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Les politiques européennes de lutte contre ce que l’on nomme communément les drogues illicites 1 se sont constituées, dans leurs formes modernes, sur le principe d’une prohibition stricte de l’usage et de toutes les opérations qui y concourent plus ou moins directement : possession, trafic, culture, importation, exportation, commerce, etc. D’après les conventions internationales (1961, 1971 et 1988), ratifiées par tous les Etats membres de l’Union européenne, seuls les usages à des fins médicales et scientifiques sont autorisés.
En Europe, longtemps confiné à une minorité d’individus, l’usage des drogues se développe massivement vers la fin des années 70 et au cours des années 80. C’est à partir de cette époque (une bonne décennie après les Etats-Unis) que des pratiques hors normes et incontrôlées se font jour et se diffusent dans une plus large population (les jeunes principalement), au-delà du cercle des premiers usagers, artistes, beatniks ou hippies. Pourtant, les réactions des Etats et les dispositifs d’intervention – socio-sanitaires ou légaux et répressifs – des pays européens sont plus précoces et se mettent en place, de manière assez synchrone un peu partout sur le continent, dès la fin des années 60 et au début des années 70.
Les réponses sont principalement répressives et particulièrement sévères. Elles paraissent répondre à une situation alarmante, et à une menace de contamination. La rhétorique évoquant l’« épidémie de drogues » est régulièrement mobilisée par les politiques comme dans l’opinion. A cette époque, le développement de l’usage de drogues, en lien étroit avec la sous-culture des beatniks et des hippies, est présenté comme un « fléau social » sans précédent, risquant d’emporter une jeunesse qui s’égare dans la contre-culture, le rock et, en France,… les événements de 1968.
Des lois sont votées, souvent en toute hâte, parfois à l’unanimité, pour dresser l’interdit symbolique en rempart contre cet inquiétant fléau. La culture, le commerce, le trafic illicite, l’importation, l’exportation, etc., demeurent interdits et punis par de sévères sanctions pénales. L’usage ou la possession pour usage, bien que partout prohibé, connaît un destin un peu plus contrasté puisque tous les pays européens ne choisissent pas de criminaliser ce comportement. Mais dans tous les cas, l’on espère que l’épidémie sera une poussée de fièvre qu’une réaction musclée et appropriée parviendra à éteindre. Pourtant, le tableau exposé ne semble guère conforme à la réalité du phénomène en ce début des années 70 – le taux de prévalence de l’usage est estimé relativement faible à cette époque – tout comme aux données objectives : les rares statistiques de l’époque ne font pas état d’une situation catastrophique, elles pointent au contraire l’existence d’une population d’usagers aux contours bien limités.
Au côté des instruments législatifs et répressifs, se développent, souvent en complémentarité, des interventions socio-sanitaires à destination des consommateurs qui connaissent le plus de difficultés. Les structures chargées de s’occuper des « drogués », comme on nomme alors sans distinction tous les consommateurs, font surtout de l’accueil tout venant, de l’aide de première nécessité et du conseil plutôt que du soin à proprement parler.
Le tournant des années 80 marque le début d’une transformation significative de ces dispositifs. La massification de la consommation en Europe s’accompagne d’une augmentation du nombre des « toxicomanes » et d’une dégradation de leur condition sociale. La prise de produits illicites est moins la marque d’une révolte contre-culturelle, d’un acte « politique », ou d’une volonté d’alimenter une quelconque activité artistique, que la conséquence de conditions de vie socio-économiques abîmées. Le LSD cède le pas à l’héroïne et de nombreux consommateurs deviennent dépendants. De l’accueil, l’on passe aux soins : les suivis psychothérapeutiques, les aides socio-éducatives, les communautés thérapeutiques, ou la distribution de produits de substitution sont autant de technologies curatives développées à l’endroit des « malades de la drogue ». La toxicomanie s’érige peu à peu en trouble chronique dont on ne s’affranchit guère aisément.
L’arrivée du Sida marque le début d’une seconde phase dans la transformation des politiques et des instruments de lutte contre les drogues et les toxicomanies. La prise de conscience des risques de contamination que court « soudainement » la population d’injecteurs 2 oblige, plus ou moins rapidement, avec plus ou moins de conflits et de débats, les Etats européens à modifier leur angle d’attaque. Ils doivent désormais penser des politiques qui ne soient plus exclusivement, ou plus prioritairement, guidées par les objectifs d’éradication des drogues de la société et d’abstinence individuelle pour les drogués.
C’est l’époque, pour reprendre le concept développé par Didier Fassin, d’une « sanitarisation » de l’approche des drogues : un problème social est retraduit, requalifié dans une grammaire sanitaire, en espérant ainsi qu’il gagne en légitimité et s’installe sur l’agenda politique des gouvernements. Longtemps abordée dans des considérations renvoyant aux registres de la morale et de l’ordre public, la prise de drogues va se construire, en une quinzaine d’années, comme un problème relevant principalement de la santé publique. Les usages et les produits se distinguent, se classent et se hiérarchisent à l’aune d’une unité commune : le risque. Si dans les années 60, 70 et 80, toute drogue et tout usage étaient diabolisés, au moins dans l’espace public, les politiques relèvent désormais des usages plus ou moins risqués 3 et des produits plus dangereux que d’autres.
Ces transformations symboliques, qui illustrent toutes la sanitarisation des politiques drogues en Europe, se concrétisent dans trois directions principales 4.
