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Dossier : Justice : la prison vaut-elle la peine ?

Combien ça coûte de punir ?


Le nombre de places de prisons ne cesse d’augmenter. Mais à quoi ça sert ? Tournant le dos à une logique purement immobilière, J. de Brux et A. Mével invitent à objectiver l’utilité de la politique publique pénitentiaire : quel est le coût et quels sont les « bénéfices » socio-économiques de l’incarcération par rapport à d’autres modalités d’exécution des peines ?

Depuis la loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire, cinq programmes immobiliers se sont succédés, donnant lieu à une augmentation nette du parc de plus de 23 000 places de prison entre 1988 et 2017. Une hausse qui peut en partie s’expliquer par la volonté de respecter le principe de l’encellulement individuel, inscrit dans le droit positif français en 1875. Celui-ci est pourtant toujours mis à mal par la surpopulation carcérale : au 1er janvier 2017, le taux d’occupation est de 118 % en moyenne nationale et de 142 % pour les maisons d’arrêt.

Serait-ce une réponse à l’augmentation du taux de criminalité ? Le taux de personnes détenues est passé de 85 à 101,6 pour 100 000 habitants1 entre 2000 et 2014. Mais l’explication ne tient pas : il n’y a pas de lien direct entre le niveau de délinquance et le taux de personnes détenues d’un pays2. Ce dernier dépend directement des politiques pénales et pénitentiaires et de l’articulation entre les sanctions prononcées et leurs modalités d’exécution. Les pays qui ont cherché à dépeupler les prisons en privilégiant la réhabilitation sur la punition, comme la Finlande ou la Suède, ont vu leur taux de criminalité diminuer. Dès lors, la question de l’utilité de l’emprisonnement mérite d’être posée et objectivée.

Sortir d’une logique immobilière

La question de l’utilité est aujourd’hui traitée au niveau de l’établissement pénitentiaire. La loi de programmation des finances publiques du 31 décembre 2012 (art. 17) oblige ainsi, au-delà de certains seuils de financement public, à une évaluation socio-économique des projets d’investissement et à une contre-expertise pilotée par le Secrétariat général pour l’investissement. En période de rareté budgétaire, ces évaluations permettent d’objectiver l’investissement : coûte-t-il plus qu’il ne rapporte à la société (par rapport à une situation où le projet ne serait pas réalisé) ? L’évaluation socio-économique se distingue de l’évaluation financière : elle tient compte des coûts et bénéfices financiers, mais également de coûts et de bénéfices auxquels le marché n’attribue, a priori, pas de valeur d’échange. Toutefois, afin de les comparer, il convient de les exprimer dans une même unité. L’analyse vise à monétariser les impacts positifs et négatifs d’un projet sur le long terme pour l’ensemble de la collectivité, c’est-à-dire, dans le cas de la reconstruction d’un établissement pénitentiaire, non seulement pour le ministère de la Justice ou les personnes détenues, mais aussi pour leurs familles et leurs proches, les collectivités territoriales, les citoyens.

Dans un contexte de surpopulation carcérale et de vétusté des bâtiments, les impacts des projets de modernisation et d’augmentation du nombre de cellules sont multiples : baisse de la récidive, des contentieux pour mauvaises conditions de détention, des émissions de CO2, des suicides de personnes détenues, amélioration de la santé et meilleure qualité de vie au travail des agents pénitentiaires. Pour la reconstruction du centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan, les évaluateurs ont estimé que, si le nombre de personnes détenues n’augmente pas, l’investissement visant à moderniser et augmenter le nombre de cellules est collectivement souhaitable, puisque les bénéfices socio-économiques dépassent les coûts d’environ 130 millions d’euros actualisés3.

Ce bénéfice est notamment dû à l’impact qu’aurait la reconstruction sur la récidive. L’évaluation de ce bénéfice se fonde sur une étude faite après la réhabilitation d’une prison à Bollate, en Italie4. À caractéristiques de personnes détenues constantes, l’étude révèle que passer une année de plus dans la prison réhabilitée (et donc une de moins dans une prison ordinaire) réduit la probabilité de récidive de 10 points. L’amélioration des conditions de détention et la mise en place d’activités et de formations permettent de minimiser le sentiment de rejet, favorisant la réinsertion (conditions de sortie, retour à l’emploi…). Le coût évité de la récidive est ensuite calculé en utilisant le livre vert britannique The economic and social costs of crime (Sam Brand et Richard Price, Home Office Research Studies, 2000), qui agrège les coûts que la criminalité inflige à la société (magistrats, policiers, manques à gagner de salaires des personnes détenues, dommages et intérêts versés aux victimes).

De l’utilité à la politique publique pénitentiaire

Ces évaluations des projets immobiliers d’investissement ont le mérite d’objectiver leurs impacts. Mais elles n’interrogent pas les déterminants de l’évolution du nombre de personnes détenues. Or il apparaît primordial d’évaluer s’il est plus efficient, en matière de prévention de la récidive, pour la collectivité et pour les finances publiques, d’exécuter sa peine en établissement pénitentiaire ou en aménagement de peine. On évaluerait, non plus l’utilité d’un projet, mais celle de la politique publique : quels sont les coûts et les bénéfices socio-économiques des politiques axées sur l’incarcération, par rapport à ceux de politiques pénales favorisant d’autres modalités d’exécution des peines ?

