Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Ces pages sont l’écho d’une journée qui réunissait une centaine de participants, pour un échange à l’initiative du Ceras et du réseau Chrétiens acteurs en banlieue. Entre l’éclairage de l’analyse sociologique et une table -ronde de conclusion, les débats en ateliers ont permis de confronter les expériences et les diagnostics à propos de ce paradoxe : dans les quartiers de nombreuses villes, la question sociale est devenue souvent une question ethnique.
C’est, dit-on, la trop forte présence de familles immigrées ou issues de l’immigration qui aggrave les difficultés de leur intégration et qui explique, en particulier, les parcours chaotiques de jeunes dans la construction d’identités bousculées. Pourtant, c’est bien aussi – d’abord ? – d’une question sociale qu’il s’agit encore. Mais les lieux pour lui donner expression sont aujourd’hui en défaut. Les syndicats, les associations locales (de locataires, de parents…), les mouvements de jeunes… sont en perte de vitesse et peinent à se transformer pour prendre en compte les attentes et les capacités des nouveaux participants à la vie de la cité.
Dès lors, pour traduire le malaise ressenti face aux inégalités et aux risques d’exclusion, l’investissement le plus naturel est celui de l’identité et de la communauté. Quand l’école et le travail ne sont plus aussi simplement les cadres collectifs d’un passage pour s’inscrire personnellement dans une société, quand ces cadres sont remis en question par les conditions qu’imposent les rudesses d’une modernité de compétition, quand ne sont pas établies de nouvelles formes de reconnaissance qui ne soient pas aléatoires ou arbitraires, le premier moyen – et on ne saurait en oublier la force – pour les individus de trouver une place est de s’appuyer sur des liens d’appartenance pour y chercher un soutien. Reste à savoir si ce sera seulement pour se défendre, se replier, résister, ou aussi pour engager des projets, ouvrir un itinéraire qui en croise d’autres.
Pourtant, les quartiers bougent. La richesse des initiatives associatives est parfois étonnante ; la multiplicité des dispositifs mis en œuvre, voire accumulés, par les diverses « politiques de la ville » tente de soutenir une plus grande « égalité des chances » de chacun. Mais l’évolution du vocabulaire est significative : on a transformé les sous-préfets à la ville en préfets à l’égalité des chances. La visée serait-elle de s’adresser à des individus pour les armer comme les autres, malgré les handicaps de départ (dont ceux de leurs origines ?) ? Or, le constat est partagé, les conditions de vie dans les quartiers ont plutôt tendance à s’aggraver. Les difficultés d’accès au logement sont réelles. Les opérations de rénovation urbaine peuvent permettre l’arrivée de nouveaux habitants et une amélioration dans l’animation et l’ouverture des cités, mais la destruction des tours et des barres se traduit aussi par une fragilisation des plus pauvres qui n’ont pas les mêmes moyens d’accéder à de nouveaux HLM. Ils doivent aller plus loin, ou se replier sur des îlots qui connaissent une plus grande dégradation. Les discriminations s’accentuent- entre ceux qui s’en sortent et ceux qui s’enfoncent, qui ne trouvent que difficilement un travail stable…
Cette précarité économique et culturelle se traduit par une plus grande fragilité, l’isolement, le sentiment d’une identité honteuse. Plus nombreux que jamais sont ceux qui pour boucler doivent faire appel aux associations caritatives, aux épiceries sociales, aux services des assistantes.
Mais au-delà d’un accompagnement individuel et des réponses d’un « Etat-guichet », et non pas Providence, quelles solidarités collectives peuvent se mettre en route ? La citoyenneté est une solidarité qui se découvre et se construit, en s’élargissant progressivement dans la confrontation. Elle n’est pas seulement adhésion à des principes surplombants, et en réalité inégalement mis en œuvre, mais partage et affrontement face à des questions communes. Elle est à la fois engagement et reconnaissance.
Et pour être reconnus, les habitants des quartiers se retournent vers des formes de visibilité qui dérangent ! C’est vrai, les robes des musulmans, les barbes, les voiles s’affichent aujourd’hui davantage. Mais sont-ils les seuls ? Les groupes évangélistes et jusqu’aux processions qui refont leur apparition dans les quartiers témoignent du même processus d’affirmation.
