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Dossier : Les mécomptes de la drogue

De l’approche par produit au concept d’addiction


Resumé Dans un même service hospitalier, on soigne ensemble toxicomanes, fumeurs de tabac et dépendants à l’alcool.

Passer de l’approche par produit à une approche addictologique suppose de modifier en profondeur la façon de faire d’un centre de traitement. Les soignants sont amenés à centrer leur action sur le patient, au lieu de se contenter de s’organiser autour d’un programme thérapeutique standardisé, auquel les patients seraient invités à s’adapter.

Historique des programmes thérapeutiques

Le centre de traitement des addictions de l’hôpital Emile-Roux à Limeil-Brévannes, a été créé en 1989 par Dominique Barrucand, professeur de médecine interne spécialisé en alcoologie. Dès 1991, ce service s’est distingué en ouvrant une consultation de tabacologie. Les patients motivés par un projet d’abstinence pouvaient trouver dans ce centre un accompagnement médical au sevrage, un bilan somatique complet, et un accompagnement social et psychologique. Cet accompagnement était organisé autour de deux aspects fondamentaux ! le travail individuel d’abord, qui prenait évidemment en compte la trajectoire personnelle du patient pour aboutir à un projet de vie (concrétisé par les changements jugés nécessaires pour améliorer la qualité de vie et réduire le risque de rechute). Ce travail était multidisciplinaire et intégrait des composantes médicales, psychologiques et sociales. L’autre aspect était un travail éducatif autour de l’expérience alcool, mené par l’équipe multidisciplinaire et favorisé par le partage d’expériences lors des nombreuses séances de groupe.

Nous avions la chance de pouvoir regrouper dans un même lieu et autour d’une même équipe les différentes formules classiquement proposées en France. Celles-ci pouvaient éventuellement se succéder :

- Une unité de traitement ambulatoire : il s’agit d’un suivi peu intensif, assuré le plus souvent avec peu de moyens par le médecin alcoologue, par exemple par une consultation hebdomadaire. Dans notre service, le médecin pouvait se faire aider par un assistant social, un psychologue ou un infirmier de visites à domicile.

- Un programme de cure (court séjour), c’est-à-dire une hospitalisation de une à 3 semaines, dont l’objectif était d’obtenir un sevrage alcoolique et d’apporter des éléments favorisant le maintien de l’abstinence. La cure s’adressait normalement à des patients pour lesquels le traitement ambulatoire était insuffisant. Le programme thérapeutique était standardisé, avec des activités obligatoires pour tous les patients.

- Un programme de postcure (soins de suite), avec une hospitalisation plus longue (2 à 3 mois), pour des patients qui avaient des difficultés particulièrement importantes à maintenir l’abstinence, ou qui avaient des troubles sociaux ou psychologiques importants. Ici encore, le programme thérapeutique était standardisé.

Les limites d’un centre exclusivement orienté vers l’alcoologie

Mais nous nous sentions de moins en moins à l’aise dans ce fonctionnement très normalisé centré sur le produit alcool. Plusieurs facteurs nous ont poussé à envisager le changement radical, qui a eu lieu en 1999.

Le principal facteur a été la confrontation au problème des patients alcooliques ayant un passé de toxicomane. Ceux-ci, étaient de plus en plus nombreux à partir de l’ouverture des programmes de substitution opiacée (méthadone puis Subutex). Un programme thérapeutique dont une aussi large part était faite à l’éducation et au partage d’expérience en groupe, le plus souvent avec le concours actif des associations d’anciens buveurs (Alcooliques anonymes, Vie libre, Croix d’or, Croix bleue…) était manifestement mal adapté. Les patients alcooliques toxicomanes supportaient difficilement un programme aussi standardisé, exclusivement orienté sur le produit alcool, et laissant peu de place aux aménagements personnels. Ils se sentaient stigmatisés par le groupe, qui ne les reconnaissaient pas comme faisant partie des leurs. L’équipe soignante, formée et habituée à l’alcoologie, perdait ses repères avec ceux qui rapportaient leurs expériences avec les drogues illicites et les formes de délinquance qui y étaient souvent associées. Pouvait-on rejeter ce nouveau type de patients, qui ne trouvaient pas de réponse à leur problème d’alcool dans les centres de soins spécialisés en toxicomanie ? Parallèlement, la part de la tabacologie, devenue de plus en plus importante, nous engageait à développer la réflexion sur une approche qui ne soit plus axée sur un seul produit.

