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A l’instar de nombreuses villes de la petite couronne parisienne, Saint-Denis a connu de fortes migrations d’origine économique. L’essor démographique de la ville a accompagné l’industrialisation de son territoire qui a attiré et installé des nouvelles populations par vagues successives depuis plusieurs siècles. Rappelons que seuls 17 % des habitants de la ville sont nés dans le département de la Seine-Saint-Denis 1.Aujourd’hui, alors que Saint-Denis, et plus précisément le quartier de La Plaine, retrouve une forte fonction économique, la mobilité résidentielle est liée aux évolutions du marché immobilier. Elle est en général analysée en fonction de deux phénomènes, qui font débat, touchant l’ensemble des grandes agglomérations :
- Le départ des emplois industriels vers les périphéries urbaines et la concentration au cœur des métropoles des emplois très qualifiés et de l’habitat des catégories supérieures, provoquent des mouvements en chaîne. Une partie des classes moyennes et les milieux populaires s’éloignent des centres urbains pour s’installer vers les banlieues, les périphéries et les communes rurales2.
- On assiste à une « spécialisation » accrue des communes et des territoires à l’intérieur de celles-ci dans l’accueil de certaines catégories sociales3. Dans le contexte francilien, où les communes de l’ouest de la Seine-Saint-Denis, et spécifiquement celles de la Communauté d’agglomération Plaine Commune, sont caractérisées par une présence importante des ménages les plus pauvres, les mobilités résidentielles sont considérées comme un facteur de paupérisation du territoire. Ce schéma, largement relayé, décrit ainsi la « fuite » des classes moyennes et leur remplacement par des populations toujours plus précaires.
A Saint-Denis cependant, la réalité est plus complexe, en tout cas plus diversifiée. Ainsi, l’analyse des revenus déclarés des ménages dionysiens4 montre, certes, que les ménages les plus pauvres sont toujours plus nombreux, mais que les processus de précarisation ne concernent pas l’ensemble des ménages de la ville. Dans le même temps, l’accroissement des revenus des ménages les plus riches est notable, l’écart entre les deux ayant tendance à s’accroître. Quant à la présence des milieux socioprofessionnels, en 1999, les cadres étaient proportionnellement aussi nombreux qu’en 1990 (8,4 %) et les professions intermédiaires mieux représentées (20,4 % contre17,2 %)5.
Face à ces grandes évolutions, les pouvoirs publics ont promu, de façon uniforme, une « mixité sociale » inscrite depuis 1990 dans tous les textes de loi sur la politique de la Ville6. De même, le programme local d’habitat de Plaine Commune se réfère à deux orientations fortes :
- « l’affirmation du droit au logement, « un toit pour tous », selon laquelle traiter de la question de l’habitat, c’est traiter de la situation des catégories les plus modestes dans la ville et dans la société »
- « La ville pour tous », qui prône une ville diverse, non ségrégative, non zonée, dans laquelle l’habitat s’insère dans des quartiers équilibrés »7.
La population de Saint Denis a augmenté de plus de 12 % en 6 ans8. A la Plaine-Saint-Denis, environ 2 500 logements ont été construits depuis 2000, dont 30 % de logements sociaux9. En 10 ans, logements et habitants vont plus que doubler dans ce quartier. Ce très vaste territoire des deux villes de Saint-Denis et d’Aubervilliers représente à la fois le symbole d’un passé proche, industriel et ouvrier et celui d’un avenir pensé sous le signe de la diversité, dans ses fonctions et dans sa population. La Plaine reste un territoire emblématique d’une projection identitaire des communes et de la communauté d’agglomération.
Mais la question aujourd’hui est de savoir ce que va produire cette construction de nouveaux logements. Le flux d’arrivants est censé représenter les acteurs - plus ou moins conscients et volontaires - de la mixité souhaitée. Or l’inquiétude demeure quant à l’inscription dans le temps de ces nouveaux habitants, ou quant à leur éventuel départ. La « greffe » prendra-t-elle ? Par ailleurs, l’arrivée de ménages connaissant des difficultés économiques dans ce parc neuf est considérée comme venant contrecarrer l’objectif attendu de mixité sociale. Quelle diversité est-elle réellement produite par cet accroissement massif du parc de logements, en particulier dans le quartier de la Plaine ? Comment intégrer cette diversité et quel est le rôle de l’action publique ? Assiste-t-on à une transformation du territoire qui participerait aux tendances lourdes d’un éloignement des milieux populaires des centres urbains ?