Aux États-Unis, un rapport de l’administration Obama5 souligne que la majorité des études conclut à une destruction de valeur collective des politiques favorisant l’incarcération : les bénéfices sont inférieurs aux coûts (en raison, notamment, du coût élevé de la détention). En France, le coût d’une journée de détention est nettement supérieur (99,94 €) à celui d’une journée de placement sous surveillance électronique (12,17 €) ou d’une journée de semi-liberté (50,36 €)6.

Par ailleurs, l’incarcération ne réduit guère la criminalité : le rapport Obama montre que, quand le taux d’incarcération est élevé, l’effet sur la criminalité se tarit (on emprisonne alors, en moyenne, des individus moins dangereux). Une littérature émergente signale également comment l’incarcération augmente la récidive : au Texas, par exemple, chaque année supplémentaire de prison augmente la probabilité de récidive de 4 à 7 points de pourcentage7.

L’incarcération induit aussi d’importants coûts socio-économiques pour les détenus et leurs proches. Par exemple, pour l’accès à l’emploi : une perception négative des ex-détenus par les employeurs et la perte de compétences pendant la période d’incarcération. Une augmentation d’un an de la durée de la peine réduirait, après libération, le taux d’emploi de quatre points et les revenus de 30 %8. De même, des impacts négatifs sont avérés sur la santé, la stabilité financière, le niveau d’éducation et le maintien des liens familiaux. L’incarcération augmente la probabilité de divorce9. Pour des foyers dotés des mêmes caractéristiques socio-économiques, la probabilité d’incarcération est plus de 1,2 fois plus élevée chez les enfants de personnes détenues que chez les enfants de non-détenus10. Quant à la détention juvénile, elle réduirait la probabilité d’obtenir un diplôme du secondaire de 13 %11.

En permettant aux condamnés de maintenir leurs relations familiales et leur emploi, d’accéder à des études et à une formation, les politiques pénales alternatives ne présenteraient-elles pas un meilleur bilan ? Une analyse de la justice argentine, par exemple, explique que les individus passant une partie de leur peine sous surveillance électronique plutôt qu’en détention récidivent moins, toutes choses égales par ailleurs12, ce que l’on retrouve également dans les travaux menés en France13.

Le plan de refondation pénale annoncé par Emmanuel Macron le 6 mars 2018 à Agen semble prendre en compte ce raisonnement. Il conviendra de s’assurer que des moyens sont effectivement mis en œuvre pour rénover le parc immobilier vétuste et insalubre et pour permettre une réelle politique de réduction du recours à l’emprisonnement, grâce, notamment, au recrutement en nombre suffisant de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation pour accompagner la réussite des peines aménagées. Autant d’ingrédients qui conditionnent l’efficacité de la peine, tant pour la personne punie que pour la collectivité.



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1 Direction de l’administration pénitentiaire, « Séries statistiques des personnes placées sous main de justice. 1980-2014 », ministère de la Justice, mai 2014.

2 Conseil de l’Europe, Livre blanc sur le surpeuplement carcéral, direction générale droits de l’homme et État de droit, Strasbourg, juin 2016, 34 p. ; Nils Christie, L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Autrement, 2003, 232 p.

3 Julie de Brux et Julien Morel d’Arleux, « Contre-expertise de l’évaluation socio-économique du projet de reconstruction du centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan », rapport au commissaire général à l’investissement, 11/05/2017.

4 Pays dont la politique carcérale et le cadre institutionnel sont proches de ceux de la France. Cf. Giovanni Mastrobuoni et Daniele Terlizzese, « Rehabilitating rehabilitation : prison conditions and recidivism », EIEF Working Paper Series 13/14, novembre 2014.

5 Council of Economic Advisors, « Economic perspectives on incarceration and the criminal justice system », The White House, Office of the Press Secretary, 23/04/2016.

6 Avis n° 114 de M. Jean-René Lecerf, « Projet de loi finances pour 2015 : Administration pénitentiaire », www.senat.fr, 20/11/2014.

7 Michael Mueller-Smith, « The criminal and labor market impacts of incarceration  » (document de travail), 2014.

8 Idem.

9 Michael Massoglia, Brianna Remster et Ryan D. King, « Stigma or separation ? Understanding the incarceration-divorce relationship », Social Forces, vol. 90, n° 1, septembre 2011, pp. 133-155.

10 Randi Hjalmarsson et Matthew J. Lindquist, « Like godfather, like son : exploring the intergenerational nature of crime », The Journal of Human Resources, vol. 47, n° 2, pp. 550-582.

11 Anna Aizer et Joseph J. Doyle, Jr., « Juvenile incarceration, human capital and future crime: evidence from randomly-assigned judges », National Bureau of Economic Research, document de travail n° 19102, juin 2013.

12 Rafael Di Tella et Ernesto Schargrodsky, « Criminal recidivism after prison and electronic monitoring », Journal of Political Economy, vol. 121, n° 1, février 2013, pp. 28-73.

13 Anaïs Henneguelle, Benjamin Monnery et Annie Kensey, « Better at home than in prison ? The effects of electronic monitoring on recidivism in France », The Journal of Law and Economics, vol. 59, n° 3, août 2016, pp. 629-667.


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