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La Convention a représenté un progrès décisif. Elle a permis, pour la première fois, un débat public, mêlant élus nationaux et européens, sur des sujets longtemps traités à huis clos : Que voulons-nous faire ensemble en Europe ? Quel doit être le rôle de l’Union européenne dans le monde ? Quelles institutions exige ce projet commun ? In fine, elle a proposé un texte de constitution qui, aux dires de son Président, M. Giscard d’Estaing, est « imparfait mais inespéré ». Il apporte en effet de nombreuses améliorations, notamment en dotant l’UE de la personnalité juridique et en créant un ministre européen des affaires étrangères.
Mais la Conférence intergouvernementale, où chaque État conserve son droit de veto, doit obligatoirement avaliser la constitution. Lors du Conseil européen de Bruxelles, le 13 décembre dernier, les chefs d’État et de gouvernement se sont séparés sans accord sur celle-ci. Les discussions sont suspendues. A ce stade, il est donc impossible de savoir ce qui va se passer. Comme dans le mythe de Sisyphe, le rocher hissé péniblement au sommet de la côte a dégringolé la pente… Dans le domaine de la politique étrangère, l’absurdité de la situation actuelle est frappante. Jamais les raisons de mener une politique étrangère européenne n’ont été plus évidentes. Jamais les attentes des citoyens n’ont été plus claires. Jamais les blocages n’ont autant joué contre l’intérêt européen. Après dix-huit mois de travaux fructueux à la Convention, nous voilà « revenus à la case départ ». D’où l’intérêt de tenter d’expliquer pourquoi nous avons besoin d’une politique étrangère européenne, de rappeler ce que la constitution propose et de réfléchir à ce qu’on peut faire en attendant qu’elle soit adoptée.
L’ironie du calendrier a voulu que le Conseil européen incapable de se mettre d’accord sur le projet de constitution soit justement celui qui ait adopté le premier document européen de stratégie, rédigé par Javier Solana. Ce document reconnaît l’existence de menaces et d’injustices qui mettent l’instabilité à nos portes. Le monde est devenu plus incertain. Les Européens, gavés de confort, aujourd’hui à l’abri de la guerre, ont un peu trop tendance à l’oublier. Longtemps centre de l’innovation intellectuelle et de la puissance politique, notre continent a perdu du terrain et continuera à en perdre dans les décennies à venir.
Les phénomènes communément désignés par les mots de mondialisation ou globalisation font apparaître une tension de plus en plus forte entre, d’un côté, l’interdépendance économique, culturelle, environnementale des différents peuples qui composent l’humanité et, de l’autre, le caractère inter étatique des relations internationales. Les seuls acteurs reconnus sont les États, souvent impuissants face à des intérêts économiques globaux et à des problèmes qui dépassent largement le cadre national. La souveraineté nationale, si souvent portée en étendard, a tôt fait de se transformer en « veto des autres » que l’on subit. Le développement de nombreux mouvements de rejet de la mondialisation (Attac, no global, etc.) reflète ce malaise de la démocratie : les citoyens sentent bien que le niveau de décision politique reconnu est inapproprié et qu’il n’existe pas un lieu de décision politique, démocratique, au niveau approprié. Sans compter que, dans bien des régions du globe, la désagrégation de l’État, due à des comportements prédateurs et autres formes de corruption, a abouti à la disparition des autorités publiques. Disparaissent alors à la fois les détenteurs du monopole de la violence légitime et les interlocuteurs potentiels des autres gouvernements.
Le rapport du groupe de travail « action extérieure », présidé par Jean-Luc Dehaene à la Convention, a clairement affirmé qu’« il est de plus en plus difficile pour les États membres pris individuellement d’influencer l’évolutionde la situation sur le plan international lorsqu’ils agissent seuls ». L’un des Pères du traité de Rome, Paul-Henri Spaak, le disait déjà avec humour : « En Europe, il n’y a plus que des petits États ; certains ne s’en sont cependant pas encore aperçu ». Il est intéressant de relever que le sentiment d’absence d’alternative nationale est très présent en Allemagne, le plus « grand » pays de l’Union.
Certains commentateurs trouvent banales la réconciliation franco-allemande ou la consolidation de la paix. L’Europe pacifiée offre pourtant au reste du monde, déchiré par la guerre, sinon un modèle, du moins une lueur d’espoir. Comme le rappelle le rapport Dehaene, « le processus d’intégration européenne a fait apparaître de nouveaux intérêts communs et de nouvelles valeurs communes dont la défense requiert une approche intégrée sur la scène mondiale ». Au fur et à mesure de l’intégration européenne s’est consolidé notre attachement à des valeurs (démocratie, État de droit, droits de l’homme et des libertés fondamentales, dignité humaine, solidarité, etc.). La perspective d’adhésion a permis de les diffuser en Europe centrale et orientale ; l’attraction de notre modèle de société s’étend désormais au-delà.