Notre propos ne prétend pas répondre à l’ensemble de ces questions ; il propose de porter le regard sur une copropriété récemment construite pour observer la mise en œuvre concrète de cette diversité et les questions qu’elle soulève. Dans le cadre d’une étude menée auprès des résidents (propriétaires occupants et locataires) d’une copropriété de la Plaine, nous nous sommes attachés à mieux comprendre les différents facteurs qui ont permis l’arrivée à la Plaine de ces « nouveaux » habitants, ainsi que leur rapport au quartier et à la ville10. Les résultats de ce travail seront relus sous l’angle de la diversité attendue par l’apport de logements neufs.
La diversité semble la caractéristique des ménages de cette copropriété. Celle des trajectoires individuelles et des étapes familiales se lit tout d’abord dans la diversité de l’âge des personnes et dans la composition des ménages. Un gros tiers d’entre eux a entre 21 et 30 ans, mais toutes les classes d’âge sont représentées. Plus de la moitié des ménages sont des couples avec enfants mais d’autres situations existent : personne seule (jeune ou âgée), colocataires, couples sans enfants et familles monoparentales.
Les personnes de référence du ménage sont majoritairement françaises, les autres nationalités relèvent essentiellement de l’espace francophone. Les professions occupées par les adultes se situent le plus souvent au sein des catégories intermédiaires : enseignants, chargés de communication, assistants administratifs, artistes… et commerçants. Ces catégories représentent les ¾ des habitants mais là encore, une réelle variété des milieux sociaux cohabite : les ouvriers et les employés sont présents, de même que les cadres. Si la majorité des personnes travaille, on trouve aussi des étudiants, des retraités et des demandeurs d’emploi.
Les revenus, même s’ils sont difficiles à estimer, se situent plutôt dans les tranches moyennes (2000-3000 euros), avec cependant des écarts très importants entre quelques ménages aux revenus très faibles et précaires liés à des emplois à temps partiel, des revenus de substitution, de petites retraites (700 €) et quelques ménages dont les revenus dépassent 5 000 €. Cette diversité renvoie à celle des statuts d’occupation. Les ouvriers et employés ainsi que les étudiants sont plutôt locataires, leurs propriétaires étant des investisseurs individuels ou en Sci.
Une telle palette est source de configurations différentes entremêlant situations des ménages, vie sociale dans l’immeuble et rapport à l’environnement. Ainsi, chez les propriétaires occupants, certains ménages aisés, habitant les plus grands appartements, souhaitent s’installer durablement à la Plaine. Ils s’investissent dans la gestion de l’immeuble et sont particulièrement attentifs à l’environnement proche. Les locataires ont logiquement des profils plus jeunes, plus mobiles : ils sont en début de carrière professionnelle et hésitent parfois à s’installer. Certains d’entre eux subissent leur habitat en région parisienne et sont d’autant plus critiques sur leur environnement. Cette diversité au sein d’une même copropriété est-elle garante d’un « vivre ensemble » ?
La diversité sociale n’y constitue pas nécessairement une ressource en termes de sociabilité. Les ménages connaissant les situations de précarité les plus marquées vivent l’isolement à l’intérieur de la copropriété : plusieurs ressentent une solitude aiguë. Certains ménages copropriétaires, le plus souvent avec de jeunes enfants, connaissent des budgets serrés (risque de perte d’un deuxième salaire, faillite de petite entreprise, difficultés de mode de garde) et même s’ils participent à la régulation de l’immeuble, ils ne sont pas toujours reconnus comme tels.
Instances privilégiées de négociation interne et externe, les conseils syndicaux jouent un rôle fondamental dans la résidence. Regroupant autour d’un lien « patrimonial » et d’un intérêt commun concernant leur bien immobilier des copropriétaires très différents, ils sont des facteurs importants de l’interconnaissance et de la régulation. Ce réseau participe à la circulation de l’information sur ce qui se passe dans le quartier et dans la résidence en écrivant ainsi « l’histoire officielle ». Le conseil syndical aborde fréquemment les questions liées aux systèmes de sécurité de la résidence : les assurances et le coût des charges deviennent un enjeu important. La vie sociale de l’immeuble et du quartier est aussi évoquée.
Mais les locataires n’ont pas d’existence dans cette instance et ne bénéficient d’aucun lieu collectif où faire valoir leurs droits individuels et participer à la régulation commune. Leurs propriétaires sont parfois lointains ou filtrés par une agence. Certains locataires sont inconnus des conseils syndicaux, alimentant une inquiétude : « avec qui cohabite-t-on ? ». La disposition des jardins et parties communes, qui n’est pas toujours propice à l’appropriation collective, nourrit cette méconnaissance réciproque.
Notre étude révèle une certaine perméabilité entre l’immeuble et le quartier : différents réseaux se développent en parallèle, différents modes d’inscription dans le quartier coexistent. Les préoccupations concernant l’insécurité dans le quartier viennent d’ailleurs renforcer ces sociabilités sélectives, par exemple quand des habitants s’interrogent sur la provenance extérieure ou non des actes hostiles relevés à l’intérieur de la résidence.
Les liens qui se forgent dans le quartier sont de trois ordres. Un lien économique est assuré par le conseil syndical pour les propriétaires occupants, autour d’un placement à protéger. D’autres liens se forment par l’utilisation des équipements du quartier pour les familles et des équipements publics et privés (transports, commerces, marché, poste…). Enfin, des liens de sociabilité, internes et externes à la résidence, se développent avec l’installation de membres de la famille élargie, facteur d’une sociabilité de proximité plus ou moins visible dans l’espace public. Les propriétaires occupants ont le plus de possibilités sur ces trois registres. Cependant, l’attention qu’ils portent à l’environnement de proximité et la possibilité de créer des liens de sociabilité dans le quartier ne dit rien de leur adhésion à l’objectif de mixité sociale comprise comme le maintien dans le quartier des populations aux ressources les plus modestes.
Le souhait est souvent exprimé de voir les salariés des entreprises nouvellement implantées à La Plaine y inscrire leur parcours résidentiel, dans un objectif de mixité sociale et de cohésion territoriale. Or le rapprochement entre quartier résidentiel et lieu de travail ne présuppose pas un attachement plus fort au quartier ni ne garantit une installation durable. Les résidents venus pour des motifs de proximité professionnelle sont aussi de jeunes ménages (les ménages plus « installés » dans leur vie familiale et sociale sont moins enclins à déménager) : ils seront amenés à bouger de nouveau avec de nouvelles étapes professionnelles et familiales. Ce sont plutôt des locataires qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans un rapport intense au quartier et à la ville. Pour les nouvelles familles cependant, notamment pour les mères au foyer, le quartier présente déjà un ensemble de services (maison de quartier, Pmi…) appréciés. Ces services jouent-ils un rôle déterminant pour l’ancrage local et social des milieux les plus fragiles ?
Ainsi, les effets résidentiels et sociaux sur une longue période demeurent imprévisibles. Le statut de « résidence privée » ne suffit pas à créer l’installation, la stabilité, l’enracinement que sous-tend la volonté d’attirer de nouveaux habitants. Ce type de résidence de gamme « moyenne » évite les effets extrêmes de la ségrégation urbaine. Il permet des frottements, des confrontations, des échanges entre des ménages différents. Il favorise une dynamique urbaine et sociale. Mais la mobilité résidentielle demeure : les propriétaires occupants seront-ils amenés à quitter le territoire, augmentant par là-même le nombre de propriétaires investisseurs et de locataires ? Les locataires vont-ils rester et, par leur engagement local, contribuer à la transformation du territoire ? La place des populations les plus modestes déclinera-t-elle par une dissémination à l’intérieur de la diversité des nouvelles habitations ou par un départ du territoire ? Si la diversité est présente au sein des nouvelles copropriétés de La Plaine, un écart social toujours important semble engendrer des processus d’isolement qui affectent les populations les plus en difficulté. La question du nouveau rôle de l’action publique, partie prenante des processus de transformation, est posée quand la prise en compte de cette diversité sociale en complexifie les modalités d’intervention.
1 Source Insee, recensement général de la population en 1999 (Rgp 99)
2 En 1999, 42 % des actifs ruraux sont ouvriers, contre 27 % des urbains. Christophe Guilluy & Christophe Noyé, Atlas des nouvelles fractures sociales, Classes moyennes oubliées et précarisées, Autrement, 2004.
3 J.-C. François, H. Mathian, A. Ribardière, Th. Saint-Julien, « Les Disparités des revenus des ménages franciliens en 1999 » : approches intercommunale et infracommunale et évolution des différenciations intercommunales 1990-1999. Paris : Direction Régionale de l’Équipement d’Île-de-France, 2003, 108 p.
4 Source Dgi, évolution des revenus déclarés.
5 Source Insee, recensements généraux de la population, actifs ayant un emploi.
6 Loi solidarité et renouvellement urbain (Sru) 2000, Loi de rénovation urbaine (Lov) 2003.
7 Dossier de présentation du Plan local de l’habitat, www.plainecommune.fr
8 Source Insee, Rgp 99 : 85994, estimation au 1er juillet 2005 : 96 577
9 En dépit de la dominante de constructions de logements privés, les propriétaires occupants sont minoritaires dans ce parc au profit des locataires privés. Source ?
10 L’étude a été menée par Anne-Marie Griffo-Lavasseur et Loïc Rousselot (Gers). Elle porte sur une opération livrée en 2 tranches (2002 et 2003) correspondant à deux co-propriétés (120 logements, dont 2/3 de locataires). 34 ménages ont été interrogés en entretiens approfondis.