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La globalisation économique est impensable sans une mondialisation technologique des moyens de communication. Cette dernière, de plus en plus valorisée, peut être dangereuse.
Dans la discussion actuelle sur la mondialisation, celle-ci est surtout considérée comme globalisation économique. On pense au marché mondial où l’importance des instances politiques locales, régionales et même nationales est de plus en plus réduite au profit des pouvoirs financiers transnationaux. Mais cette globalisation économique est impensable sans une mondialisation technologique.
En 1964, le canadien Marshall McLuhan lance l’idée du monde comme une société globale, un “village global”, qui résulte des médias et surtout de la télévision : nos oreilles et nos yeux désormais peuvent appréhender le monde entier1. Il est remarquable que cette première conception de la mondialisation soit venue d’une réflexion sur l’importance d’une technologie et non pas d’un raisonnement sur l’économie. Plus tard, des compagnies de télévision comme CNN et la BBC ont pleinement réalisé la vision de McLuhan d’un monde électronique qui réunit l’humanité dans la même vue globale sur la réalité.
C’est ensuite Theodore Lewitt qui, le premier, parle (en 1983) de la mondialisation financière en utilisant l’expression de la globalisation des marchés : si l’on vend les mêmes choses de la même manière, partout, les marchés convergent dans le monde entier. Lewitt oppose cette mondialisation aux rapports entre les marchés des pays riches et ceux des pays moins avancés selon lesquels les multinationales vendent aux pays pauvres les produits devenus obsolètes dans les pays riches.
En 1991, Kenichi Ohmae étend la notion de la globalisation à l’ensemble de la chaîne de création de la valeur économique, recherche-développement (R-D), ingénierie, production, marchandisation, services ou finance. Ce processus aboutit à l’intégration globale, lorsque les firmes appartenant au même groupe conduisent leur R-D, financent leurs investissements et recrutent leur personnel à l’échelle mondiale. La globalisation désigne alors une forme de gestion totalement intégrée de la firme multinationale.
Ainsi, les entreprises les plus internationalisées peuvent elles-mêmes fixer les règles du jeu de l´économie et se libérer des règles précédemment imposées par les Etats-nations2. Celles-ci se révèlent impuissantes face aux stratégies des grandes firmes. Les gouvernements et les parlements nationaux risquent de perdre alors toute capacité à influencer les évolutions économiques nationales, au fur et à mesure que les consommateurs cèdent aux tentations des producteurs internationaux qui leur offrent des produits standardisés à bon marché et choisissent une forme de production en dehors de tout contrôle démocratique. Les transactions se passent directement désormais au niveau international où, de plus, elles risquent d’être bouleversées par une casino-économie capable d’entraîner les plus grandes pertes de capitaux.
Le développement de cette mondialisation en transforme la notion même. Le monde n’est plus un village global où tous font la même expérience, en même temps, dans la transparence planétaire, il est devenu un réseau opaque de manipulations économiques et technologiques. La mondialisation n’implique pas une vie commune plus forte et profonde entre les hommes, mais une exclusion des plus faibles de la société. L’abolition des frontières ne s’est pas traduite par une libération des hommes, mais a suscité de nouvelles divisions entre dominants et dominés.
Certes, la mondialisation comporte aussi ses bons côtés : elle accélère la croissance de la production d’œuvres de qualité et augmente les échanges d’informations et les innovations, favorisant la circulation des idées et le foisonnement des créations. Mais sans maîtrise de cette mondialisation, la priorité est donnée au fonctionnement du marché par rapport à tout le reste : progrès social, santé améliorée, éducation culturelle, protection de l’environnement, développement durable…
L’économie, c’est-à-dire l’échange symbolique des valeurs des produits et des services, n’est rien sans technologies de communication. Même la spéculation économique pure n’intervient pas sur le marché sans être véhiculée par le système télématique. Et si ce système ne rend pas le monde transparent comme le croyait McLuhan, celui-ci avait raison de penser la mondialisation comme un effet de la communication électronique. L’aspect universel des technologies ne tient pas seulement à ce qu’un « ustensile » peut devenir universellement utilisable, ni à ce que la combinaison de science et de technique est la condition du projet d’une civilisation technologique planétaire. Il signifie que la communication entre les hommes peut intégrer tous les membres de l’humanité et transformer l’homme local en l’homme mondial. Cette évolution est pleine de promesses, mais constitue aussi un grand danger.
L’homme de la société mondialisée peut être tenté de comprendre sa propre pensée comme purement instrumentale. Ce danger a été souvent signalé par des philosophes : si la pensée n’était qu’un instrument parmi d’autres moyens, l’homme serait incapable de se comprendre soi-même. Tout est moyen, mais pour qui ? Cette question n’a pas de réponse parce qu’on ne pense pas un être humain comme autre chose que les choses, par exemple, comme Emmanuel Kant, comme une fin en soi.
Or, avec la mondialisation technologique, le danger de ce que Herbert Marcuse appelait la pensée de l’homme unidimensionnel, et dont l’idéologie de l’expertise3 est une manifestation, augmente encore. L’homme technicien, qui se découvre comme l’homme mondial par sa participation au processus de la mondialisation, n’est pas seulement aveugle par rapport à soi-même, mais par rapport à la communication avec autrui. L’homme aujourd’hui croit souvent que la communication est un échange d’informations. Nous nous trouvons donc dans cette situation paradoxale où jamais, grâce à la mondialisation, l’humanité n’a eu une plus grande capacité de communication mais où jamais aussi la compréhension de la communication comme affirmation de l’existence d’autrui n’a été si médiocre.
Si la mondialisation comporte le grand danger que le sens de la vraie communication disparaisse, nous risquons aussi de perdre le contrôle des technologies qui, sans maîtrise, deviennent de grands dangers pour les usagers, les consommateurs et les habitants proches des usines qui les utilisent. Certains accidents technologiques majeurs (Seveso, Bhopal, Tchernobyl) ont rendu le public attentif au danger des technologies qui échappent à tout contrôle et peuvent conduire à des catastrophes mondiales. Le contrôle des technologies est plus difficile que jamais, quand toutes les décisions importantes pour le développement technologique sont prises par des centres de pouvoir dissimulés dans des entreprises internationales, se substituant aux décisions politiques et menaçant par là toutes les démocraties et leur pouvoir de contrôle.
La mondialisation économico-technologique constitue un défi pour l’éthique : il ne sera relevé que par une mondialisation de l’éthique elle-même, c’est-à-dire une conception assez concrète d’un citoyen du monde qui se sait responsable d’un contrôle démocratique international des systèmes économico-techniques, et qui cherche à fonder cette démocratie globale sur un dialogue pour une compréhension mutuelle des cultures différentes et sur un respect de l’Autre, à la fois comme autrui et comme nature qui nous conditionne et nous nourrit.
1 Marshall McLuhan, Les prolongements technologiques de l’homme (1964), Seuil-Mame, 1968.
2 La mondialisation au-delà des mythes, sous la direction de Serge Cordellier, La Découverte, 1997/2000, p.15.
3 Je l’ai analysée dans L’irremplaçable, Une éthique de la technologie, Cerf, 1997, chap IV.