Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Piketty, Galbraith, Milanovic… De grands noms de l’économie se sont penchés sur la question des inégalités en 2019. Lecture croisée des sorties récentes, pour s’orienter dans ce labyrinthe.
Si la thématique des inégalités n’est pas nouvelle, nous assistons aujourd’hui à un foisonnement d’ouvrages sur ce sujet. La richesse mondiale a augmenté depuis la Seconde Guerre mondiale. Tous les indicateurs « moyens » de bien-être sont au vert, grâce en particulier au développement de la Chine et de l’Inde. Mais, comme pour la météo, il y a la température réelle et la température ressentie… car le bien-être ne se mesure pas seulement en moyenne, mais également en se comparant à d’autres. D’où la question des inégalités, qui est loin d’être simple : penser les différences nécessite d’introduire le concept de « dérivée », mot honni par les non-mathématiciens, et la notion de « classe », mot suspect pour les scientifiques, trop idéologiquement connoté. Après de nombreux essais pour définir une mesure des inégalités (l’indice de Gini est le plus connu), un consensus émerge pour reprendre une notion plus aisée à comprendre : les rapports de quantiles. Ainsi, le fait que les 1 % les plus riches de la planète (le « premier centile ») aient bénéficié de 82 % des richesses créées en 2017 a été repris par l’ONG Oxfam et l’Observatoire des inégalités par exemple, mais aussi par de nombreux grands médias (Le Monde, Libération, le Figaro…). Cette approche a permis de rencontrer un public large et de faire des inégalités un thème majeur dans les débats de société, par exemple au sein du mouvement des « gilets jaunes » ou lors des discussions autour de « l’impôt sur la fortune ».
Le bien-être ne se mesure pas seulement en moyenne, mais également en se comparant à d’autres.
Le livre de J. K. Galbraith [1], Inégalité. Ce que chacun doit savoir, est une bonne introduction, car il expose pédagogiquement les notions de base : inégalités de revenus, de chances, de capacité, de pouvoir d’achat… Il défait l’argumentaire répandu selon lequel l’inégalité, source de compétition, contribuerait au développement, et suggère une série de questions philosophiques et politiques à se poser avant tout discours égalitariste : l’égalité est-elle vraiment désirable ? Pourquoi ? Et si oui, quel type d’égalité ? La vision américaine de l’auteur amène un vent plus pragmatique que celles de certains auteurs français davantage politiques, tels que Bourdieu ou Piketty, qu’il analyse et critique. En tant qu’économiste, Galbraith souligne la difficulté, au vu de la diversité des définitions et du peu de données fiables, de mesurer les inégalités (de revenu, de paie, de richesse patrimoniale ou culturelle...). L’auteur relève également que cette mesure ne nous dit rien de leur impact sur la société et l’économie. À partir de quand les inégalités entre villes et campagnes ou entre pays entraînent-elles des migrations « dommageables » pour les deux parties ?
L’ouvrage aborde la difficile question de la classification des individus à partir des inégalités catégorielles suivant la classe sociale, la race, le genre ou la nationalité. Galbraith relit, de façon très inspirante, l’histoire des États-Unis au prisme des inégalités, en analysant successivement les liens de causalité entre la technologie, l’éducation, le commerce international, l’immigration, le secteur public, les syndicats, l’évolution des familles, les entreprises, le secteur financier et l’évolution des inégalités en Amérique. Il tente ensuite de faire de même à l’échelle de la planète, grâce à un panorama éclairant de l’histoire économique du monde depuis les années 1960.
