Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Dépasser l'aporie


S’interroger sur des recoupements possibles entre principes du socialisme et du libéralisme appelle d’abord une clarification terminologique. Par socialisme ici, on ne désignera pas la pure doctrine marxiste décrivant ce mode de production : propriété collective des moyens de production, intervention massive de l’Etat dans l’économie, horizon d’une société sans classes, parfaitement égalitaire et totalement transparente à elle-même. En tant que telle, cette idéologie se propose comme une alternative incompatible avec la doctrine libérale, qui parle de propriété privée des moyens de production, d’intervention minimale de l’Etat dans l’économie et de défense du libre-échange, qui insiste sur les procédures, sur les libertés formelles plus que sur les résultats.

Mais doit-on rallier le sentiment, aujourd’hui largement partagé par l’opinion publique internationale, selon lequel nous vivons dans un monde dominé par ‘l’ultra-libéralisme capitaliste’ sans contrepoids idéologique, sinon celui, tout aussi redoutable, du fanatisme religieux ? Entre Charybde et Scylla, la pensée socialiste, discréditée par ses avatars totalitaires, a-t-elle une place ? Est-elle acculée à se situer en marge et en contestation radicale du système ? Ou peut-elle faire bon ménage avec les démocraties libérales et les irriguer de l’intérieur, comme le voudrait la tradition social-démocrate?

La tradition du socialisme libéral

L’analyse historique permet de voir comment, pendant l’âge d’or libéral, au XIXe siècle, s’est développée une interrogation sur les limites du libéralisme réduit à un simple « laissez faire » et les correctifs à lui apporter. Dès l’origine, les idées libérales ne constituent pas seulement une théorie économique. Les caractéristiques majeures du régime politique libéral sont, entre autres : le pluralisme, la séparation entre l’Etat et la société civile, la défense des libertés individuelles, l’égalité des droits des citoyens, des droits – en extension croissante depuis le xixe siècle – aussi bien civiques que politiques, sociaux et culturels. A côté des textes fameux d’Adam Smith sur la ‘main invisible’ équilibrant les échanges, on trouve chez cet auteur même une réelle préoccupation, largement oubliée par ses disciples, à l’encontre du pouvoir des possédants et du profit personnel acquis au détriment de l’intérêt social 1. La défense de la concurrence est explicitement comprise par lui comme un moyen de lutter contre les rentes de situation des groupes d’intérêts privés.

Pour une part, le socialisme au XIXe siècle est d’ailleurs le produit et la radicalisation du libéralisme démocratique et de ses valeurs (la foi dans le progrès et dans la science, et l’accent mis sur la formation d’une société émancipée du lien politique). A la fin des années 1890 en Europe, le mouvement ouvrier socialiste qui a acquis une conscience de classe au sein de la société d’organisation bourgeoise, se voulait l’agent de la socialisation des démocraties. En plusieurs pays d’Europe comme aux Etats-Unis, une position réformiste a été défendue, de façon parallèle ou concurrente aux perspectives révolutionnaires marxistes, clairement définie par certains comme un « socialisme libéral » 2. Des interprétations différentes du marxisme ont été données, provoquant une vive controverse au tournant du XIXe siècle, au sujet du révisionnisme, à partir des thèses de E. Bernstein, dont l’objectif était de concilier libéralisme et socialisme, et pour qui la démocratie libérale était la condition et l’essence du socialisme 3. Les deux ouvrages publiés récemment par Monique Canto-Sperber 4 proposent de revenir sur ce qui constitue une source de la pensée socialiste et peut représenter une perspective d’avenir pour la pensée politique française aujourd’hui.

