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Quelle économie européenne pour demain ?


Les indicateurs économiques de l’été sont ambigus. D’un côté, l’impact de la crise financière des subprimes sur les économies réelles occidentales devient visible. De l’autre, l’envolée des prix du pétrole et des matières premières semble marquer une « pause », suggérant une possible accalmie de l’inflation avant la fin de l’année. Le débat sur l’interprétation de ces signes contradictoires ne saurait occulter, cependant, la véritable question qui nous est posée, à l’heure où la France assume la présidence de l’Union européenne. Quel que soit le sens accordé au clair-obscur du paysage actuel, il est certain qu’il laisse deviner un horizon où le « compromis social » des trente dernières années sera intenable. À nous d’inventer le « modèle économique européen » des prochaines décennies.

Un problème d’interprétation

L’ensemble de l’Union européenne est sur le point d’entrer en récession. Le Pib de la zone euro devrait se contracter de 0,2 % au deuxième trimestre 2008 (de 0,3 % en France selon l’Insee, de 0,5 % en Allemagne. Les ventes en zone euro ont baissé de 3,1 % en un an, depuis juin 2007 ; la courbe de la production industrielle britannique est plate ou déclinante depuis 4 mois ; pour la première fois depuis longtemps, la production au Japon a diminué au cours de deux semestres consécutifs. En Allemagne et en France, la baisse est aussi bien due à un recul de la consommation des ménages et des investissements, qu’au repli des exportations. Le déficit extérieur français bat un nouveau record, atteignant 24,4 milliards d’euros au premier trimestre. L’excédent commercial allemand ne laisse pas encore percevoir le même phénomène, mais les commandes à l’industrie d’outre-rhin venues de l’étranger ont plongé de 5,1 % au cours du mois de juin.

La frilosité du crédit bancaire et l’assèchement des liquidités des marchés dus à la crise des subprimes, ajoutés à l’envolée des prix du pétrole et des matières premières 1, ont provoqué un recul de la consommation dans les pays émergents et aux États-Unis. En Europe, l’inflation s’est chargée d’accélérer le processus : en juillet dernier, les prix avaient augmenté, en France, de 3,6 % sur un an (4,1 % en Italie et 5,3 % en Espagne). La Banque d’Angleterre estime que l’inflation au Royaume-Uni pourrait excéder les 5 % sur l’année 2008. Du coup, en France, le chômage est reparti à la hausse (+0,3 % en mai, +0,2 % en juin) et la perspective est abandonnée d’une croissance annuelle supérieure à 1,7 %. Sont également infirmées les thèses selon lesquelles un « découplage » pourrait s’opérer entre la crise financière et les économies réelles. Ces thèses se nourrissent de la conviction que la monnaie (et ses avatars financiers) n’est qu’un « voile » qui sert à fixer le niveau absolu des prix et n’exerce une influence que temporaire sur les fondamentaux réels de l’économie. L’expérience actuelle montre, s’il en était encore besoin, que les sphères financière et réelle ne coexistent pas à la manière d’une nappe d’huile glissant sur de l’eau sans interagir avec elle : la fonction des marchés financiers devrait être de fournir des liquidités aux entreprises qui veulent investir et une protection contre les risques en tout genre aux investisseurs. Lorsque les marchés ne remplissent plus cette fonction, comme on l’observe quasiment tous les 4 ans lorsqu’éclate une nouvelle bulle spéculative, le secteur réel de l’entreprise en éprouve les effets destructeurs : la libéralisation des années 80 a rendu les secteurs réels très dépendants des sources de financement et de protection financières. La nouveauté, c’est que les liquidités des marchés financiers se sont reportées en grande partie sur le pétrole et les matières premières, alimentant une spéculation inédite et provoquant une inflation inconnue depuis plusieurs décennies. Avec l’entrée en récession, voici à nouveau le spectre de la « stagflation ».

Au cours des années 70, la hausse des prix, l’atonie de la production et le chômage de masse furent les éléments essentiels de la remise en cause du consensus keynésien des Trente Glorieuses. S’était élaboré peu à peu le « compromis économique » européen des trente dernières années : une production de masse, destinée d’abord aux classes moyennes, conjuguée à une faible inflation, un chômage de masse qui n’a jamais vraiment été jugulé et un partage de la valeur ajoutée de plus en plus favorable aux revenus du capital (aux dépens des revenus du travail).

