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Diagnostiquer le mécontentement

© Adrian Hancu
© Adrian Hancu

Au travail ou dans la rue s’expriment de multiples formes de mécontentement. Plutôt qu’une montée de l’individualisme, on peut y voir le symptôme d’un étiolement du politique et une invitation à s’interroger : comment et avec qui voulons-nous faire société ?


Le constat sonne presque comme une évidence : notre société tend à se morceler en de multiples ramifications, rendant plus complexe que jamais la coexistence. Ce phénomène laisse émerger des crispations identitaires qui engendrent à leur tour un sentiment d’insécurité. Bien sûr, l’idée d’un malaise civilisationnel ne date pas d’hier – Le malaise dans la culture, écrit par Freud durant l’été 1929, en témoigne – mais il prend, actuellement, des formes inédites. L’instabilité permanente et l’accélération vertigineuse ressenties dans tous les domaines l’attestent. Elles suscitent de nouvelles manières de nous rapporter au monde et engendrent inquiétude et incertitude. Alors, dans les divers plis de la société, là où l’on s’inquiète pour l’avenir et où l’on peine à trouver sa place, se manifeste un profond mécontentement. Au-delà du seul mouvement des « gilets jaunes », aux figures d’ailleurs multiples, et des récentes manifestations concernant la réforme des retraites, qu’est-ce que ce sentiment révèle du malaise contemporain ? Qu’exprime-t-il, en creux, du monde que les êtres contrariés, insatisfaits ou en souffrance, aimeraient voir émerger ?

Toutes les digues qui semblaient, encore récemment, maintenir les individus dans un sentiment de reconnaissance et de protection semblent, aujourd’hui, se fissurer. Sur fond de globalisation économique, l’État-nation qui, au nom de la solidarité, assurait une certaine redistribution, paraît incapable de réduire de manière significative les inégalités grandissantes. Dans le même temps, les institutions subissent une impressionnante crise de confiance. De nombreux spécialistes soulignent l’étiolement de ce qui faisait leur « essence », leur identification à des principes généraux et leur capacité à socialiser les individus en s’appuyant sur ces principes.

Nous assistons au chamboulement ou à la recomposition de ce qui liait et reliait naguère les individus.

Corrélativement, si les différences sociales existent toujours – et tendent même à s’accentuer – le rapport que les individus entretiennent à la catégorie de « classe » semble beaucoup moins évident que naguère. Nous assistons, ainsi, à une triple métamorphose. D’abord, les logiques de transformation guidées par une dynamique de progrès ou d’utopie partagée se voient remplacées par une demande sécuritaire de plus en plus forte. Ensuite, marquées par un profond discrédit, les figures d’autorité laissent place au développement d’une méfiance généralisée. Enfin, une certaine conscience de classe, propre à souder des individus de même condition, s’évapore sous une nébuleuse identitaire complexe au sein de laquelle s’entremêlent la religion, l’origine géographique, l’appartenance culturelle ou générationnelle. Nous assistons au chamboulement ou à la recomposition de ce qui liait et reliait naguère les individus.

Au sein du système capitaliste actuel, cinq évolutions contribuent à déstabiliser notre société en profondeur. La première concerne les logiques d’accélération ou d’instantanéité qui produisent à la fois une défiance vis-à-vis du passé et une crainte de l’avenir. La seconde, corrélative à l’émergence d’un présent saturé, renvoie à la déterritorialisation continuelle que permet le numérique. Elle entraîne une perte d’attention ainsi qu’une focalisation sur la communauté d’élection ou d’origine, au détriment de la communauté de destin. La troisième correspond à l’émergence de nouveaux processus d’identification, moins centrés sur des récits (identité narrative) que sur des images (identité iconique). La quatrième évolution touche la délocalisation du calendrier – naguère familial, national, ou religieux – qui organisait la vie quotidienne. Dans le même temps, elle laisse émerger une tension entre un individualisme exacerbé et des formes aliénantes de grégarité. Enfin, la dernière se manifeste à travers l’industrie culturelle et les lobbies publicitaires qui engendrent un brouillage des repères ainsi qu’une impression étrange selon laquelle tout peut se dire ou se montrer.

Dans cette société en mutation, beaucoup d’individus éprouvent de profondes insatisfactions. Certains expriment même de vives colères et entrent en action. D’autres sont surtout habités par un sentiment d’impuissance : au mieux, ils s’accommodent avec le réel, au pire, ils éprouvent un sentiment d’abandon et s’enferment dans une passivité des plus destructrices. Lorsqu’ils ne se laissent pas emporter par la haine de certaines catégories « ethniques » supposées responsables de leur malheur.

Comment rendre compte de ces différentes expériences du mécontentement ?