Sans se situer directement dans le cadre des programmes des partis politiques, l’analyse des principes fondateurs des sociétés libérales permet de défendre la thèse symétrique de la proposition formulée par Monique Canto-Sperber : « Les idées libérales sont l’avenir du socialisme », écrit-elle. L’évolution de nos démocraties invite à soutenir en même temps, comme un principe régulateur, que « les idées sociales sont l’avenir du libéralisme ». Parler d’idées sociales (à propos de la lutte contre la misère et l’exclusion, de la recherche d’un meilleur accès de tous à la santé, au logement ou à l’éducation…), plutôt que d’idées socialistes, est une façon d’élargir le débat politicien à une réflexion qui concerne toutes les parties prenantes de la vie dans la cité. Mais n’est-ce pas un vœu pieux, une vision naïve et idéalisée de la jungle économique mondiale ?

Comme philosophie, le libéralisme se veut une défense de la liberté et de la dignité humaines : en particulier la capacité d’un être humain à développer ses potentialités, à formuler des projets et à trouver les moyens de leur réalisation. Cette proposition appelle une réflexion sur les moyens d’une liberté effective, pour les divers acteurs d’une société et pour l’ensemble des sociétés. L’enjeu est de viser une liberté plus réelle pour tous. C’est à ce niveau que la perspective libérale peut rejoindre l’idéal socialiste d’une société plus juste et solidaire. Les points de rencontre et de discussion touchent à l’anthropologie sous-jacente et aux moyens à mettre en œuvre pour la défendre.

Libertés et lien social

Comment concilier libertés individuelles et lien social ; quels garde-fous (juridiques, institutionnels, étatiques..) établir, pour permettre un plus large accès de tous les membres d’une société, en particulier des plus vulnérables, à la mise en œuvre de leurs droits et de leurs capacités ? Toute démocratie doit ainsi évaluer le rapport entre liberté et égalité. En simplifiant à l’extrême, on peut dire que la pensée socialiste met l’accent sur la lutte contre l’inégalité, et que la pensée libérale donne la priorité à la liberté individuelle. Le trait est sans doute forcé, mais il souligne un problème central, au cœur de toutes les théories contemporaines de la justice : de quelle égalité parle-t-on ? Celle au départ ou à l’arrivée ? Egalité des chances, égalité de traitement ou égalité de statut ?

S’il faut bien admettre que les hommes demeurent fondamentalement différents, la liberté ne doit-elle pas constituer le prérequis et le fondement de toute approche qui respecte l’humain dans sa spécificité, dans son unicité, à l’encontre de toute perspective « massificatrice » ? Réciproquement, une liberté dont la jouissance est personnelle n’a de sens que dans une société où elle est également reconnue à d’autres, en théorie comme en pratique. L’enjeu d’un libéralisme social est donc de penser les membres d’une société donnée et les différentes sociétés comme des entités à la fois autonomes et en relation, dépendantes les unes des autres, solidaires et non aliénées.

Tel est bien le défi essentiel posé par la mondialisation aujourd’hui. C’est moins le libéralisme en tant que tel que certaines de ses versions et de ses règles dominantes qui sont l’objet de la critique des courants altermondialistes. Ne peut-on concevoir un libéralisme qui défende les différentes libertés des individus et des groupes, sans se baser sur leurs seules performances économiques, mais sur leurs diverses aspirations et capacités, afin de fournir un cadre qui favorise l’épanouissement conjoint de tous ? Le malheur et la difficulté, dans la réalité, tiennent à trois facteurs principaux. Le libéralisme est souvent réduit à des principes philosophiques et économiques fondés sur une anthropologie pauvre, inspirée par certains courants de l’utilitarisme et par la théorie du choix rationnel. De plus, le marché parfait, moteur d’une croissance continue et indéfinie, n’existe pas : sans cesse des perturbations se manifestent, qui nécessitent une intervention publique ou la mise en place de mesures préventives et correctives et de mécanismes de compensation. Enfin, l’identification du libéralisme au capitalisme dérégulé prévaut et fait oublier l’existence d’autres formes possibles d’entrepreneuriat, comme l’économie coopérative, et d’autres modèles de société que la quête insatiable d’accumulation de biens matériels.

