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Une startup du recyclage plie bagage. Après quatre ans d’efforts, La Boucle verte s’est défaite sur une désillusion : l’écologie n’est pas miscible dans le capitalisme. Retour à chaud d’une première expérience.
« En ce début février 2020, nous avons fait le choix de cesser définitivement notre activité d’économie circulaire portant sur la collecte innovante d’emballages. » Sous l’onglet « Arrêt d’activité » de leur site internet, la petite équipe de La Boucle verte explique les raisons de ses désillusions, depuis leurs diplômes d’école de commerce jusqu’à leur remise en cause de l’idée de croissance verte et du système capitaliste.
Toulouse, octobre 2016. Fraîchement diplômé, féru d’entreprenariat, plein d’énergie et d’idéaux, Charles Dauzet, 24 ans, veut monter son entreprise, avec pour objectif de « réconcilier croissance économique et développement durable ». Naît La Boucle verte : une startup de l’économie circulaire visant à recycler les canettes métalliques. Charles est rejoint par Erwan Mercier, un ami d’enfance, lui aussi diplômé d’école de commerce, et Guillaume, son frère jumeau. « Nous pensions pouvoir créer une logistique bien rodée afin de les collecter dans les fast-foods pour les revendre à des grossistes en métaux et qu’elles soient recyclées. »
Pendant près d’un mois, ils amassent les précieux bouts de ferraille, ruinant, au passage, le coffre de leur Seat Ibiza. Chez le ferrailleur, la déconvenue est rude. Le butin s’élève à 38 €.
L’aventure commence. Pendant près d’un mois, ils amassent les précieux bouts de ferraille, ruinant, au passage, le coffre de leur Seat Ibiza. Chez le ferrailleur, la déconvenue est rude. Le butin s’élève à 38 €. « Même pas de quoi payer l’essence de ce mois de collecte et tout juste de quoi rentabiliser les sacs-poubelle. » C’est, pour l’équipe, la première prise de conscience sur le milieu du recyclage : la majorité des déchets ne valent pas le prix de l’effort que demande la collecte.
Qu’à cela ne tienne : les « startupers very smart and very agiles » (l’expression est d’eux) s’échinent à trouver une nouvelle idée pour rentabiliser la collecte. À la vente de canettes usagées se substitue la vente d’espace publicitaire. L’équipe invente le Can’ivor : un collecteur de canettes servant de support publicitaire, dans l’espoir que les bénéfices dégagés par la vente d’espace de communication financent le ramassage. Rapidement pourtant, les ventes s’essoufflent. Leçon n° 2, durement apprise : sans « besoin client », pas de marché. « À vouloir absolument trouver un modèle économique pour collecter nos canettes, nous avons complètement oublié que, pour vendre quelque chose, il faut répondre à un besoin précis. Et qu’un besoin “sociétal” comme l’écologie ne suffit pas. »
Changeant une troisième fois son fusil d’épaule, La Boucle verte décide de jouer sa dernière carte : faire payer la collecte de canettes aux entreprises où sont installés les Can’ivor, comptant sur leur notoriété nouvellement acquise et le changement des mentalités. Malheureusement, au bout de quatre mois, le constat est le même : la plupart des structures rechignent à payer pour un service de collecte, à moins d’y être contraintes par une réglementation. « Après tant de tentatives, nous étions à bout de forces, démotivés et à cours de trésorerie. Mais surtout, nous avions perdu foi en ce que nous faisions. Même si nous sommes parvenus à collecter des centaines de milliers de canettes, nous étions principalement devenus des vendeurs de publicité. Et ces deux mondes sont tellement antinomiques. » Deux plaques tectoniques qui, entrant en collision, ébranlent en profondeur la petite équipe.
