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Cette année est une date anniversaire importante pour l’institutionnalisation du débat public en France. Fin 2007, on fêtera les quinze ans de la circulaire Bianco qui, pour la première fois, instaurait en décembre 1992 un débat public en amont de la décision des grands projets d’infrastructures de transport, les dix ans de la première Commission nationale du débat public (Cndp) – créée par la loi Barnier en 1995, elle ne fut mise en place qu’en septembre 1997 par Dominique Voynet –, et les cinq ans d’existence de la seconde Cndp (installée en novembre 2002 en application de la loi de démocratie de proximité). Cette succession de dates le montre, le processus d’institutionnalisation s’est accommodé des alternances politiques de ces quinze dernières années. En sera-t-il de même à l’avenir ? Sans doute. Mais, arrivée au terme de son mandat en 2007, la Cndp devra être entièrement reconstituée et verra sans doute ses missions redéfinies. Beaucoup, et au sein même de la Cndp, y réfléchissent. Notre propos est de mettre en perspective l’évolution de la Commission, en portant le regard sur les trois scènes où se joue cette institutionnalisation controversée du débat public : les revendications démocratiques avancées dans les conflits d’aménagement, l’action politique et administrative entreprise pour y répondre, et la pratique de la Cndp.
Le « droit au débat public » auquel la création de la Cndp a donné forme a été revendiqué et sa pratique inventée à l’occasion de conflits suscités par les grands projets d’infrastructures. Contrairement au champ de la « démocratie de proximité », dont on peut attribuer l’initiative et le développement aux élus locaux, le processus a été déclenché par une contestation croissante à propos de l’usage du territoire au tournant des années 1980-1990. Le projet du TGV Méditerranée, en particulier, a représenté un tournant. Dans ce conflit, les associations qui contestaient le projet de la Sncf ont inventé le débat public pour équilibrer une situation vécue comme la « lutte du pot de terre contre le pot de fer ». Elles ont choisi de faire valoir leur capacité à représenter des problèmes négligés par le maître d’ouvrage (l’articulation aux dessertes régionales, l’inscription du tracé dans le paysage, la protection des riverains, etc.) en organisant des forums où elles invitaient les différents protagonistes à discuter à égalité leurs propositions et celles du maître d’ouvrage. Elles ont exigé la transparence de la décision, et en ont imposé l’exercice pratique. Quelque deux mille réunions publiques ont été tenues avec la Sncf en six ans. Elles ont obtenu la création d’un collège d’experts indépendants – c’était une première –, pour évaluer le dossier de la Sncf avant l’ouverture de l’enquête d’utilité publique. En rendant possible un débat public en amont des décisions, la circulaire rédigée fin 1992 par le ministre tirait les leçons de la perte de légitimité des pratiques de conduite de projet opposant terme à terme un intérêt général abstrait, défini avant tout débat par l’État, et tout autre intérêt, a priori suspecté de n’être qu’un intérêt particulier 1.
Les conflits d’aménagement ont ainsi fixé les trois grands enjeux que les textes futurs sur le débat public préciseront : ouvrir l’élaboration des projets suffisamment en amont afin que le public puisse avoir une influence sur la décision ; créer un tiers organisateur du débat, pour garantir la possibilité d’un dialogue dans une situation d’asymétrie des expertises et des pouvoirs ; équilibrer ce dialogue en desserrant le monopole d’expertise des maîtres d’ouvrage. En créant la Cndp, en 1995, la loi Barnier a donné une forme stable au traitement de ces enjeux. Les principes fondateurs n’ont guère bougé depuis. De même que le statut de la Cndp, la rattachant à une tradition d’administration consultative, avec une définition essentiellement négative de ses attributions : la loi dit ce qu’elle n’est pas. En particulier, la Cndp n’a pas vocation à formuler un avis, encore moins à juger le projet pour lequel elle a été saisie, mais simplement à garantir le bon déroulement du débat.
Trois logiques contradictoires se croisent dans la réponse procédurale adoptée face à la conflictualité dans le domaine de l’aménagement et de l’environnement. Quelques grands commis de l’État, d’abord, notamment autour des vice-présidents successifs du Conseil général des ponts et chaussées, ont perçu que ce problème public impose une profonde réforme de la conduite des projets. Leur logique corporative associe la question de la participation du public au développement des études économiques et de la planification territoriale. Mais il s’agit bien de restaurer l’autorité de l’État et de ses services territoriaux dans l’exercice de leurs responsabilités publiques en matière d’aménagement 2. Des formes de consultation plus ouvertes doivent favoriser l’émergence de nouveaux interlocuteurs de l’administration et des maîtres d’ouvrage, notamment associatifs (via des procédures d’agrément), et sortir l’action publique de l’ancien système de régulation croisée avec les collectivités, rendu caduc par la décentralisation. Dans cette logique, la forme débat public n’est pas essentielle, elle est même largement improbable par rapport à des formes de concertation fermées plus classiques dans la tradition consultative de l’administration.