L’étonnant, c’est que, tandis que la production industrielle occidentale s’enfonce et que nous renouons avec la hausse du chômage, les prix semblent redevenir raisonnables. Le 11 juillet dernier, le prix du baril de brut de pétrole avait atteint 147 dollars US : fin août, il redescend en dessous des 120 dollars. Selon l’agence Reuters, l’indice des prix de matières premières CRB a chuté de 10 % en juillet, soit la baisse la plus brutale depuis mars 1980. Le prix du blé, en particulier, dont les variations sont cruciales pour la survie de millions de personnes, s’est effondré de 30 % depuis début juillet. Et l’once d’or, qui pouvait servir de valeur « refuge » alternative au pétrole et aux denrées alimentaires, est redescendue en dessous de la barre des 900 dollars. On peut espérer que ce « trou d’air » sur les marchés internationaux induira un effet semblable sur le niveau des prix à la consommation dans l’ensemble de l’Europe avant la fin de l’année.

Quelle est la nature de ce « trou d’air » ? Annonce-t-il, après une période de folie spéculative, que les prix sont destinés à revenir à leur niveau d’équilibre d’il y a six mois ? Ou faut-il y voir le symptôme d’une anticipation de l’entrée en récession par les marchés internationaux ? Cette hypothèse « pessimiste » signifierait que beaucoup d’investisseurs s’attendent à une baisse durable de la demande de pétrole et de matières premières dans les mois, voire les années, à venir… Une troisième interprétation est possible, néanmoins. Il pourrait s’agir simplement d’une correction « technique » : les investisseurs qui ont contribué à la hausse des cours ont pris leur « bénéfice » pendant l’été et ont revendu leurs titres. La plus-value réalisée est déjà colossale pour ceux qui ont acheté au bon moment. Dans cette dernière hypothèse, la « pause » actuelle est provisoire. Elle devrait prendre fin avec la reprise des activités en septembre.

Le paradoxe du gouvernement espagnol

La pause cependant pourrait durer plusieurs années surtout si, comme le prétend la deuxième hypothèse, elle vient conforter une récession durable (dont le comportement actuel des conducteurs américains serait le signe avant-coureur). Elle signifierait que l’ère d’une inflation forte n’est pas pour demain, et par conséquent que des politiques de relance économique sont les bienvenues.

Si elle adoptait cette lecture « pessimiste », la BCE pourrait envisager de baisser ses taux directeurs en vue d’aider à une reprise de l’investissement. Connaissant la prudente orthodoxie monétaire de Francfort, rien n’est moins sûr. En revanche, c’est cette seconde interprétation qui a été adoptée, au moins implicitement, par le gouvernement espagnol. Il est vrai que, de l’autre côté des Pyrénées, la situation semble plus dramatique qu’en France. Comme en Grande-Bretagne et en Italie, les subprimes ont provoqué un marasme immobilier sans précédent, tandis que l’inflation se conjugue à la prudence des banques et à la cherté des prêts à l’immobilier pour que l’ensemble du tissu social ibérique éprouve le sentiment d’une crise profonde. Le conseil des ministres exceptionnel du 14 août a décidé la suppression de l’impôt sur la fortune et plusieurs réformes destinées à relancer la consommation des ménages et les grands travaux publics. Au total, le gouvernement promet d’injecter 20 milliards d’euros pour la relance. Ces annonces sont justifiées en partie, aux yeux du gouvernement, par la perspective d’un retour de l’inflation au-dessous de 4 % à la fin de l’année – ce qui confirme que l’équipe de Zapatero ne croit pas à une simple « pause technique » des prix.

Ces mesures spectaculaires, facilitées par l’excédent du budget de l’État espagnol, témoignent néanmoins d’un paradoxe. La suppression de l’impôt sur la fortune se présente en effet, comme une mesure « keynésienne » destinée à redonner du pouvoir d’achat aux ménages. Pourtant, les économistes savent bien que la propension marginale à consommer des revenus élevés est notablement inférieure à celle des revenus faibles. Si vous faites cadeau d’un euro à un ménage qui dispose déjà de revenus élevés, la plus grande part de cet euro supplémentaire sera investie (sur les marchés financiers notamment) et non consommée. En revanche, si vous offrez le même euro à un ménage ayant de faibles revenus, il sera en grande partie immédiatement consommé. Une politique de relance keynésienne inviterait donc à favoriser les revenus faibles – la remarque vaut, évidemment, pour une partie du fameux « bouclier fiscal » de N. Sarkozy. Voilà donc le parti socialiste d’un grand pays qui, sous couvert d’une politique de relance, pratique une redistribution fiscale à l’envers !