Au fil des visites de fonderies, des lectures scientifiques, des rendez-vous avec les différents acteurs, Charles établit un constat : contrairement à ce qu’ils ont cru, « le recyclage à 100 % des canettes est impossible ». Outre la quasi-impossibilité d’une collecte exhaustive (due à la multiplicité des lieux de consommation), même le recyclage de l’emballage le plus simple, la canette métallique, est techniquement complexe et insatisfaisant. En France, 38 % des canettes sont recyclées en pièces peu exigeantes comme des blocs-moteurs – la fabrication de canettes ne pouvant s’opérer qu’à partir de métaux d’une grande pureté. 22 % sont valorisées en sous-couche routière et 40 % sont directement enfouies en décharge.
« La diversité des emballages et des matériaux ne cesse d’augmenter. Pourquoi serait-on capable demain de recycler un téléphone quand on n’arrive pas à recycler une simple canette métallique ? »
On est bien loin d’une économie circulaire. Charles précise : « La diversité des emballages et des matériaux ne cesse d’augmenter. Pourquoi serait-on capable demain de recycler un téléphone et ses minuscules composants électroniques, ou une paire de chaussures avec du plastique mélangé à du tissu et à des microfibres, quand on n’arrive pas à recycler une simple canette métallique, qui a pourtant 80 ans ? » Un processus efficace de tri, de collecte et de recyclage demande en effet une grande coordination des acteurs. La Boucle verte a pu le constater d’elle-même : le plus souvent, chacun se rejette la balle. Quand les Toulousains accusent la municipalité, Toulouse Métropole se défausse sur Citéo, l’entreprise qui gère les déchets. Elle-même pointe le gouvernement du doigt, lequel rejette la faute sur les entreprises, ces dernières se retournant contre les consommateurs, qui blâment la publicité. Et cette attitude est généralisable : « Pour la plupart, l’écologie, c’est le problème des autres. »
L’équipe se confronte également à l’absurdité même du concept de canette jetable : « Entre le moment où la canette est fabriquée, dans le Nord ou le Sud de la France souvent, le moment où elle est remplie, celui où elle est consommée, et celui où elle est recyclée, vers Strasbourg généralement, elle a fait près de 2000 kilomètres en camion. Pour une boisson sucrée qui sera bue en quelques minutes. » La conclusion est simple : il faut arrêter de produire ce type d’emballages et, surtout, abandonner l’idée de croissance verte pour s’engager dans un processus de décroissance.
Mais n’est-ce pas manquer de confiance en la capacité de l’homme à trouver d’autres techniques, d’autres emballages, plus à même d’être recyclés ? L’équipe n’y croit plus. « Globalement, ce que cette recherche constante d’innovation a apporté, c’est une complexification extrême de notre société, corrigeant inlassablement les dégâts causés par les innovations précédentes, tout en laissant penser qu’un avenir durable sans concessions et sans modification de nos comportements est possible », peut-on lire sur leur site. Ils sont loin, les idéaux inculqués par la Toulouse Business School et l’ICN Business School de Paris. « La startup, c’est un peu le rêve de tout étudiant en école de commerce, on te la fait miroiter pendant des années… La mentalité startup telle qu’elle est aujourd’hui, à base de nouvelles technologies, de croissance rapide et d’investisseurs, c’est plus de la spéculation qu’autre chose. » Comme l’explique Erwan : « On a longtemps cru que c’était notre service, notre produit, qui était à améliorer. Seulement le problème ne venait pas de nous : c’est un problème de société, et ça, on a mis un peu de temps à le comprendre. »
Petit à petit, l’équipe se rapproche des théories décroissantes. « Pour moi, c’est avant tout une question de logique », explique Charles, bien plus cartésien que dogmatique. « Dans le cas de l’extraction et du recyclage des ressources, ce que j’ai vu de mes propres yeux a confirmé les dires de scientifiques. » L’expérience lui a prouvé que la croissance verte, en laquelle il croyait, il y a encore deux ans, était techniquement impossible. « Je ne le vis ni bien ni mal : c’est juste un fait. » Pas d’éco-anxiété à l’horizon. Au contraire, Charles trouve cette nouvelle perspective décroissante libératrice, face à l’insolvable et paralysante équation de la croissance verte. « Retourner à la simplicité, ça n’a rien de flippant. Ça demande d’opérer un grand changement de mentalité. » Il ne nie pas, pour autant, la radicalité dans le revirement de mode de vie qu’exige une conversion écologique à la hauteur de la situation. « Quand on dit aux gens qu’il faut diviser par trois notre consommation, ils ne se rendent pas compte que ça signifie revenir aux modes de vie d’il y a 150 ans. On n’y parviendra pas grâce à des solutions technologiques. »
Le premier pas ne serait-il pas alors d’intervenir dans leurs anciennes écoles pour mettre en lumière ce qui, dans l’enseignement, y est occulté ?
