Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Depuis vingt-deux ans, Sylvie Labas tient Folies d’encre, la seule librairie de la ville de Saint-Denis (93), une des cités les plus pauvres et les plus jeunes de France métropolitaine.
Les questions de mixité sociale et de gentrification imprègnent la ville de Saint-Denis, particulièrement avec les Jeux olympiques en ligne de mire. À quoi ressemble la clientèle de Folies d’encre ?
La librairie est avant tout un commerce de quartier. Les premiers visiteurs, dès l’ouverture, en 1998, c’étaient les gamins qui vivaient alentour. Parfois, des tout-petits de 3 ou 4 ans venaient seuls dans la librairie ! « J’ai dit à Maman que j’étais aux livres. » On accueillait aussi les grands frères inscrits au collège. Grâce à l’école et à son rôle de prescription, la plupart des enfants viennent avec leurs parents pour commander des livres. Ce sont des adultes qui ne savent pas toujours lire, qui n’ont pas toujours de papiers… Ils ont parfois la trouille de rentrer dans la librairie. Notre rôle, c’est de désacraliser, dédramatiser ce moment-là. Je pense qu’on a plutôt réussi. Beaucoup sont devenus des fidèles de la librairie quand il faut un livre pour leurs enfants, alors qu’eux-mêmes ne lisent pas.
La librairie n’est pas dédiée qu’aux lecteurs et lectrices ! Régulièrement, on organise des événements ouverts à tous, autour d’une œuvre ou d’une personne. On a invité Gaël Faye, Dan Franck, Rodney Saint-Éloi… On travaille en amont avec des lycéens, qui préparent et animent la soirée et le débat avec le public. Ils invitent les parents, les frères et sœurs. Leur professionnalisme est remarquable ! L’existence de Folies d’encre, c’est une grande fierté pour les habitants. Ils sont heureux de dire : « À Saint-Denis aussi, on a une librairie. » Cette ville est tellement maltraitée au niveau médiatique. On en souffre beaucoup ! Il y a un vrai travail à faire avec les journalistes, pour parler en vérité de cette banlieue, extrêmement riche humainement.
Quand un magasin Virgin a ouvert juste à côté de la librairie, les habitants ont été un soutien sans faille.
Quelles ont été les principales difficultés surmontées depuis l’ouverture de la librairie ?
J’ai eu des moments très durs économiquement. On a ouvert avec rien… J’ai fait un prêt de consommation, comme si je faisais une nouvelle cuisine chez moi. L’association pour le développement de la librairie de création (Aldec) a été un énorme soutien. Le plus dur, ce fut en 2006, quand un magasin Virgin – une chaîne mondiale de biens culturels – a ouvert juste à côté de la librairie, favorisé par les politiques locaux. À ce moment-là, j’ai failli baisser les bras. Mais les habitants se sont mobilisés avec moi. Ils ont été un soutien sans faille. Ils m’ont poussée à m’exprimer, à chercher les mots justes pour expliquer la situation, ils ont trouvé des chiffres pour étayer mes propos, ont appelé des éditeurs en renfort… Ils m’ont même obligée à me rendre au conseil municipal. J’ai été portée par une force de tous âges. Et ça dépassait le public de la librairie ! Des ados m’arrêtaient dans la rue : « Madame, vous nous dites ce qu’on doit faire, on le fera. » C’est grâce aux habitants que j’ai tenu.
Les politiques ne comprenaient pas la démarche : pour eux, cette nouvelle ouverture était bonne pour « les gens ». L’ancien député de Saint-Denis, Patrick Braouezec, m’a conviée à une réunion en mairie avec les représentants du Virgin, pour me montrer qu’ils n’étaient pas méchants. Mais je leur ai dit : « Ce n’est pas une question de personnes, c’est une question de vision de société. Vous allez à Porto Alegre au forum altermondialiste critiquer le capitalisme et vous le faites venir directement dans la ville, avec tapis rouge. » Il y a eu du chantage à l’emploi, évidemment. Pourtant, l’infiniment petit crée plus de travail que l’infiniment grand ! Le Virgin avait un rayon livres de 200 m2, avec un seul employé pour s’en occuper. Nous, on était trois pour 80 m2. Le magasin a finalement fermé en 2012, quand le groupe a déposé le bilan.
Qu’est-ce qui vous fait tenir dans votre engagement ? Quels sont vos points d’appui lorsqu’il s’agit de traverser des temps difficiles ?