Le développement de politiques de « prévention et de réduction des risques et des dommages ». Elles affirment, entre autre constat, que l’usage des drogues est un phénomène durable des sociétés occidentales modernes, et qu’il convient, au moins dans un premier temps, de s’occuper des conséquences négatives qui lui sont liées. Partout en Europe, ces nouvelles interventions ont pour objectifs principaux sinon l’arrêt du moins le ralentissement de la progression des contaminations par les virus du Sida et de l’hépatite C, et l’amélioration des conditions sociales et sanitaires des usagers. Distribution de matériels d’injection stérile, distribution massive de méthadone ou d’autres produits de substitution aux opiacés, accueil de première urgence, voire dans certains pays, test des « drogues de synthèse » dans les lieux de sorties des jeunes, distribution contrôlée d’héroïne ou salle d’injection stérile, etc. : autant d’instruments qui marquent le passage d’une politique « causaliste » (tournée vers le traitement des causes de la toxicomanie : du traumatisme psychique à la déficience biologique durable, suivant les écoles étiologiques) à une politique « conséquentialiste » (soucieuse surtout des conséquences).
La tendance à ne plus considérer la prison comme une sanction légitime de l’usage, ou de la possession pour usage, se fait également jour en Europe. Dans les années 90, mais aussi plus récemment, nombre de pays européens ont modifié leur dispositif législatif (soit en votant ou en modifiant des lois, soit par circulaires ou par d’autres instruments juridiques et administratifs). Les peines privatives de liberté ne sont pas considérées comme une solution de premier recours, sauf circonstances aggravantes. Des solutions thérapeutiques sont, autant que possible, privilégiées. Cette transformation, tout à fait notable, révèle une volonté plus ou moins manifeste de ne plus considérer l’usage comme un crime susceptible d’être sanctionné par la plus sévère des peines prévues dans nos sociétés démocratiques.
Enfin, cette sanitarisation progressive dans l’approche politique des drogues, s’illustre et se renforce par des velléités récentes, quoique inégalement partagées en Europe, de s’attaquer à l’ensemble des produits psychoactifs, quel que soit leur statut, licite ou illicite. Certaines politiques nationales considèrent ainsi l’ensemble des substances, et se fixent comme objectifs de prévenir les usages, de soigner les dépendances et de lutter contre le trafic, quels que puissent être les produits concernés.
Finalement, sous l’effet de l’irruption du Sida, et selon des processus que nous ne pouvons détailler, les politiques drogues ont connu un double mouvement : le premier –que l’on vient sommairement de décrire – aboutit à fonder leur légitimité dans une nécessité plus proprement médicale et sanitaire ; le deuxième – qui est une des conséquences du premier – a vu les politiques des quinze plus anciens Etats membres se ressembler chaque jour davantage. La sanitarisation de l’approche des drogues en Europe a amplement contribué à une convergence des politiques nationales qui, il y a quinze ans encore, brillaient par leur diversité.
Les pays qui viennent de rejoindre l’Union européenne le 1er mai 2004 ne présentent pas de profil aussi comparable. Non qu’ils connaissent une situation épidémiologique différente. Comme le montrent les rapports de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, d’un bout à l’autre de l’Europe élargie, les formes d’usages ont tendance à devenir similaires, par une sorte de mondialisation de la consommation des drogues : augmentation de la consommation d’héroïne (sur ce point, on assiste à un rattrapage progressif, dans certains nouveaux Etats membres, du niveau de consommation des « anciens » pays de l’Union européenne), massification de la consommation de cannabis, montée d’une consommation festive et urbaine, etc. La frontière traditionnelle entre pays consommateurs et pays exportateurs ou pays de transit (plusieurs des entrants se trouvent sur les « routes » du trafic en provenance du grand Est) tend à s’effriter. Les producteurs deviennent également consommateurs, tandis que ceux qui étaient autrefois principalement des consommateurs apprennent aussi à produire – on pense à la production de drogues synthétiques ou de cannabis eu Europe de l’Ouest. Ce n’est donc pas tant la situation épidémiologique qui diffère d’un bout à l’autre de l’Europe 5, mais plutôt les politiques menées. Au cours des dix dernières années, une bonne part des dix nouveaux Etats membres a plutôt eu tendance à criminaliser ou à étendre la criminalisation de l’usage de drogues, ou de la possession pour usage personnel. En même temps, il existerait une certaine résistance à l’adoption de la « réduction des risques » et à la mise en œuvre d’approches accordant une place cruciale aux instruments socio-sanitaires.
L’Europe élargie présente ici une figure contrastée, qui appelle une coordination accrue. Le problème des drogues est, en effet, redoutable en ce qu’il revêt un caractère fondamentalement transversal. Ses déterminants et ses conséquences relèvent d’une et agissent sur une multitude de politiques, et il ne connaît guère de frontières. On ne trouvera de réponses adaptées (par exemple, pour le VIH qui connaît une expansion très préoccupante chez les injecteurs de drogues dans les pays baltes, ou pour le trafic d’héroïne en provenance d’Afghanistan), que de manière coordonnée au niveau supranational, et d’abord européen.
1 / En réalité, il n’existe pas de « drogues illicites », mais seulement des usages illicites de substances contrôlées.
2 / Actuellement entre 700 et 900 000 personnes dans l’ensemble de l’Europe des quinze, selon l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies.
3 / Cette distinction est opérée depuis longtemps dans le champ de l’alcool et de l’alcoolisme. Les classifications des organisations internationales (OMS ou DSM : Usages, usages nocifs/abusifs et dépendance) s’affirment ainsi dans les politiques.
4 / Henri Bergeron, « Les politiques publiques en Europe : De l’ordre à la santé publique », in M. Reynaud (dir.), Médecine et Addictions, Masson, à paraître en 2004.
5 / Encore que de profondes différences subsistent.