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Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

Portfolio Rouler pour l’eau

L’organisation du Convoi de l’eau est un défi logistique exceptionnel. Vingt tracteurs spécifiquement équipés de la Confédération paysanne et autant de véhicules logistiques ont accompagné les huit cents cyclistes pendant la manifestation. © Céline Senotier
L’organisation du Convoi de l’eau est un défi logistique exceptionnel. Vingt tracteurs spécifiquement équipés de la Confédération paysanne et autant de véhicules logistiques ont accompagné les huit cents cyclistes pendant la manifestation. © Céline Senotier

Huit cents cyclistes ont voyagé cet été des Deux-Sèvres à Paris pour exiger un accès équitable à la ressource en eau. Ce Convoi de l’eau cristallise un rapport de force en construction. 


Au cœur du mois d’août, près de huit cents cyclistes se sont élancés de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) pour rejoindre Paris en passant par Poitiers, Tours et Orléans. Avec de nombreux tracteurs et véhicules logistiques, les cyclistes ont pris part à une manifestation de neuf jours sur près de quatre cents kilomètres.

Inscrit dans l’héritage de la marche du Larzac (1973) et du convoi de Notre-Dame-des-Landes (2015), le Convoi de l’eau a exprimé son opposition à un système de production agricole destructeur de l’environnement, des humains et des animaux.

Celui-ci s’incarne dans les méga-bassines, ces réservoirs artificiels d’eau pompée de très grande dimension (jusqu’à vingt hectares en surface, soit vingt-sept terrains de football et jusqu’à 600 000 mètres cubes en volume, soit 250 piscines olympiques).

À la lisière d’un pré de la commune de Migné-Auxance (Vienne), le Convoi de l’eau est sur le départ de sa troisième étape. Parti de la Nouvelle-Aquitaine, il ira jusqu’à l’Île-de-France en traversant le Centre-Val de Loire. © Loïs Mallet

L’objectif est clair : obtenir un moratoire sur la construction de nouvelles méga-bassines en France, le temps d’épuiser les recours juridiques engagés, de réaliser une étude scientifique indépendante qui prenne en compte l’évolution du climat, et d’intégrer les propositions des organisations paysannes et environnementales pour un partage réel de l’eau et un soutien aux modèles agroécologiques.

Autrement, aucun dialogue ne sera possible avec l’État et ses services. Le convoi participe ainsi à la construction d’un rapport de force en rendant visible la détermination des centaines de personnes à vélo et des milliers d’autres qui les ont encouragées sur le trajet.

Des travaux ont débuté pour la construction d’une nouvelle méga-bassine à Priaires, dans les Deux-Sèvres.

En occupant le boulevard devant l’agence de l’eau d’Orléans (l’établissement public en charge de la gestion des ressources en eau et responsable du financement public des méga-bassines), les manifestants ont affirmé leur détermination à obtenir ce moratoire.

Malgré plusieurs rencontres et une occupation de la salle de réunion par la délégation du convoi, la préfète (sous l’autorité de la Première Ministre) a refusé. Pire, des travaux ont simultanément débuté pour la construction d’une nouvelle méga-bassine à Priaires, dans les Deux-Sèvres.

La « zbeulinette » (remorque-bar militante) assure l’approvisionnement en eau, en alimentation et en musique tout au long du convoi. © Loïs Mallet

Cette mobilisation écologiste échoue donc, une fois encore, à atteindre ses objectifs. Il est en revanche probable que, cette fois-ci, l’énergie militante constituée tout au long du convoi prenne encore de l’ampleur.

Organisé par l’association « Bassines non merci », la Confédération paysanne et les Soulèvements de la Terre, le Convoi de l’eau fait de la mobilisation contre l’accaparement des terres et de l’eau un enjeu incontournable dans le paysage contemporain.