Comment rendre compte de ces différentes expériences du mécontentement ? Si, depuis plusieurs décennies, le problème du chômage hante nos sociétés, celui du rapport au travail laisse émerger, également, de profondes souffrances, parfois résumées en une expression : burn out. Dans ce contexte, les termes de « fragilité » ou de « vulnérabilité » s’imposent comme une évidence. Cependant, si ces mots permettent de souligner certains aspects de la réalité, d’autres dimensions du champ social risquent de rester dans l’ombre. D’où la nécessité de se demander ce qui se trouve, ici, caché, mis à la marge ou non identifié par cette inflation sémantique. Jadis, des concepts comme l’exploitation, l’oppression ou la domination renvoyaient à une certaine lecture du monde du travail, propre à identifier les responsables du malheur ou de la souffrance vécue : les exploiteurs, les oppresseurs, les dominants. Le mécontentement trouvait alors en toute logique sa source ou sa cause directe.

Aujourd’hui, le registre lexical de la domination laisse place à un vocabulaire centré sur le mal-être individuel. Plus précisément, les catégories sociologiques se voient remplacées par un vocabulaire symptomatique d’une tendance à la psychologisation. On voit ainsi émerger, dans les discours, des expressions particulièrement révélatrices d’une appréhension des problèmes sous l’angle du vécu personnel : déprime, mal-être, exclusion, sentiment d’impuissance, etc. En d’autres termes, la qualification des problèmes rend compte – sous le registre du pathos plus que de la dénonciation de l’injustice – d’une situation angoissante dont on peine à identifier de façon précise les raisons.

En un mot, nous sommes passés d’une « topique de la dénonciation » (Boltanski), pour laquelle une catégorie, un groupe, portait la responsabilité de la misère d’un autre, à une « topique du sentiment », centrée sur la victime d’un processus anonyme : la conjoncture économique internationale, la mondialisation, l’évolution de la société1… Les opprimés, les victimes des politiques économiques successives viennent rejoindre, sans plus de nuances, le « grand tout » des souffrances humaines. Ils prennent ainsi la figure générale et englobante de la « vulnérabilité ».

Aussi, la démarche qui consiste à manifester une attention vis-à-vis « des plus fragiles » de nos sociétés, ne devrait pas nous faire oublier que la situation décrite relève souvent de politiques économiques désastreuses.

L’avènement de ce mode de représentation doit, cependant, nous rendre vigilants. En effet, s’il existe bien des fragilités liées à des phénomènes naturels, comme certaines maladies génétiques ou le vieillissement, d’autres relèvent d’une production sociale, sociétale ou économique. Aussi, la démarche qui consiste à manifester une attention vis-à-vis « des plus fragiles » de nos sociétés, ne devrait pas nous faire oublier que la situation décrite relève souvent de politiques économiques désastreuses.

Prendre au sérieux la question du mécontentement, en commençant par la souffrance au travail, nécessite de dépasser les logiques actuelles de psychologisation du social. Plus précisément, cela nous invite à une meilleure catégorisation des différents types de rapports au mécontentement qui se développent dans le cadre d’une activité professionnelle. En effet, il semble nécessaire de saisir les multiples facettes de l’ethos du salarié en position d’insatisfaction, notamment en identifiant les expressions du mécontentement à partir de trois postures distinctes, qualifiées respectivement de modérées (le ronchonnement, le bougonnement), émotionnelles (les jérémiades, les lamentations) ou argumentatives (la contestation, la revendication).

Cela dit, la question du mal-être au travail s’inscrit dans un contexte de mécontentement bien plus large que celui du seul domaine de l’entreprise. Elle concerne aussi une société particulièrement fragilisée parce qu’en profonde mutation. Comment comprendre alors les phénomènes sociétaux qui préoccupent et inquiètent si vivement nombre de citoyens ?

Depuis de nombreuses années, la réflexion sur l’évolution sociétale voit émerger des diagnostics contradictoires. D’abord, de nombreux sociologues ou philosophes posent comme une évidence l’accentuation sans précédent de l’individualisme. Ils proposent une distinction entre une société holiste et la société individualiste que serait la nôtre, parlant d’un processus d’individualisation des conditions, ou bien insistant sur le fait que nous n’avons pas affaire, actuellement, à un repli mais à un appui sur le privé.

Pourtant, dans le même temps, d’autres auteurs contestent l’idée selon laquelle nous vivrions dans une société individualiste. Ils trouvent même ce qualificatif ahurissant et déplorent, au contraire, la disparition des individus dans le brouillard d’un conformisme généralisé. Ces experts évoquent même, parfois, la fin de l’individualisme et l’émergence de micro-ensembles ainsi que de communautés fermées. Aujourd’hui se développent des « affinités électives » qui ne sont plus seulement le fait de quelques-uns et qui nous constituent en tribus au sein de nos institutions. Ces dernières, par ailleurs, se fragmentent en entités microscopiques.

Nous assisterions, selon cette analyse, à un « devenir mode » du monde : modes vestimentaires, langagières, corporelles, etc. La société ne reposerait donc plus sur la volonté, mais sur la contamination. Dans la même ligne, certains philosophes parlent d’une perte d’individuation comme d’une perte de participation esthétique et une prolétarisation généralisée. La compréhension de ce qui émerge en ce XXIe siècle, dans le rapport entre individus et société, se révèle ainsi particulièrement complexe.

Il semble donc difficile, malgré tout, de se passer du concept de société, même si celui-ci se trouve en recomposition.

