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Grèce : dettes publiques contre dettes privées


Supposez que le présentateur du journal télévisé annonce que, demain, le cours de la dette grecque s'effondrera parce que des taches ont été observées sur le soleil, liées aux différentiels de température à la surface de l'astre. Qu'adviendra-t-il ? Beaucoup d'opérateurs financiers qui échangent des obligations d'Etat tiendront sans doute le raisonnement suivant : certes, l'existence de tache solaire n'a aucun rapport avec le cours de la dette grecque mais nombreux sont ceux qui croient tout ce qui se dit au JT... Tout en sachant leur comportement irrationnel, ces opérateurs iront rejoindre la cohorte de ceux qui, pris de panique, vendront la dette grecque dès l'ouverture des marchés ! Sur les marchés, mieux vaut avoir tort avec tout le monde que raison tout seul... Conséquence : le cours des bons du Trésor grec s'effondrera bel et bien, confirmant la prédiction fantaisiste du JT, et provoquant le défaut de la Grèce. Loin d'être une anomalie passagère, ce type de « prophéties auto-réalisatrices » est la règle sur les marchés dérégulés : le mécanisme même des bulles spéculatives repose sur la puissance dévastatrice des taches solaires.

La crise de confiance qui a saisi les marchés à propos de la dette grecque est-elle une « tache solaire » ? A l'évidence, oui, même si le déficit public grec est réel : d'autres pays, dont le Pib pèse beaucoup plus lourd que celui de la péninsule, se trouvent dans une situation d'endettement public bien plus grave, sans connaître les mêmes déboires – la Californie, le Japon, le Royaume-Uni (même si l’on peut discuter longuement de l’aptitude supposée ou réelle de ces Etats à rembourser leurs dettes)... Il en va de même a fortiori pour l’Espagne, dont les finances publiques étaient saines avant le krach de 2008, et dont la dégradation actuelle est essentiellement due à un transfert de dettes privées rachetées sous forme de dettes publiques. Beaucoup d'acteurs jouent aujourd'hui le rôle du présentateur télévisé : 1) les agences de notation, qui continuent à dégrader la note de la Grèce, du Portugal, de l'Espagne ; elles ont déjà montré, pourtant, lors de la crise des subprimes, à quel point leur « expertise » est fiable... 2) L'opérateur Bloomberg qui, depuis des semaines, diffuse les informations concernant la Grèce sur les écrans d'ordinateur des traders avec un signalement rouge clignotant : pourquoi cette mise-en-scène anxiogène ? 3) Les investisseurs qui ont acheté des Credit Default Swaps en pariant sur la faillite de la Grèce ou de l’Espagne ou du Portugal, et qui ont aujourd'hui intérêt à ce que leur pari se réalise...

Est-il légitime qu'une panique induite par une tache solaire en grande partie irrationnelle puisse provoquer la faillite d'un Etat ? Que sa souveraineté politique soit remise en cause par le grégarisme d'une poignée d'opérateurs de marchés ? C'est ce qui a failli survenir pour la Grèce, l’Espagne et le Portugal, voire à l’ensemble de la zone euro. Pourquoi ? Parce que le Traité de Lisbonne (art. 123) fait interdiction aux Etats membres de la zone euro d'avoir d'autres sources de financement que les marchés financiers ou la fiscalité. Un financement par l'émission monétaire de la part de la Banque Centrale Européenne, en particulier, est exclu. Or, lorsqu'enfin la France et l'Allemagne consentent à accorder un prêt exceptionnel à Athènes, comment le financeront-elles, sinon en empruntant à leur tour (à un taux provisoirement plus avantageux, certes) sur les mêmes marchés financiers ? Qui ne voit qu'à ce petit jeu, nous ne pourrons pas venir au secours de la Grèce, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, l'Irlande... sans qu’in fine la France et même l'Allemagne ne soient inquiétées ? C’est bien pourquoi le plan de 110 milliards accordé (trop tard) à Athènes n’a pas suffi à rasséréner les marchés.

Le plan consenti à Athènes ne peut qu’être un expédient provisoire. Il n'y a guère d'autre sortie durable à cette impasse que : a) d’augmenter les recettes publiques par une hausse des prélèvements sur les hauts revenus de la zone euro --- ceux qui, à Athènes, ont profité de l’incurie des gouvernements grecs pour accumuler d’immenses capitaux sans grande pression fiscale ; ceux dont l'épargne, investie notamment en obligations d'Etat, alimente aujourd'hui la tache solaire capable jusqu’à la semaine dernière de provoquer un défaut grec ou, désormais, celui de l’Espagne ou du Portugal (et des autres pays qui suivront) ; b) de contourner l’interdit de Lisbonne en autorisant, au moins à titre exceptionnel, la BCE à financer une partie des dettes souveraines de la zone euro par émission monétaire. En réalité, elle le fait déjà : toutes les fois que la Banque Centrale refinance le secteur bancaire privé en lui rachetant des titres de dette publique --- ce qui revient à monétiser indirectement les dettes d'Etat...  Il convient simplement de mettre fin à la médiation du secteur bancaire privé en autorisant un financement direct (ce ne serait pas la première entorse au Traité de Lisbonne !). Puis, c) de faire cesser le jeu des marchés sur les différentes dettes nationales en autorisant l'émission d'obligations d'Etat européennes sous le contrôle d'un gouvernement économique européen. d) De réglementer les marchés de gré-à-gré où s'échangent des paris sur la dette des Etats dans la plus grande opacité.  Londres s'y est opposé il y a quelques semaines : avons-nous les moyens de mettre la zone euro en danger pour plaire à l'Angleterre ?