Une longue visite aux Etats-Unis en 1996 m’a permis de découvrir un autre univers. La plupart des centres de traitement sont communs aux différents produits : alcool et cocaïne, mais aussi opiacés, hallucinogènes, stimulants, et médicaments sédatifs. Ces centres inscrivent le plus souvent Substance abuse dans leur intitulé.

Nous avons mis en place des nouveaux traitements : les thérapies comportementales et cognitives de prévention de la rechute et les entretiens de motivation. Ces traitements, aujourd’hui considérés comme majeurs dans le champ de l’addictologie, se pratiquent de façon identique quel que soit le produit considéré. Les thérapies comportementales et cognitives de prévention de la rechute sont issues des théories de l’apprentissage, notamment de celle de l’apprentissage social. Brièvement, une analyse fonctionnelle permet d’abord de déterminer les situations à haut risque de rechute. Les patients apprennent par la suite par le biais de discussions, d’exercices et de jeux de rôle à maîtriser les stratégies comportementales efficaces dans la bonne gestion de ces situations à haut risque. Un travail sur les croyances vise à remettre en cause les croyances irrationnelles et dysfonctionnelles. Les entretiens de motivation sont une thérapie directive centrée sur le patient, visant à augmenter la motivation intrinsèque par l’exploration et la résolution de l’ambivalence.

De plus, nous nous sommes rendus compte que notre programme de prévention de la rechute en groupe pouvait accueillir simultanément des patients souffrant de dépendances à différentes substances, que ce soit l’alcool, le tabac, le cannabis, les autres drogues illicites ou les médicaments sédatifs. Ces nouvelles approches (entretiens motivationnels et prévention de la rechute) nous ont permis de concevoir un programme thérapeutique s’affranchissant de l’expérience à une seule substance (l’alcool), mais orienté sur le comportement, les croyances et les pensées concernant la prise de substances toxiques. La démarche se centrerait sur le patient, plutôt que sur le produit.

Pertinence du concept d’addictologie

L’addiction est un état caractérisé par un comportement qui permet à la fois d’éprouver du plaisir et d’être soulagé d’une tension interne, comportement qui est répété, malgré les efforts du sujet pour en réduire la fréquence, du fait de la « perte de contrôle» au cours de sa réalisation, et qui est poursuivi malgré ses conséquences négatives. La notion d’addiction est très proche de celle de dépendance aux produits (alcool, tabac, tranquillisants, amphétamines, opiacés, cocaïne, cannabis, solvants volatils, hallucinogènes, et phencyclidine).

Regrouper le traitement des différentes addictions ou dépendances dans un même service se justifie par la très forte concomitance de différentes addictions (un même sujet cumule souvent plusieurs addictions), le partage de la plupart des objectifs thérapeutiques et celui de nombreux outils thérapeutiques.

L’objectif général des soins de l’addiction est de permettre à l’individu de retrouver un fonctionnement satisfaisant, sur les plans physique, psychologique et social (y compris dynamisme, intégration professionnelle, bien-être psychologique, qualité des relations familiales et sociales, sexualité, autonomie…), bref de retrouver une qualité de vie. Pour approcher ce but, il faut passer par des objectifs intermédiaires, variables selon le terrain antérieur à la maladie, les caractères de la conduite addictive, et les conséquences biologiques, psychologiques et sociales.

Ces objectifs thérapeutiques sont les suivants :

- Permettre une maturation motivationnelle. Cela passe par la reconnaissance des problèmes, de la responsabilité de la consommation inadaptée du produit, de la dépendance, de la nécessité de changer d’attitude vis-à-vis des substances, posant problème, de l’importance de se refaire un projet de vie (professionnel, familial et social). Ce travail fondamental se met en place dès les premiers contacts et se poursuivra jusqu’à la fin du traitement. L’entretien motivationnel est l’intervention thérapeutique qui semble aujourd’hui la plus efficace pour faire progresser les patients dépendants dans les stades de changement, jusqu’à la solution de leurs problèmes. C’est la technique que nous avons choisi de développer largement dans le service. Elle se pratique de façon identique, quel(s) que soi(en)t le(s) produit(s).

- Aider à la réduction ou à l’arrêt de la consommation du produit. Il s’agit d’accompagner le sevrage du produit. Même si on retrouve quelques constantes, le traitement du sevrage est relativement spécifique pour chaque substance psycho active. Selon le produit, l’indication d’une hospitalisation va se poser différemment, pour des durées différentes. Naturellement, les traitements pharmacologiques diffèrent.

