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L’origine en est bien connue : aux Etats-Unis, des banques spécialisées dans le crédit immobilier ont consenti des prêts à taux variable à des emprunteurs peu solvables mais désireux de devenir propriétaires. De quelle façon ces crédits dénommés « subprimes mortgage » (crédits à haut risque) peuvent-ils rapporter de l’argent à ceux qui les accordent? Le remboursement de l’emprunt était limité au paiement des intérêts, celui du capital étant le plus souvent imputé au prix de revente du logement. Celle-ci avait lieu la plupart du temps deux ou trois ans après l’achat, quand la précarité de l’emprunteur ne lui permettait pas de rembourser ce capital. La « bulle immobilière » caractérisée par l’augmentation spéculative des prix ainsi que la faiblesse des taux d’emprunt rendaient alors plus ou moins viable cette procédure d’échange de dette entre ménages défavorisés (« les candidats à l’achat immobilier se passent la patate chaude de la dette sans jamais la payer »).
Les crédits subprimes étaient donc très lucratifs (grâce notamment à la majoration du taux d’intérêt appliquée aux emprunteurs peu solvables) mais hautement risqués. Dès lors, spéculant sur le risque sous-jacent de faillite, ces établissements ont vendu une énorme quantité de produits financiers dérivés, émis sur les crédits subprimes. Des fonds d’investissement ont alors massivement investi dans ces dérivés de crédit dangereux, diffusant le risque à l’ensemble des banques des places financières.
En 2006, la conjoncture américaine se retourne. La remontée des taux d’intérêt conjuguée à la baisse des prix de l’immobilier entraîne des faillites en série et met en péril tous les acteurs impliqués : ménages, établissements de crédits spécialisés, fonds de placement, banques. Ce qui est nettement moins connu, c’est l’état actuel de la crise et sa diffusion mondiale : la Deutsche Bank a chiffré récemment à 300 milliards d’euros le montant des pertes mondiales enregistrées à la suite de l’éclatement de la crise au cours de l’été 2007. Mais à ce jour, seulement 100 milliards de perte ont été officiellement avoués par les grandes banques d’affaires impliquées dans la crise. C’est notamment le cas du géant américain Citigroup - 50 milliards de perte… - mais aussi du fleuron suisse, UBS, qui, avec un trou de 12 milliards, se retrouve contraint de céder 20% de son capital à des investisseurs Singapouriens venus à son secours. Un séisme pour le capitalisme suisse !
Aujourd’hui, la BCE et la Fed (les banques centrales européenne et américaine) sont contraintes d’intervenir ensemble. Du jamais vu ! Elles ont décidé d’injecter 260 milliards d’euros dans le système financier afin de sauver les banques d’affaire les plus prestigieuses de la planète. Une somme inouïe : par comparaison, l’intervention des banques centrales après le 11 septembre est négligeable. Pourquoi cette intervention concertée? Tout simplement parce que les banques de second rang n’osent plus se prêter de l’argent entre elles : tout le monde sait qu’il reste un trou de 200 milliards à découvrir, mais personne ne sait au juste où il se trouve. Le marché du prêt interbancaire est devenu un gigantesque jeu de poker menteur où chacun est contraint, pour sauvegarder la confiance dans le système, de prétendre que ses pertes, après tout, sont raisonnables, et en cachette regarde son jeu avec effroi en espérant que celui du voisin n’est pas pire encore… Peut-être la discrétion des medias trouve-t-elle ici une part d’explication ? Du coup, les seules institutions qui peuvent encore intervenir et fournir aux banques les liquidités dont elles ont besoin quotidiennement sont les Banques Centrales.
Le paradoxe n’est pas mince : alors que les chantres du libertarisme [1] à l’anglo-saxonne claironnent que la loi darwinienne du marché permet l’élimination des moins performants au profit des meilleurs, voilà que les Etats interviennent comme jamais - car qui peut, sinon les Etats, garantir la crédibilité des Banques Centrales ? - pour sauver les institutions censées incarner le fleuron du capitalisme à l’anglo-saxonne !