Comme Charles, Erwan considère qu’une partie de la solution est à penser au niveau de l’individu. « Le capitalisme veut un truc, précise-t-il, c’est nous transformer en travailleurs consommateurs. l’être humain ne fonctionne pas comme ça. Il se pose des questions sur lui-même et sur le sens de sa vie. » Il voit dans la pédagogie et la sensibilisation une chance d’enrayer la machine capitalistique. Le premier pas ne serait-il pas alors d’intervenir dans leurs anciennes écoles pour mettre en lumière ce qui, dans l’enseignement, y est occulté ? Car Erwan et Charles sont catégoriques : la décroissance n’y est simplement pas un sujet. Charles va plus loin : « En parallèle, il faudrait un gouvernement de la pédagogie, qui dise : “Mes chers compatriotes, si on ne change pas radicalement, on est tous morts dans cinquante ans. On vous propose de changer tous ensemble.” » Une communication alliée à des lois et des réglementations bien plus contraignantes, grâce à un travail de lutte contre les lobbies, qui ralentissent considérablement les avancées écologiques. « Le gouvernement a eu un mal fou à interdire un objet aussi simple que les pailles en plastique, se souvient Erwan. À ce rythme, en 2050, il y aura autant de tonnes de plastique que de poissons dans les océans. » Des considérations d’autant plus urgentes que la crise du coronavirus a permis aux industriels de mener campagne pour favoriser la production d’emballages à usage unique. Charles évoque quant à lui une taxe sur les emballages suffisamment forte pour que les consommateurs ne souhaitent plus acheter ces produits.
Aujourd’hui, Charles et Erwan sont en transition, la cessation d’activité de La Boucle verte ayant coïncidé avec le confinement. Erwan n’exclut pas de reprendre un projet entrepreneurial plus tard, fort de son expérience chez La Boucle verte. Les contradictions demeurent… car, dans un monde du travail régi par des normes capitalistiques, résister à l’appel de la rentabilité peut s’avérer complexe. Sans repenser ce à quoi on accorde de la valeur, comment construire un système viable et décroissant, où est recherchée l’absence de création de matière ? Comment valoriser des entreprises cherchant à réduire les emballages à la source ? La décroissance n’est pas synonyme d’immobilisme : elle est tout à fait compatible avec le fait de penser et porter des projets. Charles se projette : « Tu peux imaginer un projet ultra-local dans le Cantal, et le dupliquer ailleurs s’il fonctionne bien, sans centraliser quoi que ce soit. » Le fondateur de La Boucle verte voit dans cette bifurcation professionnelle une occasion de penser un projet à plus long terme. En effet, l’entreprise reposait sur un système, déchu à ses yeux et voué à disparaître, de fabrication d’emballages. Aussi envisage-t-il d’explorer les nouveaux procédés d’agriculture. Compatibles avec le modèle de société auquel il aspire : « Ils seront encore nécessaires dans deux cents ans ! » L’équation de la décroissance leur apparaît certes complexe, mais avec le mérite d’être solvable, contrairement à celle de la croissance verte.