Au-delà de l’importante couverture médiatique et des réactions politiques, les modalités d’action choisies ont permis de réunir des profils très divers, des membres d’Europe Écologie-Les Verts aux anarchistes, des antispécistes aux paysannes, des (éco)féministes aux écologistes intellos urbains et des naturalistes aux personnes passionnées de voyage à vélo.

L’installation des toilettes sèches sur remorque assure des conditions d’hygiène surprenantes en itinérance © Céline Senotier

Au cœur de la lutte itinérante, la routine trouve sa place. Chaque jour, à l’issue d’une nuit trop courte, le réveil se fait aux aurores grâce à la voix d’une conteuse hors pair. Après le démontage du campement, la distribution des petits-déjeuners et la préparation des vélos, le convoi peut enfin partir, à la fraîche, sous les encouragements fournis.

La première pause se fait autour de dix heures et demie : il fait déjà chaud. À midi, le déjeuner, toujours végétalien, est fourni par l’intercantine en lutte de l’Ouest. Plutôt que la sieste, c’est souvent le temps d’une action militante : à Tours, le convoi a par exemple apporté son soutien à cinq activistes de Dernière rénovation jugés pour avoir aspergé la préfecture d’Indre-et-Loire de peinture afin de dénoncer l’inaction de l’État face au changement climatique.

Les tracteurs de la Confédération paysanne ouvrent et ferment le convoi. Ils sont essentiels sur le plan matériel (sécurité des cyclistes, ramassage des personnes qui ne peuvent plus rouler, transport de l’eau, etc.), mais aussi sur le plan politique. La visibilité des paysannes et des paysans contredit le discours de la FNSEA, premier syndicat agricole français, qui oppose aux luttes écologistes un prétendu réalisme pragmatique agricole.    © Céline Senotier

Vers dix-sept heures, ultime pause. L’épuisement se voit au nombre de vélos chargés dans la bétaillère. Les cyclistes fatigués terminent dans les roulottes. Les tensions avec les automobilistes impatients, voire menaçants, deviennent palpables. Plus qu’une heure ou deux avant l’arrivée du convoi, les plus pénibles sur le plan physique et moral.

Quand le convoi arrive exténué sur le lieu de campement, le soulagement est immense. Les clameurs et les applaudissements des personnes du territoire venus nous soutenir nous accueillent chaleureusement.

Le campement apparaît toujours plus beau que la veille, plus vaste, plus peuplé.

Le campement apparaît toujours plus beau que la veille, plus vaste, plus peuplé. Rien n’est pourtant terminé, le stand de réparation s’active, les cantines accélèrent, les cyclistes installent leurs tentes, se douchent, se soignent, mangent, le tout au milieu des prises de parole publiques et des spectacles.

À peine le temps de se détendre autour d’un verre qu’il fait déjà nuit. Et tous les soirs, le même combat : contre toutes velléités dansantes et sociales, la douleur des corps s’unit à l’appel de la raison pour intimer l’ordre d’aller se coucher.

Autrefois dissous, les Soulèvements de la Terre, désormais reconstitués, s’affirment par l’omniprésence de leur logo. © Céline Senotier

Malgré les joies, les rencontres et les festivités quotidiennes, le Convoi de l’eau est bien un départ au front : le front de l’eau. Outre la chaleur écrasante des plaines céréalières traversées à la sueur de notre corps tout entier, le confort et l’hygiène restent rudimentaires. L’intimité et la pudeur sont elles aussi bien malmenées.

L’engagement écologiste est un chemin chargé de peine, mais possiblement pavé de joie.

Et surtout, que fut douloureuse l’expérience commune des plaines ravagées, des canicules, des sécheresses et de la pollution des eaux (lacs, rivières, fleuves…) dans lesquelles nous aurions tant aimé nous baigner.

Bien loin d’un départ en vacances, le Convoi de l’eau est un plongeon contestataire dans l’horreur d’un monde qui tarde à mourir. L’exceptionnelle intensité émotionnelle reste ambivalente et signale l’ambiguïté de l’engagement écologiste : un chemin nécessairement chargé de peine, mais possiblement pavé de joie.

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