Pour prolonger cette lecture, et avant de vous lancer dans le nouveau livre de Thomas Piketty [2] de 1232 pages (!), n’hésitez pas à vous plonger dans le best-seller de Branko Milanovic, Inégalités mondiales, connu pour sa « courbe de l’éléphant » [3]. En bref : cette courbe, décrite par Branko Milanovic, mesure la part de gain (hausse relative des revenus) des différents déciles dans le monde. Elle montre que si le premier décile (les 10 % les plus pauvres) bénéficie d’un léger gain, les déciles suivants en ont de plus en plus (la classe pauvre et moyenne asiatique), alors que du 7e au 9e décile, le gain est quasiment nul (la classe moyenne occidentale), avant de repartir « en trompe » pour les 5 % les plus riches. Chercheur à la Banque mondiale, Milanovic propose une véritable perspective de « citoyen du monde » (dixit Piketty dans la préface). L’intérêt majeur de cet ouvrage est d’aider à comprendre le « ressenti » des populations face à la globalisation. En étudiant finement l’évolution des revenus par décile dans divers continents, il montre que les classes pauvres et moyennes asiatiques ont été les grandes gagnantes de la mondialisation, rejoignant peu à peu les classes moyennes ou supérieures de la planète. En revanche, les classes moyennes occidentales n’ont absolument pas profité de la mondialisation ; elles ont stagné en termes de richesse, ce qui leur a donné un ressenti d’appauvrissement et de perte de pouvoir d’agir, d’où leur réaction de rejet des politiques économiques libérales et leur repli identitaire (les migrations et les délocalisations étant des effets de la globalisation). Les ultra-riches de la planète ont, eux, touché le jackpot : 20 % des richesses produites entre 1988 et 2008 sont allées dans les mains des 1 % les plus riches.
Trois facteurs ont favorisé les inégalités : la technologie (qui renforce les plus qualifiés), l’ouverture (qui accélère la délocalisation de la main-d’œuvre) et la politique (au bénéfice des puissants) ; mais « les forces bénéfiques susceptibles de contrer la hausse des inégalités semblent bien rares ». Milanovic en propose cinq : des politiques de fiscalité plus redistributives, l’amélioration de l’éducation, une meilleure répartition des revenus de la technologie, la convergence des revenus entre Occident et Asie et un progrès technologique favorisant les moins qualifiés.
Son analyse se veut globale. Notre époque est-elle particulièrement inégalitaire ? La « prime de citoyenneté », qui différencie les personnes en fonction du pays où elles sont nées, reste d’une actualité criante. Il y a bien une véritable inégalité des chances à l’échelle mondiale, et elle durera tant que cette prime à la citoyenneté n’est pas combattue. On peut espérer qu’au XXIe siècle, elle se réduise grâce à la convergence des niveaux de vie du Nord et du Sud et au métissage grandissant des populations.
L’intérêt de ce livre réside dans le fait que l’auteur hasarde des prédictions. L’avenir est sombre, en particulier pour l’Afrique, qui ne semble pas décoller. Par ailleurs, la Chine pourrait voir ses inégalités internes exploser, suite à l’adoption d’un modèle ultra-libéral. Le point le plus inquiétant est finalement, encore et toujours, les États-Unis. Il s’y développe un « cocktail explosif », car la distinction historique entre les populations vivant du revenu du travail et celles du revenu du capital est en train de disparaître, les mêmes cumulant les deux sources de richesse et créant une ploutocratie d’ultra-riches. L’avènement de l’intelligence artificielle et des automates pourrait concentrer toute la richesse produite dans ces quelques mains. Cette ploutocratie va se renforcer par l’homogamie (mariage entre pairs) et par l’influence sur les politiciens via les dons lors des campagnes électorales. Mais le déclin de la classe moyenne va s’accentuer, car « les producteurs ont intérêt à se concentrer sur les types de biens et services que les riches consomment. (…) L’un de ces effets est la diminution du soutien apporté à l’offre de services publics, principalement l’éducation et la santé. » Finalement, ce livre nous place devant un défi immense : comment trouver l’équilibre entre trois facteurs majeurs de réduction de la pauvreté et des inégalités mondiales, à savoir « le taux de croissance des pays pauvres (et peuplés), les flux migratoires et la soutenabilité environnementale ».
[1] James K. Galbraith, Inégalité. Ce que chacun doit savoir, Seuil, 2019.
[2] Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019.
[3] Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, La Découverte, 2019.