Mais ces grands commis sont dépourvus de réels pouvoirs. Leurs réformes subissent alors deux torsions contradictoires. D’une part, plusieurs ministres sont sensibles à la démocratie locale et à l’implication directe des citoyens (Huguette Bouchardeau, Jean-Louis Bianco, Michel Barnier, Corinne Lepage), et donnent un style plus participatif à la conception technocratique initiale des textes. À l’écoute des revendications portées dans les conflits, ils accordent de l’importance au débat public comme forme générale de la participation politique. D’autre part, les directions d’administration centrale produisent, in fine, les instructions de mise en œuvre qui fixent le contenu et la portée réels des réformes. La création d’une nouvelle phase – « l’amont » – doit modifier le moins possible les processus d’instruction des projets qu’elles pilotent selon leurs propres routines institutionnelles et en préservant les monopoles d’expertise des services. Cette mise en forme impose des limites au débat public. Ainsi, lors de la préparation du projet de loi de démocratie de proximité, l’administration concernée a refusé d’étendre le champ du débat public aux projets urbains, à l’encontre de la Convention d’Ärhus pourtant ratifiée alors par la France et en partie transcrite dans la loi. Ainsi pour les seuils réglementaires de saisine de la Cndp, qui ne prennent en compte que les coûts des bâtiments pour soustraire au débat public les projets industriels pourtant assujettis par la loi.
Les premiers débats organisés par la Cndp ont fixé les grands principes de la conduite du débat public. La place donnée à une solution alternative – elle était portée par une association contestant le projet Port 2000 du Port autonome du Havre –, a lié la crédibilité du débat public, dès sa première édition, à sa capacité à créer un dialogue équilibré. Le dossier suivant – le projet très conflictuel de ligne électrique à très haute tension traversant le Verdon –, a permis une formulation plus systématique des principes adoptés par la Cndp : la transparence de l’information, l’équivalence des participants et l’argumentation des échanges. Le troisième débat, sur la branche sud du TGV Rhin-Rhône, a créé les « cahiers d’acteurs » matérialisant les nouvelles possibilités d’expression ouvertes par le débat public et l’égalité de traitement des différents participants.
Mais, c’est moins l’énoncé de principes qui structure le déroulement que les épreuves auxquelles les participants les soumettent dans un « débat sur le débat » toujours intense 3. Ces principes font donc l’objet d’une construction locale, tant dans la préparation du débat qu’au cours de son déroulement. La « théorie des trois acteurs du débat », énoncée dans le cas de la branche sud du TGV Rhin-Rhône, organise le débat en partageant préalablement les rôles : le public est là pour poser des questions au maître d’ouvrage, la commission garantissant l’obtention de réponses. Cette logique consultative fait du débat un instrument d’information du maître d’ouvrage et du décideur final et son rôle est de faciliter l’expression des différentes positions. La logique dialogique mise en pratique lors des deux précédents débats installe un autre rôle : instaurer un régime de parole permettant de confronter les points de vue en concurrence et de les faire évoluer par la discussion. La diversité des pratiques des commissions organisatrices ne converge pas vers un modèle unique du « bon » débat, à ériger en norme; elle définit seulement l’espace de variation des choix d’organisation du débat public, c’est-à-dire un espace d’expérimentation collective de ce qu’est un « bon » débat.
Devenue une « institution », la Cndp ne risque-t-elle pas de figer cet espace d’expérimentation démocratique, en devenant une « administration de la transparence » à la fois trop rigide pour maintenir son ancrage dans les droits démocratiques revendiqués dans les conflits, et trop faible pour asseoir sa place dans le fonctionnement politique ? Pour en mesurer le risque, revenons sur les transformations récentes de la question du débat public sur les trois scènes de son institutionnalisation.
