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Les Etats généraux de l’industrie, annoncés dès septembre 2009, ont largement déçu les observateurs, industriels et économistes : au-delà des déclarations de principe, peu de mesures convaincantes ont été engagées afin de remédier à la désindustrialisation d’un pays, le nôtre, dont l’industrie ne représente plus que 15 % du Pib. L’une d’elles – la mise en place d’une stratégie industrielle au niveau de l’Union européenne, avec un ambassadeur français de l’industrie chargé, notamment, de promouvoir une taxe carbone aux frontières – pointe vers l’origine de ce scepticisme : c’est à l’échelon européen que doit désormais se concevoir une politique industrielle crédible. Quels pourraient être les grands axes d’une telle politique?
Discuter des enjeux d’une politique industrielle européenne suppose, au préalable, de renoncer au mirage, entretenu par certains économistes 1, selon lequel nous serions sur le point d’assister à l’avènement d’une société post-industrielle dont l’essentiel des emplois seraient des services. L’assertion se veut rassurante puisqu’elle implique qu’à l’avenir la majorité de nos emplois ne seraient plus soumis au chantage de la délocalisation. Tout comme la révolution industrielle a vu un secteur secondaire reléguer à la marge le secteur agricole, une nouvelle révolution serait sur le point de permettre au tertiaire de supplanter le secteur industriel.
Or la frontière entre services et production industrielle est devenue très poreuse : de nombreux services sont tributaires de l’activité industrielle (maintenance, logistique, informatique, restauration, après-vente, assurance…). Ils viennent gonfler les statistiques comptables du tertiaire parce qu’ils sont externalisés par un nombre croissant d’entreprises, les exigences de rentabilité actionnariale immédiate impliquant d’extraire du périmètre d’activité de l’entreprise tout ce qui n’appartient pas à son « cœur de métier ». Cela ne signifie pas qu’ils engendrent des emplois autonomes qui ne disparaîtraient pas une fois l’activité industrielle délocalisée. Beaucoup de services, d’ailleurs, tendent à s’industrialiser – que l’on pense aux hôpitaux ou à la téléphonie, par exemple –, de sorte que l’imbrication entre industrie et services ne permet pas de considérer la première comme une sous-traitance manufacturière subalterne que nous pourrions abandonner négligemment aux pays « en voie de développement ». En outre, la demande de biens de consommation ne cesse pas d’augmenter dans la totalité des pays de l’Ocde (3 % par an, en moyenne, depuis 2000, soit un rythme supérieur à l’augmentation de la consommation globale). Elle n’indique aucun effet de substitution entre biens de consommation et services. Certes, une part chaque jour croissante des produits consommés dans les pays de l’Ocde vient du Sud, en particulier des pays émergents. Il est vrai que la proportion de travail manufacturier dans la production de biens industriels est en diminution tandis qu’une part grandissante de la valeur ajoutée de chaque nouveau produit provient de sa diffusion commerciale (un service) et échoit aux circuits de distribution plutôt qu’aux industries de production. Il est exact, enfin, que les ménages aisés des pays de l’Ocde ont de plus en plus recours à des services (soins du corps, santé, loisirs, etc.) auxquels ils n’avaient pas accès il y a une génération 2.