Enfin et surtout, l’intégration européenne constitue la première tentative aboutie de construire un cadre à la fois supranational et respectueux des États. Par sa seule existence – lorsqu’elle évite de se laisser aller à ses querelles intestines… – l’Union contribue ainsi à la création d’une nouvelle gouvernance mondiale. Lorsqu’on constate les limites du droit de veto au sein du conseil de sécurité des Nations unies ou à l’Omc, la justesse des raisonnements de Jean Monnet saute aux yeux. Il a imaginé la Haute autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ancêtre de la Commission, en analysant les raisons de l’échec de la Société des nations, en particulier l’absence d’autorité capable de définir l’intérêt général par delà les intérêts particuliers de chaque membre. En voyant les balbutiements de la justice internationale, on ne peut qu’admirer le travail de rapprochement juridictionnel supranational accompli par la Cour de justice de Luxembourg.
La constitution reconnaît à l’Union la personnalité juridique. C’est un pas décisif vers la conclusion d’accords entre celle-ci et des pays tiers ou l’adhésion de l’UE à des accords multilatéraux, c’est-à-dire son avènement en droit international.
La Convention a permis, plus largement, un débat autour du rôle de l’Union dans le monde. Pour nombre de Français, la réponse paraît aller de soi. Pour certains de nos partenaires (neutres, plus souverainistes ou hantés par le danger d’un directoire des « grands »), l’idée d’une Europe assumant des responsabilités globales était loin d’être évidente. L’émergence d’une conscience européenne vis-à-vis du monde extérieur est en cours. Là encore, l’évolution positive de l’Allemagne depuis une dizaine d’années aura été décisive.
Dans ce contexte, la Convention a essayé de proposer une synthèse entre les deux courants de pensée. Pour les premiers, la politique étrangère fait partie des attributs de la souveraineté nationale ; par nature, elle ne peut pas être « communautarisée », soumise à des procédures dans lesquelles la Commission aurait le droit d’initiative et la charge de représenter les intérêts communs. Dans cette optique, seul un rapprochement progressif des esprits sur le fond permettra d’envisager un jour (peut-être…), d’adopter d’autres procédures. Cette évolution – lente – est en marche, notamment grâce aux progrès accomplis dans la coopération entre gouvernements européens depuis la crise yougoslave (création du poste de Haut Représentant, occupé par Javier Solana, et du Comité politique et de sécurité, formation du conseil en charge des questions de sécurité).
Pour les autres, il ne faut pas faire de différence entre une politique étrangère et les politiques extérieures d’ores et déjà menées par la Commission, la politique commerciale externe par exemple. La force de l’Europe vient du caractère intégré des modes de décision et de représentation dont elle dispose dans certains domaines : si les Etats gardent tout leur pouvoir de décision au sein du Conseil, c’est un Commissaire qui la représente (à Cancun, c’était Pascal Lamy). Cette méthode a incontestablement fait ses preuves, elle devrait autant que possible être transposée à la diplomatie. Il est exact que, par exemple, les collaborateurs des membres du congrès américain (les « staffers ») ne connaissent en général rien de l’Union, si ce n’est la politique du Commissaire chargé des relations commerciales. A cet égard, il est dommage que les médias n’aient pas mieux rendu compte de l’extraordinaire bras de fer qui a récemment opposé la Commission à l’administration américaine sur l’acier et s’est conclu par une victoire européenne : Georges W. Bush a admis de retirer ses droits de douane extraordinaires, illégaux en regard des règles de l’Organisation mondiale du commerce, sous pression de l’UE. Les diplomaties nationales, éclatées, y seraient-elles parvenues ?
Le groupe Dehaene a eu la sagesse de comprendre la nécessité, à ce stade, de transcender cette opposition. Aussi a-t-il proposé des solutions permettant de progresser vers une politique étrangère intégrée, sans négliger pour autant les contraintes du présent.
La Convention a proposé de créer un poste de ministre des Affaires étrangères européen, « à double casquette » c’est-à-dire à la fois membre de la Commission (à ce titre, successeur de l’actuel Commissaire en charge des relations extérieures, Chris Patten) et président du Conseil des ministres chargé des questions de relations extérieures (à ce titre, successeur de Javier Solana) ; pour la première fois dans l’histoire de l’Union, une seule et même personne réunirait des fonctions « communautaires » et « intergouvernementales ». C’est à l’évidence un défi pour les candidats à ce poste et un pari sur l’avenir, lié à la conviction qu’à terme, l’Union devra être plus préoccupée de sa cohérence externe que des querelles inter institutionnelles. En tant que Vice-président de la Commission, ce Ministre coordonnerait l’action externe menée dans les domaines traditionnels de compétence communautaire (politique commerciale ; aide au développement, un domaine où l’UE est le premier donateur mondial; mais aussi action extérieure environnementale ou concurrence, tant il est peu de domaines où les décisions de la Commission sont sans incidence sur nos relations avec les tiers). En tant que président du Conseil des ministres « relex », le ministre serait un meilleur porte-voix des différentes sensibilités nationales. Le rapport Dehaene proposait de permettre le recours au vote à la majorité qualifiée sur proposition du ministre ; la plénière de la Convention n’est malheureusement pas allée si loin, privant ainsi l’innovation d’une grande part de son intérêt. La crise irakienne qui a éclaté pendant la Convention, a, il est vrai, aiguisé les positions des uns et des autres, rendant illusoire un passage à la majorité qualifiée en matière de politique étrangère, qui figurait portant dans la proposition franco-allemande de janvier 2003.