La Cndp, devenue autorité administrative indépendante, s’impose peu à peu comme la référence en matière de participation du public et sa pratique devient génératrice de l’apprentissage des autres acteurs. Ainsi, tous les grands maîtres d’ouvrage (susceptibles d’avoir plusieurs débats publics : Réseau de transport d’électricité dès 1997, puis Réseau ferré de France en 2000, le ministère de l’Équipement en 2004) créent des structures d’appui à leurs responsables de projets, pour faire face au changement culturel qu’impose un débat ouvert piloté par un tiers indépendant. Chacune de ces structures conçoit des formations internes, rédige des guides de bonnes pratiques à l’attention des équipes en charge des projets et organise des retours d’expérience des débats publics. Ces structures échangent leurs expériences entre elles et avec la Cndp. Celle-ci rédige des cahiers méthodologiques qu’elle diffuse à l’ensemble des acteurs et autour desquels elle met progressivement en place un apprentissage avec les grands réseaux associatifs. Elle tente, avec moins de succès, quelques initiatives en direction des élus.
Par sa pratique, la Commission infléchit ainsi durablement un processus d’institutionnalisation par ailleurs fortement contraint par des logiques corporatives et partisanes adverses. Mais la formalisation même de ces apprentissages 4 risque de réduire progressivement l’ancrage initial dans la critique sociale pour transformer le débat en un moment routinisé des procédures d’instruction des projets. Ainsi, l’effet de la loi de démocratie de proximité qui rend obligatoire la saisine de la Cndp par le maître d’ouvrage pour les plus gros projets est ambivalent : le recours au débat public plus systématique s’insère dans la temporalité de l’instruction des projets. Paradoxalement, le déclenchement du processus de participation du public échoit aux maîtres d’ouvrage alors que l’initiative du débat public revenait auparavant aux acteurs, principalement les associations de protection de l’environnement. Il existe donc un risque sérieux de voir le débat public devenir une procédure administrative parmi d’autres auxquelles ont à se soumettre les maîtres d’ouvrage, et non plus un moment de mobilisation des acteurs.
Une fois passé le premier engouement pour cette nouvelle forme de démocratie participative, la diffusion du débat public soulève la perplexité : dans le même mouvement, sa pratique fait naître de nouvelles aspirations démocratiques et suscite des déceptions devant sa faible portée décisionnelle 5. Participer au débat doit maintenant prendre sens par rapport à un répertoire d’action « contre démocratique » élargi 6, allant de la vigilance citoyenne au contentieux, de l’exercice du droit d’alerte à la critique radicale, de la négociation à l’action directe. Les choix opposés des « experts critiques » et des associations antinucléaires auxquelles ils adhèrent pourtant, l’ont illustré lors des débats publics sur les déchets nucléaires et la construction du réacteur EPR « tête de série ». Sur les nanotechnologies, la multiplication des forums sur les choix technologiques et leurs conséquences tente de prévenir l’apparition d’un nouveau « syndrome Ogm ». Il fut envisagé, sans suite, de confier à la Cndp l’organisation d’un débat public. Mais, comme sur le dossier nucléaire ou celui des Ogm, un activisme radical se déploie pour contester l’existence d’un monde commun que présuppose l’idée même de discussion publique. Le débat est dénoncé comme dispositif destiné à favoriser l’acceptabilité sociale des nanotechnologies sans offrir de prise réelle sur les processus de décision en cours.
Née des conflits d’aménagement, la Cndp doit aujourd’hui renouveler son ancrage dans la critique sociale pour retrouver sa légitimité. La dynamique d’élargissement et de remontée en amont de l’intervention du public dans les processus de décision qui a porté la création de la Cndp n’est sans doute pas sans fin. Mais elle doit être relancée à chaque époque où s’élargissent les enjeux associés aux projets d’aménagement. La montée des problèmes de santé environnementale, d’un côté, celle du droit au logement d’un autre, remettent aujourd’hui sur l’agenda le fonctionnement des procédures d’instruction des projets et les dispositifs de participation du public associés. Quelles possibilités seront données à la Commission de s’ouvrir à ces nouveaux champs où peut s’ancrer la démocratie participative ?
