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Les froides vagues du canal de la Manche. Un homme en fuite : Bilal (Firat Ayverdi) est un jeune Kurde qui cherche à gagner l’Angleterre pour y retrouver la femme dont il est amoureux, Mina. Simon (Vincent Lindon), lui, est maître nageur à Calais, déchiré par le départ récent de sa femme, Marion (Audrey Dana). L’un et l’autre sont hantés par la distance qui les sépare de la femme qu’ils aiment : l’un parce que la migration de son père l’a entraînée à Londres, l’autre parce qu’il n’a pas su retenir son épouse. Les trajectoires de ces deux hommes se croisent le jour où Bilal décide de traverser la Manche à la nage…
Le film de Philippe Lioret (2009) retrace deux tranches de vie : celle d’un « accueillant » et celle d’un « réfugié » au sens plein du terme. Il témoigne de la fuite de nombreux jeunes gens, venant pour la plupart d’Irak, d’Afghanistan ou d’Afrique subsaharienne. La grande qualité de ce film est sa véracité profonde. Ce que vit le jeune Bilal, entre coups de téléphone, passeurs, vols, soupes populaires… tout ceci se déroule quotidiennement en France, non seulement à Calais mais encore à Paris, au cœur du 10e arrondissement et dans bien d’autres villes de l’Europe entière. L’unique réalité que ne présente pas le film, et qui est pourtant très significative des conditions de vie de ces jeunes, c’est la vie dans les « jungles » – terme afghan qui désigne le camp. Par ailleurs, Simon finit par consentir à entraîner Bilal à la nage et l’héberge chez lui : en réalité, l’accueil chez un particulier est relativement rare, étant donné le grand nombre de réfugiés présents dans la région de Calais. En outre, Simon tombe ainsi sous le coup de la loi qui interdit de fournir de l’aide à des personnes en situation irrégulière. C’est ici que le film déploie la question qui l’habite : jusqu’où suis-je prêt à prêter main-forte ? Jusqu’où dois-je aller ? Ainsi, alors que Marion et Simon se retrouvent fortuitement dans une supérette, ils assistent au rejet de deux hommes qui venaient acheter du savon pour se laver. L’incident révèle à Simon la xénophobie latente de ceux qui refusent de voir la précarité inhumaine de ces clandestins, légalement libres selon les lois françaises de l’asile politique, mais qui ne peuvent bénéficier d’aucune aide de la part des citoyens français, toujours selon les mêmes lois. L’ambiguïté se cristallise dans le personnage de Marion, la future ex-femme de Simon : loin de se laisser toucher par l’audace de cet homme pour qui elle éprouve encore, pourtant, de la tendresse, et quoiqu’elle-même bénévole auprès des migrants, elle l’encourage à renoncer à une hospitalité qui pourrait lui porter préjudice ou nuire aux actions bénévoles auxquelles elle prend part…
La surprise de ce film provient des réactions qui ont accompagné sa réception. Il a été l’occasion de découvrir une réalité méconnue des Français. Le film a été projeté dans des réunions sur le thème des migrants après d’un public déjà averti, mais il a aussi permis d’échanger avec des personnes moins informées et, pour certaines, témoins des passages de ces jeunes hommes, à Paris comme à Calais. L’afflux de journalistes et de bénévoles dans les associations est une conséquence directe de la projection du film. Plusieurs questions surgissent à la réflexion.
Pour qui lit les journaux, cette situation est parfaitement décrite depuis Sangatte jusqu’à la mort d’un jeune exilé afghan dans le parc Villemin à Paris (10e arrondissement). L’information est lisible dans les journaux français et sur internet depuis plusieurs années. La fiction a permis de traiter la question de façon non informative mais plus romancée en donnant au spectateur de « rencontrer, pour une fois, un ‘vrai’ exilé ». Le truchement du cinéma a permis de dépasser la peur du groupe, la peur de s’approcher. Et la générosité rugueuse de Simon nous questionne : sommes-nous prêts à nous identifier à lui ?
On constate sur le terrain une prise de conscience d’acteurs déjà amenés à travailler sur le sujet, de voisins témoins de ces scènes répétitives. L’arrivée de nouveaux bénévoles, le succès des cercles de silence témoignent de la sensibilité des Français au sujet des exilés. Mais prise de conscience ne veut pas dire levée de bouclier, ni autre projet d’accueil et d’orientation pour ces jeunes gens. C’est comme si nous n’avions pas d’autres projets que de les laisser passer au plus vite afin qu’ils disparaissent… dans le meilleur des cas. De fait, plusieurs ont déjà tenté la traversée de la Manche à la nage, comme Bilal. L’un d’entre eux a été repêché près des côtes françaises, deux autres n’ont jamais été retrouvés.
Ce serait donner beaucoup de poids à ce film que de le qualifier de révélateur. Pourtant cela semble le cas. Il a été projeté à l’Assemblée nationale, fait très rare pour un film qui vient de sortir en salle. Je crois malgré tout que, concernant ce champ très particulier du jeu politique que constitue aujourd’hui la question des migrants en France, le film marque un point dans la prise de conscience. Le temps fera son œuvre. Il le fait déjà malheureusement, et il est à craindre un phénomène de mode et de surinformation qui risque d’annihiler toute perspective de travail de fond. Le plus surprenant est l’accord tacite du corps politique, dépourvu de toute imagination et purement inspiré par une logique électorale.
Le bilan de ce film et de sa réception est assez exaltant car personne n’aurait pu penser à un tel engouement. En même temps, il est révélateur de notre époque et de son mode de fonctionnement. « Calais, c’est un peu notre frontière mexicaine », explique Philippe Lioret. Qu’en sera-t-il du fond du débat sur la prise en charge, l’accompagnement, la nécessaire solidarité humaine à travers les langues et les cultures ? Cela produira-t-il des innovations politiques, une volonté d’accueil respectueuse des textes internationaux signés ? Évitera-t-on les écueils de la confusion entre exilés et immigrés ? Le film ne reprend pas à son compte les explications « classiques » de la fuite en avant de nombreux migrants – la précarité économique ? Le danger ? Les guerres qui sévissent dans ces régions ? – puisque la fiction de cet amour impossible avec une jeune fille qui sera bientôt fiancée à un autre par son père sert de motif au départ de Bilal. Mais on peut s’interroger : pourquoi le père de Mina est-il parti en Angleterre ? A-t-il été lui-même poussé hors de chez lui par les dangers d’un pays en guerre ? Il s’agit aussi de prendre conscience des raisons politiques de l’exil.
Quant à la fin tragique, elle renvoie le spectateur à la question de l’agir et du laisser agir. Nous avons mieux à faire que de laisser un jeune de 17 ans se noyer dans la Manche. En fin de compte, sommes-nous prêts à cautionner une société où le seul espoir de ces « passants » que sont les réfugiés réside dans une fuite suicidaire ? Quels moyens prenons-nous pour y remédier ? Et peut-être la question la plus simple serait-elle de regarder avec qui dans le film je suis le plus en consonance : le policier qui cherche à « coincer » un bénévole, Marion, qui agit mais pas au-delà d’une certaine limite, Simon, le jeune kurde… ?