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Hier, c’était les milliers de morts de l’esclavage, aujourd’hui Lampedusa… Et demain ?
Achille Mbembe – Les esclaves d’hier étaient capturés au prix de guerres de rapine, de prédation et d’extraction. On les vendait au plus offrant, qui les achetait et les mettait en circulation sur un marché reposant sur l’extorsion de leur travail – mais une extorsion sans compensation. Le « moment Méditerranéen » qui est le nôtre est celui de la relative fermeture de l’Europe sur elle-même. Mais les candidats à la migration, nourrissant l’espoir de vivre une vie normale, payent pour prendre des risques. Cette normalité, ils n’en font pas l’expérience chez eux.
Telle est toute la différence entre le moment du capitalisme expansionniste à l’époque esclavagiste et le moment du capitalisme animiste à l’époque néolibérale et digitale. Le capitalisme a toujours produit des races. Aujourd’hui, celles-ci ont une couleur, mais elle n’est pas seulement noire. Elle est celle de tous ceux qui, au regard de son économie, apparaissent comme totalement superflus. Leur vie est superflue. Leur mort aussi. Là est la signification de scandales comme celui de Lampedusa. Le défi, d’un point de vue moral et philosophique, est de savoir comment redonner sens à des vies condamnées à l’inutilité et à des morts dont on pense qu’elles sont finalement idiotes et dénuées de toute signification humaine partageable.
Qu’est-ce qui incite ces Africains, souvent éduqués, à vouloir quitter le continent ? Si l’Europe n’est plus le centre du monde, ne le reste-t-elle pas dans l’imaginaire africain ?
L’Europe ne constitue plus objectivement le centre de gravité du monde. La signification fondamentale de cet événement – parce que c’en est un – échappe encore de manière générale à notre entendement, à celui des Européens eux-mêmes, et à l’entendement de ceux qui, à un moment donné dans l’Histoire, ont rencontré l’Europe, que ce soit au détour de l’esclavage, de l’évangélisation ou de la colonisation. Nombreux sont ceux qui continuent de vivre de la fiction selon laquelle l’Europe serait le soleil du monde.
Quant aux Africains en particulier, ils sont condamnés à une double relégation. On ne peut pas les empêcher de sortir de leur continent et en même temps de circuler librement sur ce même continent. Il faut abolir les frontières héritées de la colonisation. Au lieu d’être des espaces de rencontre, de favoriser les échanges, de faciliter les transactions, la circulation, la vitesse, elles sont des lieux de blocage de la mobilisation et de la production de richesse. Les coûts de leur traversée sont devenus prohibitifs. Il faut faire de l’Afrique son centre propre, la transformer en un vaste espace de circulation des hommes, des marchandises, des idées. Lever les frontières est un préalable au développement économique de l’Afrique. Et c’est ainsi que l’on assèchera, à la racine, le désir d’Europe qui taraude encore bien des consciences malheureuses.
Il faut transformer le continent en un vaste espace de circulation des hommes, des marchandises, des idées.
Qui porte la responsabilité de ces drames humains ?
L’Europe est responsable de cette tragédie de plusieurs points de vue. Les politiques anti-migratoires qu’elle a progressivement et collectivement mises en place au dernier quart du XXe siècle comportent une dimension passablement criminelle. Bien des aspects de ces politiques vont directement à l’encontre des conventions internationales sur les droits humains fondamentaux. Cette dérive participe du rêve funeste qui hante l’Europe – celui d’une communauté sans étrangers. Mais il ne faut point oublier la responsabilité des gouvernements africains. L’Afrique postcoloniale est gouvernée par des régimes qui, pour la plupart, traitent leur peuple et leurs ressources naturelles comme des butins de guerre, comme des choses que l’on peut gaspiller et dépenser sans réserve.
Ces responsabilités renvoient-elles aux « forces obscures1 » que vous évoquez ?
Par forces obscures, je ne me réfère pas seulement à la montée du racisme en Europe. Je désigne aussi le processus de re-balkanisation du monde qui a fait suite aux événements du 11-Septembre 2001. Ces événements ont conduit à l’abrogation étendue d’un certain nombre de droits (de circulation notamment) et à la normalisation de l’état d’exception – ce moment de la vie politique où l’on pense que pour sauver l’État, la nation, le peuple, on ne peut plus s’encombrer de droits, que trop de droits nuisent à la sécurité. À ceux qui sont perçus comme nos ennemis, on enlève le droit d’avoir des droits. Ou encore on segmente les droits : par exemple, pour l’obtention d’un permis de séjour, déposer une requête n’est plus automatique. Il faut au préalable avoir obtenu l’autorisation de pouvoir déposer une requête ! Nous vivons, de plus en plus, un moment paranoïaque. Il n’y a plus d’adversaire. Il n’y a plus que des ennemis qui nous assiègent. Le politique, dans ces conditions, consiste à les identifier, à les traquer, à les cibler et à les exterminer. La bonne vieille distinction entre demos (la démocratie) et polémos (la guerre) n’est plus valable.
En Afrique aussi prospère le discours qui fait de l’étranger l’unique cause du malheur. Pourquoi ?