Mais un nouvel ancrage dans la critique sociale ne saurait dispenser la Cndp d’une définition plus positive de sa place dans le fonctionnement des institutions démocratiques. Or cette place est doublement contestée. De manière récurrente, les débats parlementaires ont montré la force de l’opposition entre participation et décision dans la culture politique française : la droite, sans exclusivité toutefois, y a constamment réaffirmé que le débat public relevait d’abord de la responsabilité et de la compétence des élus du suffrage universel, et elle a strictement encadré l’activité de la Cndp. La vive opposition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques à l’organisation du débat sur les déchets nucléaires confiée par le gouvernement à la Cndp pour préparer la loi de 2006, l’a illustré. La création de la nouvelle Cndp en 2002 n’avait d’ailleurs pas dérogé à la règle qui veut qu’en France, les lois sur la démocratie locale soient d’abord faites par les élus locaux pour les élus locaux. Mais si cette méfiance avait jusqu’à présent laissé l’initiative de la réforme à l’administration, le thème de la démocratie participative est aujourd’hui au cœur des projets politiques présidentiels pour 2007 et prend appui sur les initiatives conduites par les élus de gauche, notamment depuis le renouvellement des Conseils régionaux en 2005. Dans un espace politique saturé de références à la démocratie participative, quelle sera la place de la Cndp, autorité administrative sans légitimité à transformer les pratiques politiques ?
L’invention du débat public dans les conflits signalait l’émergence de nouveaux sujets politiques dont la pratique bouleversait la séparation classique entre le citoyen discutant abstraitement de l’intérêt général du projet en amont de la décision et le riverain consulté en aval sur les impacts de sa réalisation 7. L’institutionnalisation du débat a ouvert la participation à la décision à de nouveaux acteurs sociaux mais en en resserrant les usages autour de la question de l’acceptabilité d’enjeux dont la définition restait le monopole des maîtres d’ouvrage. Aujourd’hui, la capacité d’innovation de la Cndp se restreint. Elle est coincée entre la routinisation des pratiques de concertation, la radicalisation de la critique quand les enjeux globaux (changement climatique, exploitation du vivant, nanotechnologies) bouleversent les agencements sociotechniques sur lesquels s’appuie notre appréhension du monde commun, et la reprise par les élus de l’initiative en matière de démocratie participative. La réouverture d’un espace de pertinence politique dépend, à notre sens, de la capacité que se donnera la Cndp de contribuer à maintenir « le caractère toujours ouvert et “sous tension” de l’expérience démocratique » 8.
Son rôle sera de favoriser la multiplicité des usages du débat public et d’animer l’expérimentation collective de la démocratie participative, en renouvelant ses propres pratiques et en capitalisant celles qui se diffusent aujourd’hui hors de son initiative. Les riches enseignements de la conférence de citoyens conduite dans le cadre du débat public sur la politique des transports dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien – une expérience encore isolée et faiblement mise en valeur par la Cndp – s’inscrivent ainsi dans la continuité de la dynamique qui a fait naître le débat public pour donner aux simples citoyens une voix plus entendue dans les processus de décision. Pour renouveler son ancrage initial dans la critique sociale, la Cndp doit sans cesse maintenir ouvertes les épreuves de la représentativité des participants, les possibilités d’une formation délibérative de l’opinion collective, la circulation de la parole, l’organisation de la maîtrise collective des problèmes mis en discussion, la capacité d’initiative autonome des acteurs. Au risque de perdre toute utilité sociale, l’institutionnalisation du débat public ne doit pas éloigner la Cndp d’une volonté d’expérimenter les voies multiples de la démocratie participative.
Jean-Michel Fourniau
1 / . Serge Vallemont (dir.), Le débat public : une réforme dans l’État, LGDJ, 2001.
2 / . Marianne Ollivier-Trigalo et Xavier Piechaczyk, Évaluer, débattre ou négocier l’utilité publique ? Conflits d’aménagement et pratiques de conduite des projets – Volet 2 : Le débat public en amont des projets d’aménagement : un thème pour une communauté d’idée, Inrets, Paris, 2001, collections de l’Inrets n° 233.
3 / . Jean-Michel Fourniau, « Mésentente et délibération dans les conflits d’aménagement : l’expérience du débat public institutionnalisé », in J. Ion, C. Gillio et J.-P. Blais (dir.), Dynamiques associatives, environnement et cadre de vie, Meltt-PUCA, 2001, pp. 261-301.
4 / . Louis Simard, Laurent Lepage, Jean-Michel Fourniau, Michel Gariépy, Mario Gauthier, Le débat public en apprentissage, L’Harmattan, coll. Villes et entreprises, 316 p., 2006.
5 / . Sandrine Rui, La démocratie en débat. Les citoyens face à l’action publique, Armand Colin, 2004.
6 / . Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, Les livres du nouveau monde, 2006.
7 / . Jean-Michel Fourniau, « L’expérience démocratique des “citoyens en tant que riverains” dans les conflits d’aménagement », Revue européenne de sciences sociales, 136, lib. Droz, Genève, 2007.
8 / . Pierre Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique, Seuil, 2003, p. 27.