Fort heureusement, la Banque Centrale Européenne vient d’annoncer, lundi 10 mai qu’elle s’apprêtait à acheter des titres de dette publique (et privée) sur le marché secondaire --- ce que le traité de Lisbonne n’interdit pas de manière explicite. C’est une manière de reconnaître publiquement une pratique courante qui, jusqu’à présent, ne disait pas son nom. C’est une bonne chose dans la mesure où cette affirmation, saluée comme une décision « historique » par certains observateurs, constitue un pas décisif vers une remise en cause du traité de Lisbonne, et fournit une garantie de poids, dans l’immédiat, aux Etats pris dans la tourmente des taches solaires financières.

Le traité de Lisbonne interdit de monétiser directement les dettes publiques des Etats (i.e. , sans passer par les marchés) par crainte d'une poussée inflationniste. Mais pourquoi avons-nous été si réticents à courir ce risque pour sauver un Etat, alors que nous avons l’avons fait pour les dettes bancaires, que nous avons largement monétisées en 2008 ? Un Etat vaudrait-il moins qu'une banque ? Ensuite, pourquoi l'inflation est-elle tenue pour le plus odieux des crimes ? Nos amis allemands sont traumatisés par l'hyperinflation de la République de Weimar : ne voient-ils pas, cependant, que laisser mettre en péril la crédibilité de la zone euro, à l'heure où le nationalisme d’extrême-droite redresse la tête dans toute l'Europe, c'est précisément lui ouvrir un boulevard ? L'autre motif de l'interdit anti-inflationniste, c'est que nous sommes enlisés, depuis trois décennies, dans une déflation salariale qui rendrait toute flambée des prix intolérable. Aujourd'hui les salaires réels des ménages français et allemands sont inférieurs à leur productivité parce que nous avons fait le pari de la compétitivité à l'égard des pays du Sud. Or ce pari, qui coûte si cher aux salariés allemands et qui explique leur réticence à « payer pour la Grèce », est d'ores et déjà perdu : les pays émergents substituent déjà leurs produits domestiques aux importations européennes [1].

Compte tenu de l'explosion du prix du pétrole dans moins de quinze ans (qui devrait enchérir considérablement le coût des transports) [2] et des contraintes climatiques (qui devraient nous obliger à  renoncer au « tout-pétrole »), il est illusoire de croire que nous pourrons concurrencer le dumping salarial du Sud en inondant le marché chinois avec nos produits afin d'ouvrir un nouveau sentier de croissance européenne. Celle-ci ne peut dépendre que de notre demande interne, donc de la hausse du pouvoir d'achat des classes moyennes européennes --- tout le contraire du plan d'austérité exorbitant que Bruxelles et le FMI imposent aujourd'hui à Athènes, avant, que la France et l’Allemagne ne l'exigent de l'ensemble de la zone euro, dans l'espoir de « rassurer » des marchés pris de panique. De tels plans aggravent la déflation salariale dont l’impact déprimant sur le pouvoir d’achat avait motivé un recours massif au crédit à la consommation dont nous savons, désormais, la toxicité. Revaloriser le pouvoir d'achat des classes moyennes provoquera de l'inflation : Olivier Blanchard, l'économiste en chef du FMI, ne vient-il pas d'inviter l'Europe à consentir à une inflation annuelle de 4%? Elle permettrait justement d'alléger la charge des dettes publiques.

Si la monétisation des dettes publiques ne sert pas à renforcer la demande (« verte ») des ménages européens, elle viendra gonfler le bilan des banques ou bien créera, elle aussi, de l’inflation, mais pour rien. La rigueur budgétaire imposée à toute la zone euro est la promesse d’une « décennie blanche » (chômage de masse et croissance nulle)  semblable à celle qu’a connue le Japon au cours des années 1990. Pire, elle pourrait provoquer un ajustement social extrêmement violent comme celui que les plans du FMI ont fait subir à l’Amérique Latine dans les années 1980. Cela reviendra à faire payer aux ménages le sauvetage des Etats, de l’euro et… des banques (détentrices de dettes publiques) qui vient d’être opéré. Les marchés, pour une fois, ne s’y sont pas trompés en saluant si chaleureusement cette décision !

A lire aussi : http://www.lesechos.fr/info/analyses/020536479961-monetiser-les-dettes-publiques--c-est-bien--augmenter-le-pouvoir-d-achat--c-est-mieux.htm.

Notes

1 Cf. P. Artus, Flash Natixis 502, nov. 2009, et 133, mars 2010.

2 G. Giraud « Le plein, combien de temps encore ? », La Croix, 15/12/2009.


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