La thèse de l’avènement d’une société post-industrielle signifie donc, au mieux, que l’actuelle division du travail à l’échelle internationale induit un déplacement des emplois industriels dans les pays émergents (pour l’essentiel du fait du dumping salarial et fiscal qui y est pratiqué). Faut-il s’en réjouir ? Rien n’est moins sûr : une augmentation de la demande de la part des consommateurs de l’Ocde ne peut être financée que par un accroissement de leurs revenus salariaux, et donc de leur productivité. Or l’augmentation de la productivité dans les services reste, aujourd’hui encore, beaucoup plus lente que dans le secteur industriel. Dans nombre de cas, on voit mal comment il en irait autrement : pouvez-vous augmenter durablement et sans risque la « productivité » de votre coiffeur, d’une troupe de théâtre, d’une infirmière, d’un enseignant? Une société post-industrielle en Europe condamnerait les ménages européens à une hausse très lente de leur pouvoir d’achat, tandis que les ménages des pays émergents verraient leur productivité, et donc leurs salaires, continuer de croître beaucoup plus rapidement. L’accélération de la désindustrialisation viendrait prolonger le régime de « croissance molle » (avec faible croissance salariale, inflation jugulée et explosion des revenus financiers) dans lequel les pays de l’Ocde sont enlisés depuis bientôt trente ans. Or ce régime de croissance est à l’origine de la déflation salariale à laquelle nous assistons depuis la fin des années 1980, c’est-à-dire d’une augmentation des salaires réels (i.e., corrigés de l’inflation) plus lente que celle de la productivité des salariés – celle-ci, en effet, contrairement aux antiennes sur le « déclin français », n’a cessé d’augmenter. Et c’est ce « retard » salarial qui explique l’insuffisance chronique de la demande des ménages de l’Ocde, enregistrée au moins depuis le milieu des années 1990. Insuffisance qui, à son tour, a suscité l’initiative (américaine, puis britannique, puis espagnole) d’un développement systématique du crédit à la consommation : puisque les revenus salariaux des ménages ne leur permettaient plus de consommer autant que nécessaire afin de maintenir les carnets de commandes des entreprises suffisamment remplis, le crédit est apparu comme « la solution » permettant de prolonger indéfiniment un régime de croissance molle en dépit de sa contradiction interne. Depuis 2008, nous savons désormais que cette solution n’en est pas une.
Autrement dit, la société post-industrielle consacrerait définitivement le renvoi des pays de l’Ocde (Etats-Unis compris) dans la « seconde division » des nations, au profit des pays émergents (la Chine, en premier lieu), et le retour du chômage de masse durable.
L’objectif premier d’une politique industrielle européenne est de lutter contre la désindustrialisation de nos sociétés. A priori, cela signifie un effort d’investissement dans les secteurs aujourd’hui les plus porteurs, ceux qui ont davantage permis, jusqu’à présent, à la consommation de biens manufacturés de continuer de croître : l’électronique, l’informatique et les produits pharmaceutiques et médicaux. Or, dans le premier domaine, les pays asiatiques (le Japon et les quatre « Dragons » : Singapour, Hong-Kong, Corée du sud, Taïwan 3) détiennent aujourd’hui un monopole quasiment déserté par les entreprises occidentales. Dans le deuxième secteur (dont la demande augmente de 10 % l’an, y compris dans les pays déjà bien équipés), cette fois, c’est l’Europe qui est la grande absente. Les Etats-Unis produisent des ordinateurs personnels en quantités massives et il n’existe aucune société européenne de production d’ordinateurs personnels. Une éventuelle troisième révolution industrielle vers l’informatique et la transition vers une « société du savoir » risquent de se faire par des chemins dont l’accès pour l’Europe dépendra entièrement de nos importations. Le troisième domaine semble le plus facilement accessible aux sociétés européennes. L’allongement de l’espérance de vie (chez nous mais aussi dans les pays émergents), la demande croissante de soins de santé, les possibilités immenses de gains de productivité garantissent un gisement à peu près inépuisable : vaccins, outillages de diagnostic à haute technologie, etc. Dans ce secteur des biotechnologies, il n’est pas encore trop tard pour mettre en œuvre une politique volontariste de soutien (fiscal notamment) à la R D, de lutte contre la délocalisation et d’encouragement à l’embauche.
Ce diagnostic 4 demande toutefois d’être reconsidéré à la lumière de deux contraintes majeures. La première est liée à la facture énergétique. Il n’y a plus guère de débat, aujourd’hui : entre 2015 et 2025, la demande mondiale quotidienne de pétrole dépassera l’offre mondiale quotidienne techniquement réalisable (environ 90 millions de barils). Il y aura toujours du pétrole, mais il ne sera plus possible d’en extraire pour tout le monde tous les jours (à la fois du fait du sous-investissement des installations d’exploitation d’hydrocarbures et de l’explosion de la demande mondiale). Le prix du pétrole (35 % de la consommation mondiale d’énergie) va donc augmenter considérablement, et avec lui celui de tous les hydrocarbures 5. Qui dit pétrole très cher – 500 dollars le baril ou davantage… – dit transports très coûteux, car nous n’aurons pas les moyens, en quinze ans, de substituer d’autres formes d’énergie à l’intégralité de notre consommation effrénée de pétrole. Il y a d’immenses débats sur ce point mais le principe de « précaution » oblige à prendre au sérieux le scenario le plus défavorable. Les arguments de ceux qui invoquent de nouvelles innovations techniques reposent souvent sur la confiance que les découvertes de la physique viendront miraculeusement relâcher la contrainte énergétique. Or les découvertes scientifiques ne se décrètent pas, et d’une invention à son industrialisation, il y a loin. Cela implique de repenser sérieusement la stratégie implicite de la « globalisation » commerciale, qui repose sur un coût du transport très faible, voire négligeable.