Parmi les points en suspens dans le dernier état du texte figure la répartition des tâches entre ce ministre et le Président permanent du Conseil européen. Dans la conception de Valéry Giscard d’Estaing, inspirée par la Ve République, il allait de soi que le Président du Conseil européen aurait un rôle à jouer en matière de politique étrangère. La Convention a ramené celui-ci à un rôle de « chairman », faiseur de compromis et président de séance. Le ministre devrait donc avoir les coudées plus franches. Celui-ci est censé disposer d’un service diplomatique constitué à partir des services diplomatiques nationaux et des délégations de la Commission à l’étranger. Un tel rapprochement serait très utile pour donner de l’UE à l’extérieur une image plus cohérente. Il exigera toutefois un énorme travail tant les corps diplomatiques sont marqués par des traditions nationales différentes.
En matière de défense, un autre groupe, présidé par le commissaire Michel Barnier, a accompli un énorme travail. Le projet de constitution contient ainsi des propositions innovantes : création d’une agence de l’armement, possibilité de déclencher des coopérations dites structurées à quelques-uns, clause de solidarité mutuelle reprise du traité de l’UEO. Dans ce domaine, la conférence intergouvernementale a parfait ce que la Convention avait entrepris : les concessions réciproques des Français, Allemands, Luxembourgeois et Belges et des Britanniques sur la création d’un état-major européen autonome dans les structures Otan ont permis de lever les vives objections des Américains. De tous les domaines défrichés par la Convention, la défense est sans aucun doute celui où l’accord des 25 est le plus remarquable. Un accord d’autant plus important qu’il n’est pas de politique étrangère crédible sans possibilité de s’appuyer en dernier recours sur des forces armées. L’UE avait déjà de nombreux instruments de « soft power » ; elle progresse dans l’acquisition de capacités de réaction militaires.
Après l’interruption des discussions, et au-delà de la question de la politique étrangère, deux écueils doivent être évités. Le premier est l’enlisement. Élargir sans approfondir est dangereux. Cela risque d’aboutir à une paralysie des institutions ; le refus d’une constitution «au rabais» est honorable mais il ne faut pas oublier que, si rien ne se produit, le traité de Nice, cote mal taillée, s’appliquera durablement. L’autre écueil est la précipitation : construire trop vite « autre chose » (groupe pionnier, noyau dur) mettrait fin à toute perspective d’accord à 25 sur la base du texte de la Convention. Ce renoncement serait regrettable, la présidence italienne n’ayant pas vraiment engagé la négociation. Le marché unique et l’Euro doivent aussi être préservés.
Un rapprochement entre la France et l’Allemagne a été beaucoup évoqué ces derniers temps. Pour des raisons historiques mais aussi à cause de leur poids politique et économique, les deux pays conservent une responsabilité particulière en Europe. La poursuite du projet des fondateurs est légitime. Mais leur leadership n’étant pas incontesté, encore faut-il qu’ils le fassent dans un état d’esprit pro communautaire. Dès lors qu’aucun accord définitif n’a été trouvé, le projet de constitution de juillet 2003 a un caractère éminemment précaire. Il serait toutefois intéressant d’envisager d’appliquer ce texte « par anticipation », à titre exploratoire, toutes les fois que cela est possible.
En matière de politique extérieure, le service diplomatique commun prévu par le projet de constitution suppose un travail considérable de rapprochement des diplomaties. La France, l’Allemagne peuvent ici servir de « laboratoire » de l’intégration, en liaison avec d’autres partenaires de bonne volonté. L’intégration de leurs missions aux Nations unies donnerait un signal de la direction dans laquelle l’Europe doit aller. De même, un rapprochement des deux représentations auprès de l’UE serait utile, tout comme le lancement de coopérations ad hoc avec la Commission dans des pays tiers (ambassade de France, ambassade d’Allemagne et délégations de la Commission). Des liens humains se tisseraient ainsi, facilitant un jour la naissance d’un service diplomatique européen. Une fusion des sièges allemand et français dans les enceintes multilatérales (Fmi, Banque mondiale, voire Oms et Bit), ou dans d’autres institutions spécialisées des Nations unies, anticiperait la représentation commune de la zone Euro prévue à terme par la constitution.
En même temps que ces mesures d’anticipation seraient mises en œuvre, la poursuite des négociations à 25 conserverait une chance d’aboutir. Si, comme le laissent entendre certains gouvernements, leur position se résume à « Nice ou la mort », il sera temps alors de passer à des réflexions de plus grande ampleur sur l’institutionnalisation d’une avant-garde ou sur une Union franco-allemande. C’est une œuvre de longue haleine. Comme l’a écrit Albert Camus, « il faut imaginer Sisyphe heureux »