Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le commerce de la librairie, considéré jusque récemment comme très traditionnel, est heurté de plein fouet aujourd’hui par la modernité, au travers de la vente en ligne (comme dans bien d’autres secteurs) et surtout de l’arrivée sur le marché du livre numérique. Pour remettre l’entretien avec les deux libraires des « Mots passants » dans ce contexte économique mondial, on trouvera ici quelques données synthétisées à partir des sources des rapports récents sur le sujet, comme à partir des enquêtes menées par le Motif (observatoire du livre et de l’écrit en Île de France, association loi 1901) ou par le syndicat de la librairie française (SLF) et l’association des librairies informatisées et utilisatrices de réseaux électroniques 1.
L’Insee a mis en place une enquête annuelle sur le secteur de la librairie, qui concerne seulement les entreprises employant plus de 20 salariés, soit 84 librairies en France. Ces 84 entreprises ont représenté un chiffre d’affaires cumulé de 1 064 millions d’euros en 2007, avec un personnel de 6 584 personnes. 97 % de leur chiffre d’affaires est réalisé au détail, dont 69 % de vente de livres neufs.
Mais le syndicat de la librairie française annonce, pour la même année 2007, que les 1 950 entreprises de la profession ont réalisé un chiffre d’affaires de 1,65 milliard d’euros HT, soit une légère hausse part rapport à 2006. Les ventes de livres représentent la grande majorité de l’activité (en moyenne 83 % du montant total) et la papeterie 9 %.
Le profit est faible : 1,4 % du chiffre d’affaires en moyenne (2 % pour les plus grandes, 0,6 % pour les plus petites). Selon la même source, un libraire très qualifié avec 16 années d’ancienneté gagne en moyenne 1,6 fois le Smic.
Le nombre total de points de vente sur le territoire français est estimé à environ 25 000. Parmi eux, 15 000 ont une activité régulière de vente de livres. Environ 2 000 à 2 500 points de vente exercent la vente de livres à titre principal ou significatif. Les 1 000 premiers d’entre eux correspondent à ce que les diffuseurs appellent le « premier niveau » (voir ce qu’en disent les libraires dans l’entretien ci-dessus), qui représente de 60 à 75 % du chiffre d’affaires des éditeurs.
Mais la répartition des librairies est très inégale. Et ceci, au-delà de l’idée commune qui veut que les campagnes françaises soient dépourvues d’un tel commerce, qualifié d’urbain : si Paris compte une véritable librairie indépendante pour 4 000 habitants, la Seine-Saint-Denis en compte une pour 46 000 habitants.
La moitié des librairies (49 %) ouvrent le dimanche de manière exceptionnelle (moins de cinq dimanches par an). Elles sont un peu moins d’un quart (23 %) à ouvrir régulièrement et un peu plus d’un quart (28 %) à rester toujours fermées le dimanche.
Depuis que Bruno Patino a remis son Rapport sur le livre numérique au ministre de la Culture le 30 juin 2008, le monde de l’édition et de la librairie a compris que le livre numérique était désormais une réalité, et celle-ci fait peur.
Les libraires en ligne existent déjà ; mais les rebelles à ce type de commerce sont nombreux, qui n’ont pas envie de payer pour un livre qu’ils ne sont pas sûrs de recevoir. Les modes de lecture sur écran aussi se multiplient, mais ils ne sont pas encore confortables et surtout pas moins chers que le papier.
« Il existe une vingtaine de readers en Europe, en Amérique et en Asie, dont certains grâce à la technique de l’encre électronique, ont une consommation nulle en électricité tant que l’utilisateur ne change pas de page. Les deux appareils proposant le plus de livres, le Kindle d’Amazon et le Sony sont relativement frustes, avec un affichage n’offrant que des niveaux de gris et des interfaces limitées. Mais on annonce pour bientôt une nouvelle génération de readers, plus grands, plus petits, en couleur, en lien avec la téléphonie mobile. Bref, ce ne serait qu’une question de temps. Admettons. Encore faut-il que l’offre suive et surtout l’envie des lecteurs. Car si, dans le domaine de la lecture « utile » […] le basculement vers le numérique semble à peu près inéluctable, le pari reste entier pour la lecture « plaisir »… tant que le livre imprimé n’a pas trouvé meilleur que lui. »
Mais, depuis la parution il y a quelques mois de l’ouvrage dont sont extraites ces lignes 2, a été présenté le petit nouveau de Apple, la tablette IPad qui sera en vente en France dès mars 2010. En fonction du succès qu’on lui prédit, l’Ipad sera peut-être le produit phare pendant quelque temps, jusqu’à l’apparition du reader suivant.