Le réchauffement climatique est le second motif pour reconsidérer les pistes évoquées (électronique, informatique, biotechnologies). L’indigence du débat médiatique sur ce sujet, ainsi que la campagne irresponsable, à l’échelle internationale, des groupes de pression climato-sceptiques, ne sauraient masquer l’immensité et l’urgence de l’enjeu : la probabilité est infime que le réchauffement actuel (indéniable) corresponde à un cycle temporaire. L’hypothèse alternative qu’une réduction massive des gaz à effet de serre (GES) n’aurait qu’un impact négligeable sur un phénomène essentiellement naturel est également très peu probable. Prendre les moyens politiques d’une réduction volontaire des GES, c’est donc faire le pari optimiste que nous pouvons encore agir sur le destin de la planète. C’est même, à très court terme, une priorité absolue si nous ne voulons pas prendre le risque que la génération qui suivra celle de nos enfants n’hérite d’une planète inhabitable.
C’est à l’intérieur de ces deux contraintes qu’une option pour les trois champs précédents (électronique, informatique, biotechnologies de la santé) pourrait constituer une spécificité européenne, compte-tenu des transformations radicales auxquelles toutes les sociétés de la planète sont d’ores et déjà confrontées. Il s’agit, en effet, de passer d’un compromis économique et social construit sur une énergie quasiment gratuite et des processus de production et des modes de vie très polluants à des sociétés « propres » reconstruites à partir d’une énergie très chère : voilà une « révolution » autrement plus conséquente que l’hypothétique transition vers une tertiarisation de nos sociétés! Elle pourrait bien conduire à l’effet exactement inverse : la nécessité pour l’Europe de produire elle-même une grande partie de ce qu’elle a pris l’habitude d’importer et qui coûtera désormais trop cher pour être acheminé vers nos côtes par bateau puis transporté par route jusque dans nos centres commerciaux. Ceci suppose une réindustrialisation massive de nos économies, et une (re)valorisation de l’agriculture locale et « bio ». Trois grands chantiers sont devant nous : l’électricité, le chauffage et la mobilité. Pour ce qui est de la mobilité, il s’agit, en France, de redéployer le réseau ferroviaire démantelé après-guerre, de normaliser strictement la construction d’automobiles à essence pour que celles-ci soient beaucoup moins émettrices de CO2 fossile, d’accélérer le passage aux voitures électriques, de diminuer la consommation de transport polluant (l’avion, en premier lieu) par une taxe carbone (accompagnée de subsides pour les ménages « piégés 6 ») voire d’imposer des barrières tarifaires aux frontières de l’Union européenne à l’égard de toutes les voitures dont la production ou l’usage est trop polluant ou trop consommateur en pétrole – ce qui était l’intention initiale d’une version européenne de la taxe carbone. Pour le chauffage, le gaz et le fioul sont à remplacer par des énergies renouvelables – bois, géothermie et soleil – et de l’électricité, tandis qu’un programme systématique d’isolation du parc immobilier est à prévoir. L’urbanisme de nos cités est également à repenser pour en finir avec les banlieues pavillonnaires sur le modèle californien, tout autant qu’avec les cités hérissées de Hlm. Minimiser notre consommation d’énergie et les effets polluants du transport comme d’un habitat chauffé exige un réseau de petites villes très denses, à l’inverse de ce que l’aménagement du territoire a promu en France pendant des décennies! Enfin, concernant l’électricité, la capture et la séquestration du CO2dans les centrales à charbon sont une priorité. Pour ce qui est du complément de production d’électricité nécessaire, un débat démocratique est à ouvrir autour des possibilités alternatives : en Europe, dans la mesure où l’hydraulique est déjà très largement exploitée, nous n’avons guère le choix qu’entre un supplément de nucléaire, une réduction massive de la consommation d’électricité et l’augmentation de nos importations (à quel prix?). Une combinaison des trois serait sans doute la seule issue socialement et politiquement envisageable.
