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Les prépas « sont à supprimer, puisqu’elles sont élitistes et peuplées d’héritiers ». Et d’en appeler à quelques divinités bourdieusiennes. Etre professeur en khâgne, c’est d’abord rencontrer cela à tout détour de conversation (au choix avec : « Vous avez de la chance, vous au moins vous avez de bons élèves ! »). Certes, il faudra un jour vider cette question au fond, mais en lui retirant au préalable toutes les chausse-trappes dont elle est pourvue, à commencer par un certain nombre de tautologies (les classes favorisées sont favorisées) et de naïvetés (ce qui nous ressemble, nous les universitaires, est, bien entendu, ce que l’on fait de mieux et à quoi tout le monde aspire ; ben voyons !)
Cependant, je voudrais faire part de l’essentiel de mon expérience dans un métier que j’exerce depuis plus de vingt ans : les khâgnes sont des instances exigeantes, très dures – mais qui fonctionnent d’autant mieux qu’elles sont prises à contre-courant par leurs utilisateurs, qu’on y introduit davantage de plaisir et de liberté, et c’est pourquoi elles sont irréductibles à une pure lecture sociologique. Le prétendu formatage des étudiants est un fantasme facile qui laisse pantois quand on connaît la réalité d’un peu près.
Si je tente, en effet, de dire ce que je fais, ce n’est certes pas la préparation à l’entrée dans une Ecole Normale Supérieure qui s’impose d’abord. Car il y a si l’on veut une sorte d’histoire morale et en son fond profondément réjouissante : ne réussissent (aux concours et ailleurs) que ceux des khâgneux et des khâgneuses qui parviennent à préférer les disciplines aux notes, qui comprennent que la littérature, l’histoire, la géographie, la philosophie etc. sont beaucoup plus importantes et méritent plus d’investissement que l’intégration, même dans la plus prestigieuse des grandes écoles. C’est tout, mais c’est considérable, je crois pouvoir résumer en ceci mon métier : convaincre mon auditoire de la vérité de cela.
Conversion difficile, pour ces « bons élèves » recrutés sur dossier pour des qualités qu’il leur faudra non pas abandonner, mais métamorphoser. Il faut faire l’énorme pari qu’ils comprendront – et ils comprennent. Je ne connais rien de plus émouvant que d’assister ainsi à l’éclosion de vraies pensées faisant éclater la carapace scolaire et guindée qui leur a permis de parvenir jusque là. Cette éclosion a souvent déjà eu lieu l’année précédente, en hypokhâgne. Nous en khâgne, nous assistons à l’envol.
Il en résulte une ambiance extrêmement particulière. Ces étudiants sont soumis à un rythme de travail à peu près infernal, beaucoup souffrent considérablement. Et pourtant c’est la drôlerie qui caractérise le déroulement des cours, avec tout son folklore. Les khâgneux ont généralement entre 19 et 20 ans, ils sont à l’apogée de leur intelligence et de leur humilité, jamais plus ils ne connaîtront cet état de grâce. Ils sont en train de vivre des moments absolument fondateurs qui ne les quitteront plus et, le plus souvent, ils en sont parfaitement conscients. Il en résulte entre eux et nous une sorte d’amitié exigeante et très profonde, une amitié institutionnelle qui ne dure qu’un ou deux ans – ou qui parfois au contraire se prolonge très longtemps, des années, voire la vie entière.
Enseigner la philosophie dans ces conditions ajoute encore autre chose, puisque en philosophie il n’y a pas de contenu assignable. Il n’y a rien d’autre à enseigner qu’une certaine manière de penser et d’entrer dans les textes de la tradition philosophique. Pour cela, une seule méthode : penser, aussi bien qu’on le peut, aussi loin qu’on le peut, sans trop se soucier de savoir si l’auditoire est largué ou non : les khâgneux sont tellement malins, et savent si bien vous interrompre pour vous demander de recommencer ! Le but de la manœuvre : qu’à l’occasion d’une pensée qui s’expose devant eux, ils découvrent leur pensée. La chose est d’ailleurs parfaitement réciproque et combien de fois n’ai-je compris moi-même quelque chose de nouveau qu’à partir de leurs propos ! Ce qui se dit en cours n’est donc absolument pas neutre, mais au contraire aussi engagé que possible. Mais l’engagement est strictement philosophique, i-e toujours ouvert sur la possibilité d’un autre discours. Car tel est l’étrange statut de la vérité philosophique.
Une déontologie cependant : le signe que l’on est parvenu à ce qui convient est d’avoir tout dit de ce que l’on avait à dire, sans rien donner à identifier de ses engagements politiques ou religieux – même et surtout lorsque l’on parle de politique ou de religion. Ainsi cet ancien khâgneux, stupéfait de découvrir un aspect de mon engagement dans les questions de justice et de prison au hasard d’une rencontre ; ainsi, plus subtilement, cette khâgneuse me téléphonant la veille de son baptême pour me proposer d’y assister : elle avait décrypté la logique du cours, ce que nul autre de ses condisciples n’était parvenu à faire.
Il y a là quelque chose qui marche et qui existe, est-ce si fréquent ? Est-on sûr en entamant le procès de l’élitisme khâgneux de ne pas réclamer la suppression des conditions de possibilité de l’inestimable ?