Aux États-Unis, en 2007, les ventes de contenus numériques n’étaient pas mesurables ; en 2008, elles représentaient 2 % de toutes les ventes de livres, et en 2009, 4 à 5 % du marché global (sources IDPF). La croissance est très rapide. Pour certains titres (scientifiques), les ventes au format numérique dépassent déjà les ventes au format papier. Toujours aux États-Unis, si Amazon détient 85 % du marché des contenus numériques, Apple entre sur le marché et Google est potentiellement la plus grande librairie du monde. Une situation de quasi-monopole (de duopole) existe donc déjà outre-Atlantique.
À l’échelle européenne, la Fédération allemande des éditeurs, distributeurs et des revendeurs de livres Börsenverein a mis en place une plateforme, Libreka, pour anticiper l’évolution possible du marché. Les prévisions vont dans le sens d’une augmentation très rapide des ventes de contenus au format électronique : elles dépasseraient celles au format papier d’ici dix ans. Une fois encore, l’Europe risque de souffrir de sa diversité linguistique
Face à cette évolution très rapide, les professionnels se mobilisent. Le rapport « création et Internet » de Patrick Zelnik, Jacques Toubon et Guillaume Cerutti, souligne l’urgence d’une régulation dans le secteur du livre et d’initiatives interprofessionnelles afin de se préparer au développement prochain du marché du livre numérique. Ce rapport propose d’étendre au livre numérique le taux de TVA réduit et le principe du prix unique du livre, en limitant à ce stade le champ d’application de ce dernier au mode de diffusion le plus répandu à l’heure actuelle, à savoir la version numérique de livres imprimés, assortie de fonctionnalités propres au numérique. Dans son avis du 12 janvier 2010 sur l’extension du prix unique du livre au numérique, l’Autorité de la concurrence n’exclut pas une telle possibilité.
Ce rapport préconise également une accélération de la numérisation des contenus afin de développer l’offre légale disponible. Il invite les professionnels du livre à créer une plateforme unique de distribution des produits numériques et à homogénéiser leurs données de présentation et les formats qu’ils utilisent, afin d’améliorer le catalogage et la recherche.
À l’occasion de ses vœux au monde de la culture, en janvier 2010, le Président de la République a soutenu la transposition, dans l’univers du numérique, du prix unique du livre et du taux de Tva réduit. Mais la régulation ne relève pas uniquement des pouvoirs publics. Elle est aussi de la responsabilité des professionnels eux-mêmes. Pour cette raison, tout en appuyant les propositions du rapport Zelnik, le Syndicat de la librairie française et le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels assurent qu’il est nécessaire d’agir rapidement en faveur du développement d’une offre légale de livres numériques reposant sur des solutions techniques entièrement interopérables et multi supports et sur un modèle économique équitable. Il est également impératif, à leurs yeux, de mettre en place, dès 2010, une interface unique ( hub, c’est-à-dire un moyeu) entre les libraires et les entrepôts de stockage de contenus numériques des éditeurs, plateforme centrale sur le modèle de ce qu’ont fait les compagnies aériennes. Le mensuel Livres de France a consacré en février 2010 un dossier à la distribution, dominée pour le moment par Hachette avec Numilog, alors que Gallimard, Flammarion et La Martinière ont Eden livres. Les libraires veulent participer à cette plateforme, certains – comme la librairie Dialogues à Brest – sont même en pointe en ce domaine.
Comme le dit encore Martine Prosper, responsable de la Cfdt Livre-édition, « la force du libraire, dans un monde numérique, c’est le contact humain, l’échange, la discussion, le conseil… Comme la littérature, l’humain n’est pas soluble dans la technologie. On se prend même à rêver des occasions nouvelles que pourrait apporter le numérique : postes d’impression/reliure pour produire des livres à la demande, stations de consultation permettant au lecteur de se constituer des ouvrages à la carte en compilant les contenus de diverses sources, bornes de téléchargement d’ ebooks […] La création d’un ou plusieurs portails de vente en ligne des librairies indépendantes est un enjeu majeur, gage du maintien de la diversité culturelle. » 3
Le travail de proximité qu’ont défendu nos deux libraires d’Aubervilliers est irremplaçable. Seuls devant l’écran, les jeunes auront du mal à trouver quoi lire : parents, professeurs sauront-ils les orienter ? Sur ce point, tout reste à inventer, y compris la manière dont les nouveaux médiateurs de la lecture seront rémunérés.
1 / On consultera avec intérêt les sites internet de ces divers organismes, en particulier : http://www.lemotif.fr/ , http://www.syndicat-librairie.fr/fr/chiffres_cles , et http://www.syndicat-librairie.fr/fr/numerique
2 / Martine Prosper, Edition, l’envers du décor, éditions Lignes, 2009. Ce petit ouvrage apporte non seulement l’information utile pour comprendre la situation du monde de l’édition, mais il prend position et donne les éléments juridiques nécessaires à la défense des professionnels du livre
3 / Martine Prosper, Edition, l’envers du décor, op. cit ., p 162