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Quand la foi est sociale…


Le social : un lieu théologique

Entretien avec Bertrand Cassaigne

Quelle est votre ambition en proposant depuis cinq ans au Centre Sèvres, avec Alain Thomasset, professeur de théologie morale, le séminaire « Quand la foi est sociale : un lieu théologique » ?

Les découvertes que font des étudiants en théologie durant leur parcours doivent alimenter le partage, la réflexion et la nourriture commune de l’Eglise. Or il semble important que l’ensemble des chrétiens ait l’habitude de faire le lien entre la présence à la société et le chemin spirituel (et réciproquement), sans placage des mots de la Bible, pour en faire un chemin de « Révélation ». L’enjeu est important pour l’Eglise : ne pas cantonner la découverte du sens d’une traversée, d’un combat de vie et de mort, d’une Bonne nouvelle qui se vit sur ces lieux très concrets, ne pas la cantonner dans une chapelle, la chapelle de « ceux qui sont engagés ». Mais cette révélation est valable pour tous. Chacun peut chercher à articuler le sens de sa vie, ce qu’il y cherche, ce qu’il y découvre, comment il s’y construit, avec les terrains où il s’affronte à une vraie responsabilité sociale. Faute de quoi c’est l’enfermement, soit dans une identité, soit dans une idéologie. Tout homme, à sa manière, est invité à cela.

De quelle façon travaillez-vous avec les étudiants ?

Ce séminaire doit leur permettre de découvrir qu’ils ont des choses à entendre non seulement à partir d’analyses théologiques mais aussi à partir de ce que vivent des gens engagés sur le terrain du social. Je précise que par « social » nous entendons vie collective, vie commune, façon d’être ensemble dans une société. Nous faisons alterner une séance où l’on entend un témoin pendant une heure, suivie d’un dialogue avec les étudiants pendant une heure. Puis, lors de la séquence suivante, nous travaillons sur un décryptage intégral, et pas seulement à partir de l’oreille de chaque auditeur.

Nous choisissons des témoins divers – divers par l’âge, l’itinéraire ou la tradition ecclésiale, divers dans leurs lieux d’engagement : action sociale en tant que telle mais aussi engagements politiques ou responsabilités dans le monde économique. Ainsi, nous avons invité des élus municipaux, un sénateur… Pour le monde de l’entreprise, nous avons entendu un Drh d’une filiale de multinationale, un membre d’une équipe de consultants, le chargé du développement durable dans un grand groupe industriel, un responsable « produit », un responsable d’une entreprise d’insertion… Et dans le domaine du social, nous avons reçu une directrice d’école de banlieue, un jeune éducateur spécialisé, une personne qui travaille dans une association de logement, un syndicaliste, un volontaire du mouvement Atd, et un fonctionnaire responsable d’organisme social. C’est une diversité souhaitée. Pour dire que la relation à Dieu n’est pas située dans un monde purement intellectuel ou purement spirituel, à part, dans un monde d’en haut, mais qu’elle se vit aussi dans une histoire.

Nous posons deux questions aux invités, qu’ils prennent chacun à leur manière : comment un engagement sur un terrain social nourrit, interroge, fait bouger leur foi, leur vision de Dieu, leur relation à Dieu. Et réciproquement comment leur foi interroge leur manière d’être présents au monde.

Quelles pistes avez-vous repérées en travaillant ces témoignages ?

Dans certains récits, la réponse de la foi est presque d’un ordre déductif, d’un ordre moral. On a une vision de Dieu et on l’applique : Dieu appelle à ceci ou à cela et on en déduit une façon de vivre les choses. Mais dans d’autres récits, l’action est comme « baptisée », on cherche à y trouver le royaume de Dieu. La morale sociale chrétienne d’un côté et la dimension d’un royaume que l’on bâtit de l’autre : ces deux visions sont importantes et ont leur valeur. Mais finalement, même si l’engagement dans la vie sociale est pour une part déductif ou inductif, il n’est pas que cela : il est un lieu de dévoilement d’un sens. Voilà ce que nous essayons de comprendre dans les itinéraires des uns et des autres, en repérant ce qui bouge – passages, moments de seuil, de crise –, en repérant aussi le vocabulaire et les images employés, images de Dieu, du Christ, de l’Eglise. Je pense à cette « militante » qui est passée d’un Christ « Che Guevara » à un Christ compagnon.

La lecture de l’itinéraire permet ainsi d’entrevoir des seuils, qu’on appelle « conversion » dans un langage chrétien : l’acceptation de sa propre pauvreté, de la nécessité de sa propre ouverture, la rencontre et la confrontation aux autres, y compris dans leurs limites, dans leurs attentes différentes, les autres à respecter pour eux-mêmes. Je pense à une personne qui travaille avec le Mouvement du Nid. Découvrir une altérité radicale amène ouvre une découverte de l’altérité de Dieu, de quelqu’un qui à la fois est Tout Autre et nous reconnaît dans notre liberté. Beaucoup, au-delà d’un appel moral à s’engager, acceptent de laisser faire en soi quelqu’un, de laisser faire en soi le travail du sens. Le terrain social devient alors le lieu où quelqu’un nous accompagne dans une traversée, traversée non pas utopique et dont la direction s’imposerait de l’extérieur, mais traversée profonde pour soi-même. Car la présence sur les terrains politique, économique, social, passe par une forme de combat, subi ou assumé, par une violence parfois, par un épanouissement aussi. On y rencontre des gens qui ne correspondent pas forcément à l’image qu’on avait d’eux, des gens avec lesquels on sera en conflit. Même chez ceux qui ont une vision plutôt optimiste, un affrontement est vécu à des lieux de mort. Mais ce qui est découvert dans les autres est en soi un « heureux ».