De la même façon, nous voyons se dessiner un deuxième diagnostic contradictoire avec l’émergence d’un discours qui consiste à remettre en cause le concept même de « société »2. Certains sociologues se demandent même s’il ne faudrait pas « délaisser le terme majestueux de “société”, du moins s’il s’agit de définir par là un ensemble organisé de rapports sociaux trouvant leur unité dans le cadre symbolique et culturel d’une nation et de son État, en correspondance étroite avec l’une et l’autre ?3 ».

Cependant, d’autres théoriciens du social montrent que, dans des situations de crise, au milieu des conflits internes et des guerres intestines les plus violentes, une société est encore bien réelle. Si elle ne l’était pas, il n’y aurait pas et il ne pourrait y avoir de luttes autour d’objets communs. On peut donc bien parler d’une unité de l’institution totale de la société (Cornelius Castoriadis). Par ailleurs, au cœur de cette réalité d’un vivre-ensemble à la dérive, une autre configuration sociétale ne peut naître que si de nouvelles significations apparaissent, autrement dit, de nouvelles valeurs, de nouvelles normes ou façons de donner sens aux choses, aux relations entre les êtres humains, à notre vie en général. Il semble donc difficile, malgré tout, de se passer du concept de société, même si celui-ci se trouve en recomposition.

Au-delà des contradictions que l’on vient d’évoquer, sans doute convient-il de souligner la mutation anthropologique provoquée par l’arrivée du numérique au sein de l’entreprise, mais aussi bien au-delà. À ce niveau d’ailleurs, beaucoup d’analyses appréhendent les questions sociétales à partir du problème de la temporalité. On parle de l’émergence d’un « empire de l’éphémère » (Gilles Lipovetsky), d’une « tyrannie de l’urgence » (Zaki Laïdi), d’« accélération » (Hartmut Rosa) ou encore de « vitesse » qui mettent à mal la démocratie (Paul Virilio). Mais, étrangement, la question du lieu semble encore trop peu investie, comme englobée dans le problème du temps et confondue, sans nuance, avec celle de l’espace.

Pourtant, nous assistons, actuellement, à une tension paradoxale entre deux mouvements : d’une part, un processus continuel de « déterritorialisation » lié à l’avènement du numérique et, de l’autre, une tendance non moins préoccupante à l’« hyper-territorialisation », qui s’articule avec des logiques identitaires (« On est chez nous ! »). Or cette contradiction sociétale vient questionner de manière radicale le rapport que les individus entretiennent aux autres, à la politique, au monde du travail et, plus largement, à la « société ».

On mesure alors aisément que le mécontentement manifesté dans ce type de situation ne relève pas toujours d’un positionnement éthique, mais mobilise aussi des imaginaires ou des idéologies propres à produire un enfermement des individus sur une communauté d’appartenance autocentrée. D’où la nécessité de réfléchir, également, à la normativité qui habite toute forme d’insatisfaction, de critique ou d’indignation. Au nom de quoi et pourquoi jugeons-nous une situation inacceptable ?

Il convient de prendre au sérieux la question interculturelle, trop souvent évacuée par le républicanisme à la française, en prenant au sérieux le problème de la différence.

Corrélativement à la question identitaire, et non sans lien avec les images médiatiques ou les réseaux sociaux, de nombreuses formes d’inquiétude s’expriment au sujet de la diversité culturelle. C’est à ce niveau aussi que l’on sent monter un malaise civilisationnel qui se manifeste parfois sous des formes préoccupantes de racisme ou de discrimination. Une telle problématique nous invite à rendre compte de la récurrence préoccupante, en Europe, et plus précisément en France, de grands thèmes comme ceux de l’immigration, du « trop d’étrangers », du conflit de valeurs ou de l’identité.

Dès lors, il semble important de réinterroger les termes employés pour dépasser les logiques de peur et d’inquiétude. De même qu’il convient de prendre au sérieux la question interculturelle, trop souvent évacuée par le républicanisme à la française, en prenant au sérieux le problème de la différence.

La complexité et le poids des nombreuses formes de mécontentement ne se rattachent pas à une seule et unique cause. Ils concernent, au contraire, tout le tissu social, qu’il s’agisse de certaines pratiques du management dans le monde du travail, des bouleversements produits par la numérisation, de la confrontation des cultures ou de la situation postcoloniale. C’est en reliant les différents fils du problème que nous pourrons sortir des visions trop étroites propres à rendre invisibles certaines dimensions de notre situation contemporaine.

Pour aller + loin

  • Fred Poché, Le mécontentement, Chronique sociale, 2019.
  • Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Seuil, 2005.
  • François Dubet, Danilo Martuccelli, Dans quelle société vivons-nous ?, Seuil, 1998.
  • Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, Flammarion, 2010 [1930, trad. de l’allemand par Dorian Astor].
  • Olivier Galland, « La société française est-elle en voie de fragmentation ? À propos du livre de Jérôme Fourquet, L’Archipel français », Futuribles, n° 432, 2019, pp. 49-54.
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1 Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Métailié, 1993.

2 Alain Touraine, La fin des sociétés, Seuil, 2013.

3 Michel Wieviorka, La différence, Balland, 2001, p. 14.


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