Il est urgent de tirer les leçons de cette épreuve. Depuis bientôt une dizaine d’années, le diktat du ROE à 15 % (Return On Equity : c’est le rendement des actions) oblige toutes les institutions cotées sur les marchés financiers, entreprises ou banques, à prendre des risques démesurés. Très concrètement, cette prétendue « loi » (enseignée avec une étrange inconscience dans les MBA anglo-saxons et maintenant européens) implique qu’une entreprise qui n’annonce pas un rendement supérieur à 15 % aux détenteurs de ses actions verra immédiatement la plupart des actionnaires se retourner vers des produits à très court terme, plus avantageux. Or, avec des taux à long terme à 4 % et une prime de risque sur action autour de 3%, le rendement « raisonnable » maximal que peut offrir une action aujourd’hui ne peut pas excéder 7% ! Le seul moyen de parvenir à 15% consiste à consentir à prendre délibérément des risques « déraisonnables » [2].
La crise des subprimes est l’illustration exemplaire de cette perversion. Comment les traders [3] ont-ils pu en conscience jouer de cette manière avec le feu ? Et surtout, comment les contrôleurs des risques des banques d’affaires [4] ont-ils pu les y autoriser ? Car, cette fois, il ne s’agit pas d’une ou deux têtes brûlées qui ont joué avec des allumettes : c’est toute une profession qui est prise en flagrant délit d’avoir amorcé une bombe atomique. La réponse est malheureusement simple : par souci de performance, beaucoup de traders finissent par faire prendre des risques démesurés aux banques pour lesquelles ils travaillent, en espérant qu’ils ne seront plus dans l’entreprise le jour où la bombe explosera. Quant aux contrôleurs des risques, beaucoup sont réduits au rôle de fusibles.
Quels sont les remèdes envisageables ? A court terme, il ne faudrait pas moins qu’un « Bâle II » : une réunion internationale au plus haut niveau des principales institutions concernées (Banques Centrales comprises), soutenues par les Etats, afin d’édicter des règles de comportement communes destinées à empêcher qu’une catastrophe pareille puisse se reproduire - notamment en mettant fin à l’absurdité d’un ROE à 15%.
A plus long terme s’impose une redéfinition des sources de financement du tissu industriel : inviter les entreprises à se financer auprès des banques n’a plus de sens, dans la mesure où elles-mêmes sont devenues très largement financiarisées. L’ensemble de l’articulation entre entreprises, marchés financiers et système bancaire doit être repensée et, en ce qui concerne la France, doit l’être dans le cadre politique de l’Union européenne.
Il y a urgence. En janvier 2008, de nouveaux prêts consentis aux ménages américains arrivent à échéance. Il n’est pas impossible qu’une deuxième vague de faillites dues aux subprimes déferle sur les marchés au cours de l’hiver prochain. Certains veulent croire que ces derniers ont déjà anticipé cette « information » dans leurs prix - mais si les marchés étaient si malins, pourquoi n’ont-ils pas su endiguer la première vague ? A moins que l’anesthésie du marché interbancaire à laquelle on assiste aujourd’hui trouve sa source dans le fait que beaucoup savent que le pire est encore à venir.
Notes
1 Par libertarisme, j’entends la volonté d’organiser une société autour de marchés censés se réguler tout seuls. Cette utopie n’a pas grand-chose à voir avec les traditions libérales, comme le montre le dossier à paraître dans la revue Projet (n°303, mars 2008).
2 L’autre «moyen», c’est de falsifier les comptes de l’entreprise : une «solution» dans laquelle se sont illustrés un certain nombre de grands groupes industriels, des deux côtés de l’Atlantique.
3 Employés des banques d’affaires qui interviennent quotidiennement sur les marchés financiers pour acheter et vendre des titres.
4 Chaque stratégie financière mise en œuvre par une banque est contrôlée en interne par un service de contrôle des risques chargé d‘estimer si la prise de risque impliquée par cette stratégie est acceptable ou non.