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Wall-E, personnage de dessin animé, est un robot−compacteur qui, entouré des déchets d’une humanité dégénérée, garde sa capacité d’émerveillement et sa persévérance. Au cœur des fictions se niche parfois l’inspiration.
La figure inspirante que je voudrais vous présenter est un vieux robot-compacteur tout cabossé. Même s’il est le personnage central d’un dessin animé Disney Pixar futuriste, Wall-E n’a rien d’un héros classique. Au XXIIe siècle, les humains ont déserté une Terre réduite à une décharge invivable. Ce qu’il reste d’humanité vit, à bord du vaisseau spatial Axiom, une vie atrophiée. Ils ont laissé derrière eux des Wall-E (Waste Allocation Load Lifter-Earthclass), des robots chargés de nettoyer et de compacter les déchets laissés. Sept cents ans plus tard, il n’en reste qu’un.
Wall-E, comme ces enfants de Manille ou du Caire, nettoie et trie inlassablement une planète abandonnée au non−sens et à la mort. Étonnamment, Wall-E ne se pose pas de questions. Il fait son travail, à la manière du colibri essayant d’éteindre l’incendie. Wall-E est la figure même de l’oublié, du déchet. Tout en lui exprime son insignifiance, son inutilité. Wall-E est cabossé, vieux jeu, ringard, et sa petitesse n’a d’égal que l’ampleur de sa tâche.
Mais comme le montrent les premières images du film, Wall-E est d’abord un survivant. Il avance au jour le jour, son objectif premier étant de rester « vivant », à travers tout. Wall-E n’a qu’un refuge : son container. Là, il peut reprendre des forces pour la sortie du lendemain.
Quelle force vitale fait tenir Wall-E ? Dans ce chaos, l’anti-héros ne se projette pas dans l’avenir : il reste attentif à bien faire son travail. Ce qui m’inspire chez Wall-E, c’est son côté non−sophistiqué. Il est un simple acteur, exécutant quotidiennement des éco-gestes, sans porter de jugement ni exiger de reconnaissance. En ce temps où la montagne des déchets du passé peut nous écraser, vivre au jour le jour en gardant ses valeurs et ses capacités d’émerveillement, tel est le message que Wall-E nous envoie.
Quand, dans l’espace, les hommes et les femmes attendent en se prélassant dans le confort technologique et l’inactivité que quelque chose survienne – cette passivité sapant peu à peu leur énergie et leurs capacités d’action –, Wall-E reste alerte et concentré, prêt à reconnaître l’apparition du vivant et à ne pas le compacter comme un quelconque déchet. Sa colonne vertébrale, son logiciel de robot, lui permet de traverser les catastrophes, mais aussi de reconnaître, le jour où il découvre une plante, le miracle de la vie végétale.
Wall-E n’a pas l’étoffe du héros, mais il a la force des résistants.
Wall-E n’a pas l’étoffe du héros, mais il a la force des résistants. Survivre, rester debout, se relever et se relever encore. Tout est dans le « encore ». Wall-E est clairement un « bras cassé » et il nous parle des oubliés de notre humanité, des déchets de notre société. Il clame avec force que les survivants sont les véritables résistants de notre temps.
Wall-E va apprivoiser Eve, une machine de la dernière génération. Eve, pour « Extraterrestrial Vegetation Evaluator », a été conçue pour chercher sur Terre une forme de vie végétale. Eve est sophistiquée, ronde, immaculée, jamais en contact avec le sol, enfermée dans sa coquille hermétique. À l’opposé de Wall-E, avec sa carlingue carrée, constituée de pièces de seconde main, et ses chenilles qui laissent des traces. C’est cette fragilité, cette vulnérabilité visible, qui va séduire Eve. Elle ne peut pas y voir un adversaire ou un danger. Face à Wall-E, Eve est désarmée, son logiciel ne pouvant intégrer ce « non-sens » qu’est le robot-compacteur. Peu à peu, Eve va s’ouvrir au monde de Wall-E et découvrir des beautés insoupçonnées.
Tel le miroir dans Blanche Neige, les personnages de fiction nous révèlent à nous-mêmes. Nous nous projetons dans notre personnage préféré, nous nous lovons dans les bras de Baloo (The Jungle Book, Walt Disney Pictures, 1967), nous nous endormons avec Sulli, le gentil monstre bleu (Monstres & Cie, Pixar Animation Studios, 2001). Mais n’y a-t-il pas plus qu’un reflet ? Une enfant de neuf ans me disait à propos d’un miracle évangélique : « C’est si beau c’est que ça doit être vrai. » La fiction touche à la vérité via l’art, la beauté. Le philosophe et sociologue Hartmut Rosa1 parle de « cordes biographiques de résonance ». Il affirme l’importance de la résonance avec le réel, qu’il soit vivant ou matériel. Mais ne peut-on entrer en résonance qu’avec le réel ? Pourquoi pas avec les personnages de fiction ? Cette résonance remonte à l’enfance. Mais pourquoi l’adulte l’occulte-t-il ? Les contes et les films d’animation n’auraient-ils alors qu’un rôle d’initiation ? Ou sont-ils là pour protéger notre part intime d’« être enfant » ?
Comprendre le monde comme un réseau d’histoires qui se mêlent et se démêlent est peut-être le propre de l’homme.
Le récit n’est pas hors sol. Il n’est ni futile, ni superflu. La rationalité, particulièrement quand elle se veut scientifique et objective, escamote régulièrement le temps dans son rapport à la vérité. Une démonstration mathématique, par exemple, ne se raconte pas, elle s’impose dans sa globalité, une et éternelle, idéale, platonicienne. Les romans et les contes nous ouvrent à la narrativité. Comprendre le monde comme un réseau d’histoires qui se mêlent et se démêlent est peut-être le propre de l’homme. Se laisser inspirer par Wall-E nous entraîne de l’autre côté du miroir, comme le proposait Lewis Carroll2, pour qui seul l’imaginaire nous permettait de véritablement comprendre le réel. L’intelligence artificielle de Wall-E n’est peut-être pas très développée, mais son interpellation est forte : devra-t-on notre salut aux « bras cassés » de notre monde ?