Propos recueillis par Anne Furst

La vie mêlée, lieu de la révélation chrétienne

Par Etienne Grieu

Que les combats de la solidarité et de la justice coïncident avec le cœur de la vie d’un croyant n’a rien d’évident. Spontanément, en effet, nous cherchons la source de la foi du côté d’une expérience pure, une expérience où il ne soit question que de Dieu : pouvoir le contempler face à face, indépendamment de tout ce qui d’habitude brouille ce cœur à cœur. Quitte à simplifier beaucoup, on pourrait dire que pour les protestants, cette source pure serait du côté des Ecritures, pour nombre de catholiques, auprès des Sacrements, et pour les orthodoxes, dans la Liturgie (on doit alors ganter ces mots de majuscules). Evidemment, si l’on prend ce critère, l’action caritative et les démarches militantes arrivent loin derrière. Elles partent en effet avec un sérieux handicap : le social, et a fortiori le politique, sont des domaines de tensions, de conflits d’intérêts, voire de violence. Rien de pur en ce domaine ; ou plutôt, presque rien. Car le pur y fait malgré tout de rares apparitions, mais il est alors à coup sûr affublé d’un acolyte patibulaire : l’adjectif « dur » vient compenser sa fragilité native. On parle alors de « pur et dur » ; et aussitôt, tout le monde ne pense plus qu’à chercher la porte de sortie pour les laisser, ces deux-là, faire leur numéro, qui en général se termine mal.

Reconnaître l’engagement social comme lieu source pour la foi invite à admettre que dans notre religion, il n’y a rien de pur. Rien que l’on puisse opposer de manière franche et nette à un « impur » qui serait, lui, radicalement inapte à recevoir la visite de Dieu. Etonnant ? Pas du tout. Le lieu naturel de la révélation chrétienne, c’est la vie mêlée : celle où tout est mélangé, où l’on ne comprend pas grand-chose, où l’on est souvent déçu, où l’on ne sort jamais tout à fait des malentendus et des tensions. Jésus, le Galiléen, était en ces lieux-là comme un poisson dans l’eau et savait y reconnaître le don du Père.

C’est que la vie divine est bien autre chose, pour les chrétiens, qu’un morceau de Ciel tombé sur terre. Tout comme le récit biblique, elle passe par les hommes, y compris par leurs soifs, leurs tâtonnements et leurs erreurs. Rien d’étonnant, dès lors, que la « vie mêlée » soit son lieu de prédilection. Pour sentir en ouvrant ses mains la promesse d’une réconciliation, il faut avoir serré les poings ; pour se livrer à la parole heureuse, il faut savoir quel peut être le poids du silence ; pour entendre les appels comme une promesse, il faut connaître la tentation de rester sourd. Dans l’icône de la résurrection, on voit le Christ qui, sans doute d’un grand coup d’épaule, a fracassé les portes du séjour des morts. C’est ainsi qu’il ouvre dans l’humanité un passage vers le Père : en faisant voler en éclats les verrous et les barres. Du coup, tout ce qui nous divise, nous sépare, nous oppose, tout ce qui est injuste ou blessant peut être vu comme ce qui appelle le passage de Dieu. Se tenir en ces lieux difficiles, c’est se porter à un rendez-vous en un endroit insolite, et signifier par sa simple attente qu’ici, une rencontre doit advenir.

Raisonner en ces termes conduit à élargir le spectre de ce qui sous-tend l’engagement des croyants. Lorsque je prends au sérieux la vie de mon quartier, de ma commune, de mon entreprise, lorsque je me dépense pour une association ou une section syndicale, ce n’est pas seulement pour être au clair avec moi-même et réjouir ma conscience. Loin d’être une simple question de cohérence et d’éthique, on peut y déceler aussi un rendez-vous d’ordre « sacramentel », un rendez-vous avec Celui qui sait trouver des passages là où l’humanité se complique. Si j’ai compris cela alors, lorsque je me tiendrai à l’église devant l’autel, ce qui s’y célèbre prendra un tout autre relief. L’eucharistie pourra être reçue comme le signe vivant d’un chemin ouvert au cœur des pires fermetures.

Facile à dire, mais comment faire ? Qu’est-ce qui peut aider les chrétiens engagés dans la vie publique à vivre leurs combats, grands et petits, comme un rendez-vous avec le Christ ? Cela suppose certainement de ne pas vivre cela seul, mais de trouver les occasions pour le partager avec d’autres. Et naturellement, se laisser travailler par la Parole de Dieu (lecture de la Bible), façonner par les gestes du Christ (célébration des sacrements) ou accueillir dans l’amour de Dieu (prière) peut aussi beaucoup aider. Vaste programme ! Trop lourd, trop chargé pour des personnes qui ont peu de temps. Mais en même temps, ce tricotage patient de la vie publique avec la quête de Dieu ne peut pas être l’affaire des seuls chrétiens engagés dans la cité ; c’est toute l’Eglise qui est appelée à entrer dans cette sorte de conversation où l’on trouve les mots et les expressions pour dire comment notre vie, sur ses lieux les plus risqués, a été touchée par le Christ. Lorsqu’une communauté ou une paroisse s’engage sur ce chemin, elle trouvera certainement des gestes, des manières d’être, pour dire la joie de cette rencontre et de cette attente. Ceux qui en son sein font davantage l’expérience de l’engagement social pourront en bénéficier, et se sentiront à l’aise pour partager ce qu’ils vivent, d’une manière ou d’une autre. En retour, l’Eglise y gagnera beaucoup, elle aussi : le visage de son Christ s’en trouvera enrichi, certains de ses traits prendront du relief ou se chargeront de couleurs vives. Les liens tissés dans l’humanité n’ont pas fini de nous Le faire redécouvrir.

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