J’ai vraiment confiance dans le peuple. Il y a une telle richesse. Je trouve très dommageable de ne pas s’appuyer sur son bon sens, sur sa « décence commune » (common decency), comme le dirait George Orwell. Après l’épisode de l’ouverture du Virgin, la mobilisation des habitants a convaincu les politiques de soutenir la librairie. En 2010, on manquait sévèrement d’espace, mais le loyer sur le local visé était astronomique, on ne pouvait pas. La mairie a proposé de nous sous-louer les lieux, prenant en charge une partie du prix. Normalement, une municipalité n’a pas le droit de faire ça ! Mais on a fait jurisprudence. On a rédigé une convention, validée par la préfecture, reliant le bail de la librairie à la mairie. Je tenais à ce que, politiquement, ce soit écrit et attesté. L’ensemble de la municipalité a voté pour et tout a été signé en une journée par le préfet !
Certains petits oublient leurs doudous à la boutique en repartant avec un album !
En 2018, le ministère de l’Éducation nationale estimait que plus d’un enfant sur dix était en difficulté de lecture. Dans quelle mesure l’accès aux livres constitue-t-il, selon vous, un levier d’épanouissement ?
La lecture a été trop importante dans ma vie pour que je ne la partage pas. Je viens d’un milieu ouvrier. S’il n’y avait pas eu de bibliothèque municipale, je ne serais pas ici aujourd’hui. J’empruntais énormément de livres, je les dévorais. Je me mettais dans un petit coin, dans la cuisine, pour lire mon manuel scolaire comme je pouvais. Quand je ne comprenais pas, j’inventais, sans doute, dans les premiers temps… Ça m’intéressait plus que de manger ! Le livre est un lieu où l’on se construit. On voit bien comment les tout-petits réagissent face à un livre… Il arrive que des enfants oublient leurs doudous à la boutique en repartant avec un album !
Il ne faut pas lâcher sur les politiques publiques de lecture, elles sont primordiales. Les libraires sont aussi là pour faciliter l’accès au livre, c’est complémentaire. Le Département et la Ville de Saint-Denis font un beau travail dans les crèches et les écoles. La lecture et la culture sont des espaces d’émancipation fondamentaux. On a vu pendant le coronavirus les failles du service public, au niveau du système de santé. C’est pareil pour l’éducation… Ce sont des espaces qui, financièrement, ne sont pas rentables. Et pourtant, comme la prévention dans le domaine médical, ça fait faire des économies à la Sécurité sociale ! Si vous allez bien dans votre corps, dans votre cœur, dans votre tête, vous demanderez moins à la société.
Saint-Denis affiche un taux de pauvreté supérieur à 30 %, contre 14 % à l’échelle nationale. Comment répondez-vous aux enjeux de précarité de la ville ?
Pour toutes les éditions scolaires, on favorise bien sûr les formats poche, moins coûteux. Certains parents s’inquiètent : « Je voudrais Les Fourberies de Scapin, combien il coûte ? » Quand on répond : « Deux euros », ils sont surpris. « C’est tout ?! » Ça, c’est de la redistribution. Mais nous vendons aussi quelques belles éditions, comme les Pléiade. Les clients sont contents qu’on les présente. Ils ne vont pas nécessairement les acheter, mais cela permet de dire : « Nous aussi on a le droit à ça. » Il ne faut pas s’empêcher d’avoir en rayon des livres qu’on estime beaux et importants.
Comment la librairie a-t-elle traversé la crise du coronavirus ?
Avec une collègue, nous nous sommes beaucoup investies à l’hôpital, notamment pour y monter une bibliothèque. Après une semaine de fermeture, on a mis en place un système de retrait de livres commandés. Mais depuis qu’on a rouvert, le 12 mai, on n’arrête pas ! Plusieurs clients nous ont dit : « Vous êtes le premier magasin où je vais, c’est ma première sortie. » On oblige les clients à se laver les mains : cela leur permet de toucher les livres. Certains libraires détestent ça, mais, pour moi, c’est essentiel. Pour l’instant, l’avenir est particulièrement flou. J’essaie de ne pas me faire trop de souci, même si c’est parfois difficile. Quand on lit beaucoup, on voit bien qu’il y a plein de solutions, de parcours, d’idées… Il y a des lucioles partout dans le monde.
Propos recueillis par Agathe Mellon.
1966 – Naissance de Sylvie Labas à Levallois (92).
1995 – Sylvie devient libraire à Montreuil après un parcours dans l’édition jeunesse.
1988 – Avec une collègue, elle ouvre la librairie Folies d’encre à Saint-Denis (93).
2006 – L’ouverture d’un magasin Virgin met la boutique en péril.
2010 – Folies d’encre déménage place du Caquet, au cœur de Saint-Denis.