Les théoriciens libéraux sont acculés à réfléchir non seulement sur les structures sociales à instituer et sur les moyens de leur financement, mais tout autant sur les comportements au sein des sociétés et sur les valeurs morales qui les inspirent. Ici apparaît le plus grand changement depuis un siècle : libéraux et socialistes du début du XXe partageaient une même perception de la finalité visée, celle d’un avenir meilleur et différent, et un même souci de la formation à des principes communs. Ceux-ci aujourd’hui, semblent nous échapper et résister à tout débat, alors même que l’humanité est confrontée à l’accroissement vertigineux des inégalités, à l’épuisement possible de ses ressources naturelles et à sa capacité inédite de détruire la planète. De ce fait, plutôt que de savoir si libéralisme et socialisme sont compatibles, le vrai problème, aujourd’hui, est de promouvoir la démocratie, c’est-à-dire la délibération, le dialogue et la formation qui permettront d’évaluer les différentes manières d’envisager et d’incarner les valeurs comme les libertés.

Pour un retour aux sources morales

Revers d’un accroissement global du niveau de vie et des libertés individuelles, les cultures occidentales souffrent d’un éclatement du lien social, et de l’atomisation de leurs sociétés. La conséquence est une croissance de l’individualisme, un repli identitaire et un déficit civique, qui s’expriment dans la désaffection à l’égard de la vie publique et dans l’incapacité fréquente à se donner ensemble des repères éthiques communs et à s’en nourrir. On assiste ainsi à une érosion du fondement implicite du contrat, la confiance en la parole donnée, le respect des échéances… La multiplication des assurances améliore la protection sociale, mais, en visant à se prémunir contre tous les risques éventuels, elle peut signifier un refus d’assumer certaines responsabilités.

Les sociétés dont la culture est peu imprégnée par les principes occidentaux de l’Etat de droit ne possèdent pas les mêmes hiérarchies de valeurs, d’où des dysfonctionnements (qui ne leur sont pas propres, mais qui sont accentués, telle la corruption…), qui empêchent la mise en place d’un ordre relativement sûr. Par ailleurs, le découplage souvent établi entre la visée de croissance économique et l’attention à la situation propre d’un pays a engendré des effets pervers et des récessions. Le développement – voire la survie – économique ne peut se réaliser hors d’une discussion commune menée sur le forum mondial, au sein des organisations internationales, où toutes les voix soient également respectées, où les pays d’un poids moindre puissent être les agents actifs et responsables de leur devenir et être accompagnés à leur rythme (par exemple pour l’ouverture progressive de leurs marchés et la mise en place d’une réglementation bancaire).

Pour concevoir et mettre en œuvre de nouvelles formes de développement et de participation à des mouvements civiques et sociaux, le libéralisme est donc invité à reconnaître sa filiation à l’égard de ses diverses sources morales, et à penser son lien possible avec d’autres traditions. De ce point de vue, les écrits de penseurs comme Amartya Sen 5 sont très intéressants. Ils montrent qu’on peut discerner dans des civilisations comme celle de l’Inde, des convergences avec les perspectives occidentales. Dans le dialogue entre traditions, on voit émerger cette ‘morale fine’ dont parle Michael Walzer 6, ce cœur universel qui peut permettre d’envisager une organisation concertée et responsable de notre demeure mondiale.

Les idées sociales sont l’avenir du libéralisme

Le libéralisme coupé de ses racines morales fait le jeu d’un petit nombre de puissants de plus en plus exposés à la contestation – légitime – des plus pauvres, dans leurs sociétés et à travers le monde. En revanche, puisant à ses sources morales et spirituelles au point où elles irriguent la conscience morale commune de l’humanité, le libéralisme pourrait être considéré à sa juste mesure : non pas la fin ultime du développement humain, mais un cadre, le moyen contingent et perfectible par lequel les individus peuvent rechercher l’accomplissement de leurs potentialités, avec d’autres, acteurs divers de sociétés plus solidaires. Sa force réside dans son caractère non-autosuffisant, qui en dit aussi la fragilité : par principe ouvert à l’innovation et aux initiatives individuelles et collectives, il dépend de leur orientation. S’il n’est compris que comme un ensemble de mécanismes économiques et financiers, à la fois hasardeux et nécessaires, il devient le vecteur et la proie de réseaux mafieux, un faux-semblant de démocratie, un obstacle à la participation de tous à une vie meilleure. Débarrassé des illusions d’un universalisme abstrait et à distance d’un tribalisme excluant, peut-il être, par une éthique sociale concrète, le ferment d’une recherche modeste et tenace d’un vivre-ensemble plus harmonieux au sein de communautés aux traditions diverses ?



Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Un héritage tentaculaire

Depuis les années 1970 et plus encore depuis la vague #MeToo, il est scruté, dénoncé et combattu. Mais serait-il en voie de dépassement, ce patriarcat aux contours flottants selon les sociétés ? En s’emparant du thème pour la première fois, la Revue Projet n’ignore pas l’ampleur de la question.Car le patriarcat ne se limite pas à des comportements prédateurs des hommes envers les femmes. Il constitue, bien plus, une structuration de l’humanité où pouvoir, propriété et force s’assimilent à une i...

Du même auteur

Un mariage de raison

Les entreprises ne peuvent plus fermer les yeux sur leur responsabilité dans la transition écologique. Le cadre de pensée développé par Bill Sharpe permet de dégager des horizons, en évitant les déclarations d’intention. Retour sur les enseignements de ce dossier en trois points saillants. Les articles du présent dossier illustrent tous l’ampleur des discernements nécessaires quant à l’évolution des modèles d’affaires et au contenu de...

Comment définir la juste valeur d’une chaussure ?

Qu’est-ce qui donne de la valeur à un bien ? Que faut-il rémunérer ? Les approches dominantes mènent à une impasse écologique et sociale. L’article plaide, au contraire, pour une approche relationnelle de la valeur, afin de replacer la qualité du lien social et écologique au cœur de l’analyse. C’est ce que font les fabricants de chaussures de Romans-sur-Isère. La notion actuelle de valeur économique nous conduit dans l’impasse. Faisant le jeu du court-termisme, focalisée sur une dimension financ...

Entreprise et climat : au-delà de l’utilitarisme

Pour amener les entreprises à prendre en compte les enjeux climat, les uns misent sur des leviers réglementaires, les autres sur des leviers politiques, ou encore managériaux. Mais avons-nous besoin d’une éthique pour y parvenir ? Et si oui, laquelle ? Les contributions de ce numéro font apparaître comment les stratégies actuelles des entreprises reflètent une vision gestionnaire qui s’ouvre à une interrogation éthique, mais de manière quasiment toujours conditionnelle. Dans cette approche utili...

1 / La Richesse des nations, Vol I, livre 2, chap.3.

2 / Entre autres, en France, Renouvier (le premier à utiliser l’expression en 1879), Jaurès ; en Allemagne, Bernstein ; en Angleterre, Hobhouse ; en Italie, Merlino, Croce, puis Carlo Rosselli, qui publie en 1930 le Socialisme libéral.

3 / « On pourrait qualifier le socialisme de libéralisme de l’organisation, car si l’on observe de plus près les organisations que veut le socialisme et la manière dont il les veut, on se rendra compte que ce qui les distingue d’institutions féodales qui leur ressemblent extérieurement, c’est précisément leur libéralisme : leur constitution démocratique et leur accessibilité. », E. Bernstein, Les présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie (1899), Seuil, 1974, p.187.

4 / Monique Canto-Sperber, Les règles de la liberté, Plon, 2003 ; Le socialisme libéral. Une anthologie, éditions Esprit, 2003.

5 / Amartya Sen, chercheur indien, est professeur d’économie à Calcutta et dans plusieurs universités américaines et anglaises. Prix Nobel d’économie en 1998. Ses travaux concernent l’économie du développement, notamment les questions de l’inégalité, de la pauvreté et de la famine.

6 / Michael Walzer est professeur de sciences sociales et philosophie politique à l’Institute for Advanced Studies de l’université de Princeton.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules