Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La vie de Jean Weydert parle d’elle-même, et à travers elle s’écrit le récit d’une partie étonnante de l’histoire occidentale. L’évoquer suppose d’éviter la grandiloquence, alors que l’époque elle-même n’a pas échappé au risque de la démesure. Ce qui s’est construit n’est pas de l’ordre de l’immensité.
Né en 1920, Jean a été témoin de la montée progressive de tensions nationalistes, des grands mouvements de masse (en Allemagne), ou des guerres civiles (en Espagne). La politique était alors affaire de foules et de mobilisations collectives. Dans cette euphorie, les participants ne se croyaient-ils pas les acteurs de l’histoire ? Des peuples, des races, pensaient devenir les maîtres de leur destin. Quelle désillusion ensuite ! Comme si la velléité de construire ensemble suffisait. À la fin, il fallut prendre la mesure de l’océan immense des destructions : les antagonismes nationaux avaient abouti à une guerre longue, à des villes entières détruites, anéanties dans leur histoire millénaire, à l’exaltation d’une toute-puissance raciale, au génocide de tout un peuple.
Dans ce creuset, une génération de rupture, autrement ambitieuse ou utopique, a osé poser des fondations et contester des manières de concevoir les rapports entre les peuples, entre les hommes. Ces bases se retrouvèrent dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Jean a choisi de se saisir de sa nouveauté comme de sa fragilité, pour imaginer qu’elle donnerait un autre socle aux relations internationales. Le droit pourrait-il enfin primer, d’une manière ou d’une autre ? La réconciliation entre la France et l’Allemagne s’est aussi imposée à ces hommes comme une évidence. Elle n’était pas affaire de foule, mais d’amitié et de confiance. De leur connivence de part et d’autre du Rhin, des amis n’ont cessé d’ouvrir un espace devenu finalement politique.
Ces hommes et ces femmes de résistance – Jean en faisait partie –, ont compris que, derrière toute construction d’importance, ce qui dure et qui est premier vient d’une contagion de la confiance. Inquiets, parfois même diablement anxieux, ils avaient besoin de compter les uns sur les autres pour élargir l’horizon de leurs exigences. Il ne suffisait pas de construire une Europe abolissant progressivement les frontières. Il fallait encore que celle-ci soit le projet, l’ambition de ceux mêmes qui n’étaient pas encore des Européens. Il fallait travailler inlassablement à faire vivre un maillage d’échanges et de conversations. Ce fut la tâche de Jean à l’Ocipe à Bruxelles. Colloques, rencontres, revues, tout cela participait d’une volonté de rendre la confiance contagieuse.
Et quand advint une nouvelle rupture, notamment la fin de la grande industrialisation, quand celle-ci allait se doubler d’un malaise majeur dans la relation entre ceux qui se disent français depuis un certain temps et ceux qui venaient d’arriver, l’évidence du chemin à prendre fut encore la même. Retrouver des espaces en amont du politique, où les hommes et les femmes de cultures différentes apprennent à se découvrir, à converser, ou au moins à parler la même langue. Jean s’est trouvé encore sur ce lieu.
Alors que la justesse de la tâche se disait dans la contagion, c’est dans la persévérance qu’elle s’impose désormais. Les commencements sont souvent fragiles, et trop rapidement sacralisés parfois. Grâce à l’amitié entre des Français et des hommes et femmes du sud de la Méditerranée, les frontières d’aujourd’hui seront demain abolies. Les murs finissent par s’écrouler d’eux-mêmes. Sans en avoir l’air, Jean était de ceux qui les y aidaient.
Pierre Martinot-Lagarde