Il s’agit là de choix de politique industrielle massifs (infrastructures ferroviaires, bâtiments, réseaux électriques, nucléaire, capture et séquestration du CO2, agriculture « bio ») politiquement difficiles à négocier. Que pèsent les 100 millions d’euros débloqués par le gouvernement à l’occasion des Etats généraux de l’industrie afin de financer des prêts « verts » bonifiés destinés aux investissements « propres » des entreprises? Le défi est d’autant plus énorme qu’il doit se conjuguer avec une revalorisation de la demande intérieure des ménages européens. En effet, l’asthénie d’un régime de croissance molle ne permettra pas l’effort d’investissement pharaonique (public et privé) que requiert un tel programme. En outre, le phénomène de déglobalisation a d’ores et déjà commencé : la Chine substitue dès à présent ses propres produits à une partie de ses importations venues d’Occident 7. Le pari allemand est donc sans doute perdu, selon lequel la compétitivité d’une industrie exportatrice permettra, en inondant les marchés asiatiques, de tirer l’économie européenne au-dessus de sa « croissance molle ».
Cette stratégie a réussi à l’Allemagne jusqu’à présent, en grande partie grâce au rattrapage des marchés de l’Europe de l’Est. Mais à quel prix ? L’Allemagne est l’un des pays où la logique de la déflation salariale pour motif de compétitivité a été poussée le plus loin, de sorte que les classes moyennes allemandes ont vu leur pouvoir d’achat diminuer au cours des quinze dernières années (la réunification servant de prétexte à un tel effort). Mais cette stratégie est vouée à l’échec si, une fois les marchés est-européens saturés, elle ne peut se réorienter vers l’Asie. L’injonction de la compétitivité n’a d’ailleurs que peu de sens économique : aujourd’hui, elle sert avant tout de prétexte, via le dumping salarial du sud, pour prolonger la déflation salariale nécessaire au maintien d’une inflation faible (elle-même indispensable à la protection des revenus financiers). Avec l’explosion du prix de l’énergie, il ne fait aucun doute qu’il nous faudra revoir la doxa anti-inflationniste à laquelle s’accroche la Banque centrale européenne 8. Le pari d’une politique industrielle européenne appelle donc à soutenir les salaires européens des activités les moins polluantes ou qui faciliteront la transition vers une économie pauvre en énergie. En formant le vœu que ce soutien sera suffisant pour accompagner l’inflation et rendre rentables les efforts de « réindustrialisation verte ».
1 / . E.g., Daniel Cohen, Trois Leçons sur la société post-industrielle, Seuil, 2006.
2 / . Sur toutes ces questions, cf. Jean Gadrey, Socio-économie des services, La Découverte, 2003.
3 / . Plus récemment, la Chine et la Thaïlande.
4 / . Partagé, en partie, par Jean-Luc Gréau, La Trahison des économistes , Gallimard, 2008.
5 / . Cf. Jean-Marc Jancovici Alain Grandjean, C’est maintenant ! 3 ans pour sauver le monde , Seuil, 2007 et G. Giraud « Le Plein, combien de temps encore ? », La Croix , 15 décembre 2009.
6 / . Quelles que fussent ses imperfections, l’abandon de la taxe carbone par le gouvernement et le soulagement de certains industriels provoqué par cette décision sont certainement une erreur et, en tout cas, un désaveu de l’une des mesures phares des Etats généraux de l’industrie.
7 / . Cf. Patrick Artus, 30 mars 2010 « Comment faire repartir la croissance en Europe ? » Flash Natixis 133.
8 / . Cf. G. Giraud et C. Renouard (dir.), Vingt propositions pour réformer le capitalisme , Flammarion, 2009 : Proposition 19