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En capturant l’effondrement économique et politique de ce qui était appelé la « Suisse du Moyen-Orient », le photographe espagnol Diego Ibarra Sanchez rend hommage au Liban et propose d’en créer une mémoire dans son livre photo. Entretien.
Vous vivez au Liban depuis 2014, quelle est votre relation avec ce pays ?
Le Liban est devenu mon second pays. Je m’y suis installé après avoir vécu cinq ans au Pakistan. Il m’a accueilli, avec ses bons et ses mauvais côtés. J’ai pensé que le meilleur hommage que je pouvais rendre à ce pays négligé jour après jour était de me saisir de mon expérience photographique et visuelle et d’en faire un livre photo, avec cette idée d’en créer une mémoire. C’est un pays qui souffre d’une amnésie générale.
La grande roue du Luna Park (Beyrouth) © 2022 Diego Ibarra Sánchez
Je suis très en contact avec les photographes de presse libanais. La vérité c’est que, sans eux, sans les Libanais eux-mêmes, il est difficile de cerner le pays. Je ne le comprends toujours pas. Ils se rendent compte que je vis ici et que, malgré mon statut d’étranger, je souffre de bon nombre de leurs problèmes. Il y a donc une empathie implicite.
Malheureusement, un pays qui meurt à petit feu perd l’attention des médias. Ils voient en moi un photographe qui essaie de creuser, de travailler en profondeur, de développer un projet à long terme. C’est un bon moyen pour moi d’être accepté. Je ne suis pas ici pour brosser un portrait superficiel et dire dans un sensationnalisme médiatique que « le pays s’est effondré ».
Ce mot d’« effondrement » (« collapse ») dans le titre était-il une évidence pour vous ?
Homme allongé dans le quartier de Karantina, dévasté à la suite à l’explosion du port © 2022 Diego Ibarra Sánchez
Oui. L’effondrement de la Phénicie1 trouve ses racines dans l’histoire de ces dernières décennies. Ce qui était le joyau du Levant a été détruit par la corruption endémique des classes dirigeantes, puis par l’explosion du port de Beyrouth.
J’essaie d’utiliser le passé pour expliquer un présent diffus, convulsif – avec des publications anciennes, des cartes, l’imagerie phénicienne-romaine. J’utilise le mot « Phénicie » comme un tout, une mosaïque de dix-sept religions. Je pense qu’évoquer le passé peut être une clé pour expliquer le présent et comprendre l’avenir.
Un manifestant dans les rues de la capitale après une pluie torrentielle © 2022 Diego Ibarra Sánchez
Pour autant, il serait faux de dire que j’ai compris la complexité du Liban. C’est un pays plein de contradictions et de beautés. Il a le plus grand nombre de réfugiés par habitant dans le monde, mais il est dysfonctionnel car il y a des États dans l’État.
C’est une bombe à retardement. Il faut aussi prendre en compte les ingérences internationales, car le pays joue un rôle très important sur l’échiquier géostratégique de la région.
Le chef du Hezbollah s’adressant aux Libanais © 2022 Diego Ibarra Sánchez
Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de photographier la crise ? Quel rôle joue la photographie au Liban aujourd’hui ?
Elle permet de construire la mémoire par l’image. Un livre photo ne se réduit pas à un livre de photographies : c’est un ensemble qui explique une totalité. Cette totalité, c’est l’effondrement. Je pense qu’il faut voir le livre comme une contribution à la création de la mémoire.
L’objectif est de transmettre cet héritage aux générations à venir, leur montrer les erreurs et les horreurs qui ont été commises, mais aussi l’espoir des Libanais. Comme disait le poète républicain espagnol Miguel Hernandez : « Je chante en attendant la mort »« 2. Il s’agit d’un petit hommage. Les gens profitent du moindre répit pour pouvoir continuer à vivre dans le présent.
Le grand silo du port de Beyrouth, détruit par l’explosion du 4 aoüt 2020 © 2022 Diego Ibarra Sánchez
Mon regard dans cet ouvrage est donc personnel. Je le cultive grâce à mon expérience de vie et grâce au fait d’avoir été accepté par la société libanaise. La photographie n’est jamais objective. Je montre comment je comprends le pays avec mon expérience, mes peurs, mes émotions, mes espoirs.
1 Les Phéniciens étaient un peuple de l'Antiquité vivant sur la bande orientale de la Méditerranée, entre le littoral du Liban actuel, une petite partie de la Syrie au nod et de la Palestine au sud.
2 « Cantando espero a la muerte » est un vers du poème « Vientos del Pueblo me llevan », 1937.