- Assurer un traitement des troubles cognitifs. Les troubles de la mémoire, de la concentration et du raisonnement sont le plus souvent consécutifs à une consommation excessive, surtout d’alcool et de tranquillisants. Ils s’amendent progressivement avec le maintien de l’abstinence. On est ainsi parfois conduit à prolonger des hospitalisations, pour laisser le temps au patient de récupérer d’un déficit cognitif, qui rend peu probable la mise en place de stratégies efficaces pour éviter la rechute.

- Un traitement des troubles relationnels. Les troubles relationnels ont pu contribuer au développement de la conduite addictive, mais ils peuvent aussi en être la conséquence (sauf dans le cas du tabac). Le travail sur ces problèmes relationnels (à l’aide de thérapie conjugale, familiale ou d’affirmation de soi) a montré son efficacité dans le traitement des conduites addictives. Ces techniques ne dépendent pas du type de substance, et sont donc identiques à travers l’ensemble des addictions.

- Un traitement des troubles psychiatriques. Là encore, ceux-ci peuvent être à la fois facteur causal ou conséquence de la conduite addictive. On peut évidemment retrouver tout type de comorbidité psychiatrique, quelle que soit la substance incriminée. Mais il y a quelques spécificités.

- Un traitement des problèmes sociaux par des assistants socio-éducatifs. C’est un volet majeur de la réponse aux conduites addictives, prenant en compte différentes dimensions : l’emploi, les revenus, le logement, la situation judiciaire et l’isolement social. Si les outils d’intervention sont identiques, la nature des problèmes (judiciaire dans le cas des drogues illicites) et leur intensité peuvent varier en fonction des substances. Les difficultés sociales sont souvent majeures en ce qui concerne la prise de drogues illicites et d’alcool, mineures dans le cadre du tabagisme (du moins chez les demandeurs d’aide).

- Un traitement des troubles somatiques. Ces derniers sont évidemment très spécifiques selon le type de substance : essentiellement infectieux dans le cas des drogues illicites, hépato-gastro-entérologiques, neurologiques et oncologiques avec l’alcool, respiratoires, cardio-vasculaires et oncologiques en cas d’addiction au tabac.

- Mettre en œuvre un programme de prévention de la rechute. Les programmes de thérapie cognitivo-comportementale sont les mêmes quelles que soient les substances. Ces séances de thérapie peuvent se faire aussi bien individuellement qu’en groupe. L’expérience nous a montré qu’on pouvait associer sans difficulté dans les séances de groupe des patients ayant des problèmes avec des substances différentes. Il suffit de bien expliquer au groupe le sens de la démarche. Enfin, certains médicaments (spécifiques à chaque cas), peuvent contribuer à réduire le risque de rechute.

Vers un centre de traitement des addictions

Pour faire évoluer une structure hospitalière d’alcoologie vers l’addictologie, il nous a fallu opérer d’importants changements organisationnels et culturels. Passer d’une logique de « programme » standardisé (dans la durée d’hospitalisation et le contenu thérapeutique), à une logique centrée sur le patient. La durée d’hospitalisation n’obéit plus à aucune règle autre que celle des besoins du patient, et du contenu thérapeutique. Les patients sont répartis en « modules » : groupes de renforcement motivationnel, de prévention de la rechute, d’entraînement aux compétences sociales, de gestion des émotions négatives, ateliers de stimulation cognitive, de redynamisation, de renarcissisation, d’éducation nutritionnelle, de recherche d’emploi, de resocialisation, d’expression. A ces modules correspondent des objectifs thérapeutiques répondant aux besoins spécifiques des patients, tels que nous pouvons les déterminer avec eux.

La répartition des addictions des patients admis dans le service en 2003 était la suivante : alcool 85 %, cannabis 35 %, opiacés 20 %, cocaïne 15 %, ecstasy et autres stimulants 5 %.

L’évolution de la structure vers un décloisonnement complet des prises en charge en fonction des produits était une gageure en 1999. Nos partenaires institutionnels étaient, pour nombre d’entre eux, sceptiques sur son bien fondé et sa faisabilité. Cinq ans plus tard, suite au plan triennal de la Mildt, d’autres expériences ont vu le jour. Même si ce n’est pas sans difficultés dans l’organisation quotidienne du travail, cette évolution vers un centre de traitement des addictions est une réussite. Elle répond à une demande de soins croissante des polyconsommateurs. Elle a conduit à centrer notre action sur les patients. Nous ne saurions envisager de revenir vers une organisation centrée sur le programme thérapeutique !


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