Au-delà de cette dimension de religiosité populaire, la co-présence des populations d’origines multiples a transformé profondément le paysage des villes. Elle est une richesse, elle est source de découvertes. Elle est aussi source de peurs, quand le vivre ensemble se trouve malmené. « On n’est plus chez soi » disent d’anciens habitants, qui dès lors s’écartent des espaces communs – les commerces, une Maison de quartier, voire une église – trop marqués.
Mais à ce « on n’est plus » répond le « on n’est pas chez soi » de certains, eux-aussi français pourtant pour beaucoup, mais venus d’ailleurs parfois depuis plus d’une génération. Face aux discriminations, aux épreuves de sélection qu’ils doivent toujours franchir (pour des papiers, pour la formation, pour l’emploi), aux étiquettes qui leur collent à la peau (dans l’opinion et les médias), à l’attitude de la police qui intervient chez eux comme pour reconquérir un territoire, face aux incompréhensions devant ce qu’ils sont, leur culture, leur manière d’être parents, de nouer des solidarités, ils ressentent comme une scission entre leur désir d’habiter pleinement dans la cité et la place qui leur est assignée.
A cette ethnicisation, les réponses sont à la fois du côté des élus et du côté de tous ceux qui travaillent sur le vivre ensemble dans les quartiers. Celui-ci est de l’ordre du projet commun et pas seulement de l’injonction ou des principes – fussent-ils républicains.
Sur les réponses des politiques, je renvoie aux réflexions proposées dans ce même numéro par Thomas Kirszbaum et Elise Palomares. Un projet de mixité sociale ne se résume pas au dosage d’une mixité ethnique. La collaboration, importante, avec les associations communautaires ne peut être une forme de sous-traitance, qui ramènerait les difficultés (touchant aux jeunes, à l’insécurité, etc.) à une cause unique, celle de l’origine.
Il s’agit bien de s’appuyer sur la reconnaissance des identités enracinées dans une histoire mais aussi engagées dans un parcours, dans des projets possibles parmi d’autres. Quand les associations communautaires sont invitées par d’autres acteurs dans les quartiers à des réalisations communes – au-delà d’une présence « folklorisée », quand les militants ou d’autres appellent des habitants à imagines, proposer des initiatives ou des luttes partagées pour l’amélioration du logement, de l’environnement du quartier, des loisirs, de l’école, quand le soutien aux étrangers n’occulte pas cette dimension sociale, quand les lieux existent (un conseil de quartier, un débat organisé avec tel responsable élu, le représentant du bailleur, le procureur…) où sont étalées les questions concrètes, alors celles-ci peuvent dépasser le ressassement, dont le repli ou le renvoi sur la seule ethnicité sont une des formes.
Le défi est de conjuguer les ressources que recèlent la diversité des identités culturelles et des itinéraires, ainsi que les capacités à se relier et à s’enraciner. Discrètement, sans que les acteurs en soient toujours conscients, les croisements se font 1. Ils sont souvent aidés, il est vrai, par la présence de médiateurs (une association, des formateurs, un espace public...) qui accompagnent la réinterprétation de l’héritage de chacun. En donnant la parole, ils permettent de la traduire pour les autres – et pour soi-même, à faire le deuil de certains mots maternels mais à en trouver d’autres qui résonnent de façon nouvelle. Ils permettent d’entrer autrement dans une culture, qui ne soit pas simple reproduction mais invention, et d’y déployer une nouvelle créativité.
Dans les quartiers, les identités sont ainsi questionnées par la présence multiforme d’intervenants sociaux. Mais ceux-ci doivent rester dans leur rôle de médiateur, en se gardant de devenir les agents d’une normalisation. L’ouverture des parcours culturels ne sera vraiment réalisée que par la reconnaissance davantage partagée de porte-parole, non pas comme les représentants de communautés particulières, mais comme les témoins d’une conjugaison d’appartenances différentes, afin de répondre aux questions qui sont celles de tous.
1 / Voir les exemples qu’en donne Pierre Martinot-Lagarde : « Identités populaires » , in Projet n°299, Banlieues, cités dans la Cité, juillet 2007.