collectif français, composé d’une dizaine de femmes lesbiennes et d’expertes en référencement, pouvait faire bouger les lignes du moteur de recherche de Google ! Cette victoire, nous la devons avant tout à la presse spécialisée, tant numérique que LGBT +, qui a contribué à la diffusion de notre combat et à la problématisation de ce sujet. La presse généraliste française, puis internationale, s’en est également saisie, comme si tout le monde redécouvrait que les collectifs citoyens avaient le pouvoir de faire changer les choses – y compris face aux géants.
Aujourd’hui, nous cherchons surtout à alimenter le débat sur les politiques algorithmiques car on sous-estime l’influence exponentielle qu’elles auront sur nos vies. Nous parlons de formules mathématiques capables d’apprendre par elles-mêmes, de faire leurs propres conjectures à partir des informations qu’on leur donne. Se pose dès lors la question du corpus : avons-nous vraiment envie que les algorithmes qui décideront demain de notre entrée à l’université ou de notre prêt bancaire aient été entraînés sur des bases de données datant des années 1990, reflétant les inégalités de la société d’alors ?