Comment ne pas relever la difficulté des partis politiques européens, de gauche comme de droite, à imaginer un autre modèle social que celui du libertarisme anglo-saxon (dans le cadre duquel la suppression de l’impôt sur la fortune se justifie pleinement) ? Au risque de caricaturer, on peut considérer, en effet, que le gouvernement français s’est donné comme projet politique la mise en œuvre d’une « thérapie de choc », analogue à celle infligée par Reagan et Thatcher à leur propre pays. Une « révolution » destinée à faire basculer la société française (paralysée, dit-on, par la rigidité de son marché du travail et l’irresponsabilité induite par son système social) vers le paradigme libertarien anglo-saxon d’une société régulée pour l’essentiel par les marchés financiers. Quant aux gauches de gouvernement, elles invoquent une « troisième voie », où se sont illustrés T. Blair, L. Jospin et G. Schröder, et dont le programme a été formalisé notamment par le rapport Sapir de 2003 : une alternative à la référence marxiste et à la flexibilité des prix et des hommes comme unique projet politique. Certes, Blair a choisi de renationaliser les chemins de fer, autrefois privatisés par M. Thatcher. Mais pour l’essentiel, sa politique n’a induit aucune remise en cause profonde du traumatisme thatchérien. De même, « l’Agenda 2010 » du chancelier Schröder a consisté essentiellement en une flexibilisation accrue du marché du travail, une réduction de la fiscalité sur les hauts revenus et un démantèlement partiel du système de sécurité social – un « programme » qui pourrait se révéler analogue à celui du gouvernement Zapatero face à la crise.

L’Europe recherche un « modèle » alternatif

Or, aujourd’hui encore, le marché du travail allemand ne ressemble guère aux marchés du travail libertariens : les négociations collectives demeurent au fondement des relations salariales, rendant possible une formation professionnelle de qualité, des productions à haute valeur ajoutée et une concurrence en prix notablement moins intense que sur un marché anglo-saxon. Cette caractéristique, héritée du capitalisme rhénan qui a beaucoup résisté avant d’arrimer, à son tour, son industrie aux marchés financiers, témoigne du fait qu’il existe encore différentes manières d’organiser nos économies. Elle conforte le positionnement spécifique de l’Allemagne actuelle, au sein de l’Europe, puisque notre voisine est la seule à avoir réellement réussi à capter une partie de la demande issue des pays émergents, et à se montrer capable de différencier sa production de la leur. En France, nous n’y parvenons aujourd’hui que dans des secteurs spécifiques – aéronautique, pharmacie, transports ferroviaires et nucléaire 2. En 2007, l’Allemagne assurait 28 % des exportations de l’UE, loin devant les quelque 11 % de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Italie. Compte tenu de notre démographie, n’est-ce pas la capacité de notre industrie à proposer des produits à haute valeur ajoutée susceptibles de trouver des marchés dans les pays émergents qui assurera, sur le long terme, notre croissance économique ? Ce constat plaide pour une réévaluation positive de la façon dont le compromis social allemand (et, dans une moindre mesure, nord-italien) parvient à assurer cet objectif.

Certes, ce compromis s’est maintenu outre-Rhin, au cours des dix dernières années, au prix d’une stagnation des salaires réels, qui fait sentir ses effets sur la demande interne allemande. Il reste que le chemin à suivre sur le moyen terme est en partie esquissé : conjuguer nos efforts sur la R & D, en vue d’accroître durablement les gains de productivité, à l’instar de ce qu’ont réalisé la Suède, le Japon et la Finlande ; résister à la fascination du « modèle » libertarien, comme s’y oblige courageusement le Danemark 3, et mettre en place des garde-fous prudentiels contre la prochaine bulle spéculative qui, après le pétrole ou les matières premières, pourrait éclater à propos des cartes de crédit ou des crédits automobiles des ménages américains ; élaborer un autre « compromis social », s’accommodant d’une inflation qui ne tardera pas à repartir, et favorisant la conversion des salariés européens vers une production à haute valeur ajoutée, à l’instar de l’Allemagne.

C’est une tout autre direction que semble vouloir emprunter le gouvernement espagnol, au moins à court terme. L’Espagne, en 2000, était donnée en exemple, tout comme les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Irlande : croissance forte, chômage en baisse, demande intérieure dynamique, budgets équilibrés… La crise des subprimes risque fort de révéler ce que cette réussite pouvait comporter d’artificiel : de faibles taux d’intérêt, un développement de la titrisation ayant favorisé des conditions de crédit qui ont laissé filer l’endettement des ménages… Si l’on se laisse illusionner par ce « modèle » (importé d’outre-Atlantique), qu’on estime durable la récession à venir et qu’on cède à l’urgence de contrecarrer une crise qui promet d’être sévère, alors on peut vouloir mettre en place une version espagnole de la « troisième voie ».

Ce programme, par-delà quelques différences rhétoriques, ne comporte aucune véritable contre-mesure à la pente qui entraîne nos sociétés dans leur possible transition vers le compromis libertarien. Il accompagne cette transition sans s’y opposer. Autrement exigeante serait l’invention d’un véritable paradigme européen alternatif.

25 août 2008



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1 / Ces trois crises sont liées entre elles. Cf. Projet 304, « Au-delà du 3 e choc pétrolier ».

2 / Cf. Projet 303, « Le déficit commercial français en débat ».

3 / Cf. Projet 302, « Flexicurité européenne, piège ou promesse ? »


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