Ici, la conviction selon laquelle les problèmes qui m’arrivent sont toujours la faute d’un autre, et généralement la faute d’un parent, est largement répandue. Elle a un nom : la sorcellerie. Mais ce fantasme de la sorcellerie est largement partagé, y compris dans les vieilles démocraties occidentales. Depuis 2001, il n’y a pas un seul pays européen qui ne soit engagé dans la tâche de débusquer de nouveaux ennemis. On édicte partout des lois dont la fonction est de démasquer, de dévisager, d’enlever le voile derrière lequel, croit-on, se cache le Malin. Nos vies sont enserrées dans une toile de la surveillance qui attaque jusqu’aux gestes les plus anodins, les plus quotidiens. Ce moment sorcellaire et schizophrénique de la vie contemporaine n’accroît guère la transparence. Au contraire, il ne contribue qu’à épaissir le désir du secret et à rendre les pouvoirs de moins en moins comptables devant leurs électeurs.
Vous avez l’âge des indépendances… Comment voyez-vous l’avenir, avec un capitalisme qui compte sur l’Afrique et pas nécessairement sur les Africains ?
Le capitalisme ne compte sur les Africains que quand ils sont mis au service du capital. À mes yeux, l’avenir de l’Afrique est fondamentalement ouvert. Le temps de l’Afrique viendra. C’est à partir de ce postulat que nous devons travailler. Pour qui ne veut voir que des catastrophes et des désastres, il est assez facile de les identifier : la poursuite des guerres de prédation, l’accroissement des inégalités, la montée d’une classe de sans-travail qui n’a le choix qu’entre la guerre et l’exil forcé. Mais il y a aussi des mouvements de fond auxquels on n’a pas suffisamment prêté attention. Est ainsi en train d’émerger sur le continent une forme de civilisation urbaine parfaitement inédite, parfaitement syncrétique, parfaitement créole, où les gens s’efforcent d’assembler des choses que l’on a généralement tendance à distinguer. C’est une civilisation urbaine qui se décline sur le mode de la synthèse disjonctive. On voit aussi apparaître des formes de solidarité non imaginées jusque-là, qui ne se réduisent pas au clan ou au lignage. À peu près partout, la classe moyenne renaît (plus de 400 millions de personnes en 2040, selon la Banque mondiale, qui consommeront plus que les classes moyennes urbaines chinoises aujourd’hui : 1 750 milliards de dollars par an). La croissance est de nouveau au rendez-vous. De nouvelles diasporas s’implantent sur le continent. Ces diasporas contribuent d’ores et déjà à la reconfiguration du tissu urbain, artistique, culturel et économique. Je pense en particulier aux Chinois, qui seront au moins 1 million d’ici une vingtaine d’années. Les vieilles diasporas africaines dans le monde se reconnectent. L’Afrique est de nouveau en mouvement. Encore faut-il changer de regard pour s’en rendre compte. Or le regard reste englué dans des cadres obsolètes.
L’Afrique est en mouvement. Encore faut-il changer de regard pour s’en rendre compte.
Vous rêvez d’une nouvelle civilisation, mais la réalité est tout autre…
Les inégalités s’accentuent. La croissance ne crée pas nécessairement des emplois, même si on a assisté à un désendettement considérable des États. La question de la viabilité d’un tel système est posée. Comment transformer le dividende démographique, qui s’impose, en dividende économique et culturel, si le cadre structurel reste l’économie d’extraction ? Je réfléchis sur ce qui est possible. Sur les forces propres qui, si elles étaient proprement mobilisées, nous permettraient de nous hisser à hauteur du monde. Si on étudie l’histoire économique de l’Afrique, on y trouvera les ingrédients d’un système qui n’est pas réductible à la rationalité capitaliste. Au cours des millénaires, s’est développée en Afrique une civilisation du commerce. Or toutes les civilisations du commerce ne sont pas capitalistes : il faut regarder leur nature, leurs fondements, les formes de la monnaie, de la comptabilité, du calcul, les marchandises, le rapport entre les êtres humains, les systèmes de réciprocité qui faisaient que les inégalités étaient régulées, en quoi consistaient le concept de dette et les conditions de son remboursement… Derrière tout cela se lisait une raison d’être et de faire société. Hélas ! On constate aujourd’hui que le débat sur les raisons du vivre ensemble a été remplacé par les raisons de ne pas faire communauté ou de ne pas vivre ensemble.
Aujourd’hui, le débat sur les raisons du vivre ensemble a été remplacé par un désir d’apartheid.
C’est ce que j’appelle le désir d’apartheid ! L’humanité signera sa propre fin si elle n’arrive pas à assurer la viabilité de cette planète. L’une des conditions de notre survie collective en tant qu’espèce est de mieux la partager, entre nous, mais aussi avec les autres espèces (animales, végétales), dans un nouveau continuum, une nouvelle communauté, une nouvelle famille élargie, universelle. Il n’y aura de survie qu’universelle.
Propos recueillis par Jacques Bonane et Jean Merckaert à Paris, le 18 octobre 2013.
1 Critique de la raison nègre, La Découverte, 2013.